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FTTH : Quand la Cour des Comptes se satisfait du fossé numérique entre villes et champs
La Cour des Comptes s'inquiète du coût du programme très haut débit français et préconise un abandon du tout fibre au profit de la montée en débit dans les campagnes trop couteuses à couvrir. La Cour aurait-elle la même idée si on la déménageait dans un village reculé du territoire ?
Dans un document envoyé à la presse aujourd’hui la Cour des Comptes s’inquiète de la dérive du programme très haut débit français : « si l’objectif de couverture intermédiaire (50 % en 2017) sera bien atteint, l’insuffisance du co-investissement privé compromet l’atteinte de l’objectif de 100 % en 2022 » indique ainsi l’institution de la rue Cambon.
Le problème n’est pas ce constat, mais le scandale de la solution à deux vitesses suggérée par la Cour des comptes. Les comptables de l’institution appellent l’État « à actualiser les objectifs, à mieux prendre en compte les technologies alternatives à la fibre optique jusqu’à l’abonné, afin de construire un “mix technologique” moins coûteux, et à intégrer un objectif de haut débit minimal pour tous ».
En clair, la Cour des Comptes s’assoit sur le principe d’égalité des citoyens face au numérique et préconise de mettre plus l’accent sur la montée en débit des réseaux existants et moins sur le développement d’un nouveau réseau moderne en fibre optique à l’échelle nationale. « Trop cher » estime la cour présidée par Didier Migaud, l’ex-rapporteur général du budget et président de la commission des finances (socialiste) de l’Assemblée nationale.
Après avoir analysé 47 projets territoriaux de déploiement en très haut débit couvrant la moitié de la population et le tiers du territoire, la Cour des Comptes estime que le déploiement initialement chiffré à 20 Md€ devrait en fait coûter 34,9 Md€. « Les 20 Md€ d’investissements publics et privés annoncés seront de facto largement dépassés et le programme d’équipement se déroulera sur une période bien plus longue. L’absence de cofinancement privé pour la construction des réseaux d’initiative publique (seulement 1 Md€ des 12 Md€ d’investissements engagés, pour 3 Md€ attendus) nécessite un concours des collectivités territoriales d’environ 6,5 Md€ jusqu’en 2022, très supérieur aux prévisions. Une impasse de financement de 12 Md€ des réseaux d’initiative publique est à prévoir au-delà de cette échéance » estime la Cour.
Ce que ne dit pas la Cour des Comptes est que cette situation est en partie liée à l'exaspération des collectivités territoriales des territoires ruraux. Frustrées par l'absence d'implication des opérateurs, beaucoup ont décidé d'investir massivement dans leurs propres réseaux RIP (réseaux d'initiative publique). A tel point que dans certains cas, des habitants de communes rurales seront desservis plus rapidement que certains abonnés des villes. La facture de ces RIP s'avère plus élevée que prévue - ce que note la Cour - car nombre de collectivités ont opté pour une couverture fibre à 100% et que les opérateurs des RIP (souvent filiales de groupes de BTP comme Bouygues ou Vinci, qui y voient un nouvel eldorado) y investissent moins qu'attendu. Mais rien ne dit que cet investissement ne sera pas rentable à long terme car les collectivités se retrouvent de facto propriétaires d'une infrastructure qu'elles vont pouvoir louer de façon rentable aux opérateurs internet au cours des 30 à 40 prochaines années.
La solution d'un internet à deux vitesses l'un pour les villes et l'autre pour les campagnes
La solution des Picsou de la rue Cambon à l'explosion des coûts est simple. : «La France a choisi de privilégier la construction de réseaux en fibre optique jusqu’à l’abonné en raison de leurs performances. D’autres solutions existent qui permettraient d’apporter du haut voire du très haut débit à des conditions de qualité satisfaisantes ». Bien sûr, La cour se garde de définir ces conditions de qualité et se garde aussi d'expliquer selon quel principe républicain un habitant des champs ne pourrait pas bénéficier des mêmes débits qu’un habitant des villes.
En fait, si l'on suit le raisonnement de la Cour, les solutions alternatives à la fibre ne sont pas légion. Elles sont même bien identifiées : Il est d'une part possible de faire de la montée en débit en utilisant le réseau cuivré existant et d'autre part possible de desservir des zones en très haut débit via des réseaux de transmissions hertziens (notamment via 4G/5G ou via Wi-Fi).
Ce sont pourtant ces solutions de montée en débit qu’une autre institution de la République, le Conseil de la Concurrence, avait torpillées dans un avis en 2010 : « L’Autorité recommande très vivement d’exclure du volet B [celui qui aide les collectivités à subventionner le déploiement du très haut débit dans les zones non rentables, N.D.L.R] les projets de montée en débit par modernisation du réseau téléphonique ; au-delà des limites que soulèvent ces projets sur un plan concurrentiel, en incitant les collectivités territoriales à les mettre en œuvre, l’Etat désinciterait l’opérateur historique à investir dans le FTTH ; l’objectif du programme doit rester le déploiement d’un nouveau réseau pérenne ». La même Autorité avait la même année dynamité les projets de montée en débit via la modernisation des sous-répartiteurs du réseau au motif que cette modernisation avantagerait France Télécom (une décision à l’époque scandaleuse qui avait condamné beaucoup de ruraux à des débits ADSL minables).
Outre les considérations financières, on peut aussi légitimement s’interroger sur le fait que la Cour n’ait cédé aux sirènes des opérateurs. Car la montée en débit DSL ou la mise en œuvre de la 4G et de la 5G pour la couverture très haut débit sont tout bénéfice pour les opérateurs en place. Elles leur permettent, en effet, de continuer à marger confortablement sur des technologies amorties ou en voie avancée d’amortissement, sans avoir à investir dans la construction d’un nouveau réseau. Dans un précédent article, j’expliquais ainsi que Free marge aujourd’hui à près de 25 % net sur ses activités xDSL et que les opérateurs en place n’ont souvent aucun intérêt à investir dans la fibre optique au vu de la rentabilité de leurs activités DSL. Dans un autre article, j'avais aussi souligné le double discours de l'ARCEP en matière de déploiement de la fibre
Déménageons la Cour des Comptes dans un village reculé pour voir si son avis restera le même
En 1974, lors du lancement du plan Delta LP, l’Etat avait donné son aval à une couverture homogène du territoire par un réseau de téléphonie moderne et numérique. Via un mécanisme de péréquation tarifaire, villes et campagnes avaient été également équipées. La République était alors une et indivisible jusque dans l’accès aux télécoms. C’est grâce à ce réseau de service public visionnaire que la plupart des français profitent aujourd’hui de connexions xDSL décentes.
Aujourd’hui, les comptables de la rue Cambon semblent avoir une tout autre idée en tête et semblent prêts à se satisfaire d’une situation à deux vitesses. La Cour suggère ainsi d’introduire « un seuil minimal de débit montant et descendant, en augmentant le recours aux technologies alternatives à la fibre optique jusqu’à l’abonné, en intégrant un objectif de pénétration du numérique dans les entreprises et en les alignant sur le terme des schémas directeurs territoriaux d’aménagement numérique (2030) ».
Ma suggestion est plus simple : déménageons la Cour des Comptes et ses salariés dans un petit village du fond de la Haute Loire, de la Creuse ou de l’Ardèche et voyons si après quelques mois à un régime de 2 ou 3 Mbit (voire moins), son opinion sera toujours la même…