« Nous faisons avec le Machine Learning ce qu’Apple a fait avec les appareils photo » (Alteryx)
Le fondateur d’Alteryx veut démocratiser les algorithmes. Dans cet entretien exclusif au MagIT, il explique tour à tour pourquoi il se voit en « Apple » du Machine Learning, sa position en France, et son analyse du marché analytique au sens large.
Londres – Dans cet entretien exclusif réalisé lors de l’évènement européen d’Alteryx (Inspire 19), le PDG et fondateur de l’éditeur – Dean Stoecker – est revenu sur ce qui fait pour lui l’intérêt d’une plate-forme analytique et de Machine Learning (ML) qui soit à la fois transversale (plutôt qu’incluse dans une solution CRM, HCM, etc.) et de bout en bout (plutôt qu’à destination des seuls Data Scientists).
Au cœur de sa stratégie, Dean Stoecker place ses espoirs dans l’avènement des « Citizen Data Scientists », ces utilisateurs métiers qui, grâce à des outils de ML automatisés, vont pouvoir utiliser peur eux-mêmes des algorithmes.
Le fondateur fait d’ailleurs la comparaison entre la démocratisation de la Data Sciences – via ses outils – et celle de la photo - via les smartphones qui ont multiplié le nombre de photographes et diminué les ventes de purs APN.
Dan Stoecker livre également son analyse sur le marché de « l’analytique avancée » – et n’hésite pas à se démarquer du très influent Gartner.
Enfin, il revient sur la dynamique d’Alteryx dans le monde et sur son (im)possible rachat par un plus gros éditeur. Bref, un entretien riche avec un président à la tête d’une société en pleine croissance. Et aux fortes ambitions françaises.
Analytique et Machine Learning transverses vs infusés
LeMagIT : Vous avez donné, à titre d’exemple de ML automatisé réalisé avec Alteryx, un modèle qui score les clients dans Salesforce. Salesforce vous dira qu’Einstein le fait déjà, et mieux que n’importe qui. Pourquoi réécrire un algorithme quand il est infusé et « prêt à l’emploi » dans une solution ?
Dean Stoecker : Deux réponses. Premièrement, Einstein… ce n’est toujours pas ça. Ces difficultés de Salesforces prouvent que l’analyse de n’importe quelles données est une chose difficile. Moi, quand je les ai vus signer avec [N.D.R. : IBM] Watson, je me suis dit que c’était mort. Normalement, Salesforce n’aurait jamais dû avoir besoin d’une telle alliance.
L’autre réponse, c’est qu’il est important pour un PDG d’avoir une plate-forme qui motorise l’analytique dans toute son organisation. Sinon, vous vous retrouvez avec un bout d’analytique dans Marketo, un autre dans votre HCM, un troisième dans votre solution ITSM, et ainsi de suite. Et cela ne résout pas vos problèmes analytiques. Du tout.
Le but n’est plus d’avoir plus de fonctionnalités dans une solution… c’est d’avoir plus de capacités dans une plate-forme. C’est la seule manière de réussir une transformation « data driven ».
Si quelqu’un veut faire de l’analytique dans Salesforce, il se rendra vite compte que c’est beaucoup plus facile avec Alteryx. Pourquoi ? Parce que vous ne voulez pas seulement analyser vos données CRM. Vous voulez les comparer et les croiser à vos données dans Marketo, à vos données dans ERP, etc.
C’est pour cela que je ne crois pas à une approche analytique liée à un éditeur [N.D.R. : de solution] unique. Vous avez certainement du ServiceNow, du Workday, un CRM, etc. Et vous aurez aussi besoin d’un « liant » analytique entre ces solutions.
Analytique et Machine Learning de bout en bout vs spécialisés
LeMagIT : Parlons de la position d’Alteryx sur le marché si vous le voulez bien. Je comprends bien que pour vous, il faut avoir une plate-forme analytique « au-dessus » (« on top ») des outils opérationnels, plutôt qu’infusée dedans. Mais qu’est-ce qui vous différencie de vos concurrents – comme SAS, TIBCO, RapidMiner, etc. – qui disent exactement la même chose ? Pourquoi les clients vous choisiraient-ils plutôt qu’eux ?
Dean Stoecker : Eh bien, disons que les produits que vous citez… je les considérerais comme des outils prédictifs « historiques » [N.D.R. : « legacy »] ; ils s’adressent principalement aux statisticiens confirmés.
Il ne fait aucun doute que SAS a une empreinte très forte sur le marché. Mais il y a aujourd’hui des employés qui viennent de sortir de l’université et qui laissent SAS pour du R ou du Python.
Cette modernisation passe par l’open source. Et il faut leur proposer une plate-forme facile à utiliser. Ce que nous avons créé est un exemple typique d’innovation disruptive – comme l’a décrit Clayton Christensen. Cela signifie s’adresser à un nouveau type d’utilisateurs, avec de nouvelles pratiques [N.D.R. : analytiques].
C’est un peu comme ce qu’a fait Apple avec les appareils photo – pas avec les téléphones… mais avec les appareils photo.
En 2009, il se vendait quelque chose comme 120 millions de reflex numériques. Je pense que l’année dernière, il y en a eu moins de 20 millions. Pour autant, il y a 3 milliards de nouveaux photographes partout dans le monde. C’est parce qu’Apple a créé une technologie qui permet à un plus grand nombre de personnes d’accéder à une ancienne pratique, et de faire de meilleures photos [rire].
Nous faisons la même chose [N.D.R. : avec l’analytique]. Le Dr Goodnight de SAS a fait quelque chose de très important. Il a fait prendre conscience de l’importance de la Data Science, aussi bien pour les entreprises que pour la société en général. Tout ce que nous faisons, c’est reprendre cette idée et de dire : « si c’est bon pour les deux millions de statisticiens professionnels [dans le monde], ça devrait être encore plus génial si on mettait cela dans les mains de 47 millions d’analystes métiers [intéressés par le potentiel des algorithmes], les Citizen Data Scientists ». Mais on en revient à l’opposition entre une solution spécialisée et une solution transverse comme la nôtre.
Évolution du marché du Machine Learning et de l’Analytique
LeMagIT : Le MagIT vous posait cette question de la concurrence parce que dans le Magic Quadrant de Gartner de l’an dernier, Alteryx figurait parmi les Leaders. Cette année, vous êtes dans les Challengers. Dans le même temps, SAS – qui était dans les acteurs de niche – est repassé leader. Êtes-vous d’accord avec ce classement très mouvant et comprenez-vous pourquoi Gartner a décidé, en quelque sorte, de vous rétrograder ?
Dean Stoecker : Je dirais que les critères du Magic Quadrant changent chaque année. Ce que je sais, en termes d’exécution, c’est ce que les achats des clients sont un critère plus important pour moi que ce que considère Gartner. Et sur ce point, SAS, par exemple, ne progresse plus. Plus du tout même. Au contraire, s’il devait y avoir une tendance, c’est qu’ils reculent.
Nous, nous avons une croissance de +50 %. Ce qui dit Gartner est toujours intéressant. Mais ce qui est encore plus intéressant pour moi, ce sont les résultats réels, chez les clients.
LeMagIT : Qui sont les véritables concurrents d’Alteryx aujourd’hui ? Ceux que vous voyez le plus souvent en face de vous en « short list » ?
Dean Stoecker : Tous ceux qui sont dans les Magic Quadrant de la Modern BI et de l’analytique
LeMagIT : Même Qlik, PowerBI ou Tableau (qui est un de vos partenaires) ?
Dean Stoecker : Je pense que les gens peuvent nous percevoir d’une certaine manière comme leurs concurrents [N.D.R. : notamment sur la Data Prep]. Mais ceux que vous citez sont tout en haut de la pile analytique. Je peux faire un dessin ? [Il dessine un rectangle avec des strates égales].
La plupart des gens pensent que la valeur apportée par les nouvelles technologies est uniformément répartie sur les différentes strates de la pile analytique : la couche de persistance, la couche bus de service, la couche ETL, la couche ML et la couche de consommation de l’analytique.
La réalité, c’est que pour faire ce qu’Alteryx fait, vous auriez besoin des meilleurs outils dans chacun de ces domaines. Et puis il faudrait que vous leviez toutes les frictions entre eux. Et ensuite, il faudrait mettre le résultat entre les mains d’analystes métiers qui ne connaissent rien à tous ces trucs-là.
En fait, la pile analytique ne ressemble pas à cela (même si malheureusement, beaucoup de gens pensent que c’est comme ça). La pile technologie analytique ressemble à ça. [Il dessine un sablier].
Regardez ce qui s’est passé depuis dix ans : toute la modernisation a eu lieu ici [en haut] et ici [en bas].
Il y a des tonnes de nouveaux acteurs dans les couches de « persistance des données ». En bas, vous avez tous les fournisseurs d’Hadoop qui sont apparus… et qui ont disparu. Tous les moteurs In-Memory. Tous les Greenplum, Pivotal, Redshift ou Snowflake. Il y en a pléthore.
En haut [N.D.R. : dans la consommation de l’analytique par l’utilisateur final], le premier à changer les choses a été Qlik, puis est venu Tableau, et après Power BI. Mais aujourd’hui, ils plafonnent à un milliard de dollars. Parce que le goulot d’étranglement de l’analytique est là [N.D.R. : il montre le milieu du sablier]. Nous sommes le seul éditeur qui ait décidé de moderniser ce goulot analytique.
LeMagIT : Le seul ?
Dean Stoecker : Le seul. Tous les autres [dans ce cette partie centrale] apportent des réponses cantonnées à un problème plutôt qu’une plate-forme complète [avec une réponse de bout en bout].
LeMagIT : J’ai vu sur l’une de vos présentations qu’Alteryx était un partenaire de Databricks. Je pensais, comme le Gartner d’ailleurs, que vous étiez concurrents ?
Dean Stoecker : Non, justement, nous ne les voyons pas comme des concurrents. J’étais avec le PDG de Databricks avant-hier [N.D.R. : entretien réalisé le 15 octobre 2019]. En fait, nous avons même un « Spark Direct Connector ».
Ils sont très axés cloud. Ils sont très Spark. Nous estimons que ce que fait Databricks est très utile, ils vont résoudre un tas de problèmes difficiles, mais pour une communauté de statisticiens confirmés. Ils ne font pas ce que nous faisons.
Alteryx en France
LeMagIT : Le manque de notoriété d’Alteryx en Europe est-il un défi ? Pour être honnête, quand on parle d’Alteryx en France, beaucoup répondent encore « qui ? »
Dean Stoecker : Non, plus vraiment. En fait, la France est même l’un de nos marchés les plus dynamiques. Nous avons une vingtaine de personnes à Paris, en seulement 18 mois de présence [N.D.R. : en novembre, Alteryx fêtera la première année officielle de son bureau français]. Nous avons près de 30 personnes à Munich. Nous en avons 25 à Singapour et bientôt 35.
LeMagIT : Vous ouvrez des bureaux, certes, mais est-ce à dire qu’il n’y a plus de problèmes de notoriété ?
Dean Stoecker : Nous constatons la même chose un peu partout dans le monde. Il y a des acteurs locaux qui ont une influence locale, comme Dataiku en France. Mais nous n’avons pas vraiment de problème [de notoriété mondiale]. Je dirais même que le problème est inversé. Nous voyons Dataiku en Europe et au Moyen-Orient. Mais pas du tout aux États-Unis. Je pense que c’est plutôt eux [les acteurs locaux] qui ont plus gros défi géographique que nous.
D’ailleurs l’une des raisons principales pour lesquelles nous sommes entrés en bourse (IPO) en 2017, c’est que nous savions que la notoriété de la marque allait être importante… Et cet IPO nous a donné de la notoriété.
Cible d’une OPA ?
LeMagIT : Maintenant que vous êtes coté, n’avez-vous pas peur d’une OPA et d’être racheté par une grande entreprise comme Google ou autre ?
Dean Stoecker : Être acheté par eux ? [Il sourit]
LeMagIT : Oui, ils aiment tous beaucoup acheter en ce moment…
Dean Stoecker : Eh bien, je pense que la plupart de ces entreprises n’ont pas encore compris la valeur d’une plate-forme comme la nôtre.
Leur chance aurait été de nous racheter avant que nous ne rentrions en bourse. Aujourd’hui, c’est presque impossible pour eux de le faire (NDR : à date de publication, la valorisation d’Alteryx est de 6,45 milliards $. En guise de comparaison, Salesforce a payé Tableau 16 milliards cette année et, par le passé, SAP et IBM ont chacun mis 5 milliards pour BO et Cognos. Le prix d’Alteryx est donc élevé, mais il reste accessible à ces géants aux poches pleines).
Et puis je n’ai pas l’intention de vendre ! Nous n’en sommes qu’à la première manche d’une longue partie et je pense que nous allons être les bénéficiaires naturels de la démocratisation de la Data Science et de l’émergence « des Citizen Data Scientists ».