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Les nouvelles formes du logiciel propriétaire
Dans cet article, Thierry Carrez, vice-président de l’ingénierie de l’OpenStack Foundation invite à la réflexion. Brandi haut et fort par beaucoup d’entreprises, quitte à en faire un argument marketing, contrôlé par une unique entreprise, le nouvel open source a modifié les frontières bien définies d’un mouvement logiciel. Faut-il re-définir le vrai open source pour le préserver ?
A l’origine de l’informatique, tous les logiciels étaient libres. Le logiciel était spécifique à la tâche à effectuer, écrit directement pas l’utilisateur, et intimement lié au mainframe qui le faisait tourner. Il n’y avait donc que peu d’intérêt à en garder le code source secret. Le logiciel propriétaire apparaît avec le développement de la micro-informatique : la réutilisation de code commun au travers d’une plateforme de masse (le PC) par des utilisateurs non-spécialistes permet un nouveau business model. Le concept de logiciel libre apparaît durant ces mêmes années, en réaction à cette évolution vers une privatisation du logiciel.
20 ans plus tard, le paysage a bien changé. Si le logiciel propriétaire reste utilisé par le grand public, le logiciel libre a fait valoir ses indéniables avantages dans une utilisation plus professionnelle : coût, sécurité, maintenance à long terme, absence de lock-in, capacité à corriger directement des problèmes… Au-delà de ces bénéfices immédiats, la possibilité d’influer sur l’évolution future du logiciel, en y contribuant directement, donne une grande flexibilité d’adaptation à ses besoins à venir. A l’heure où le logiciel s’infiltre partout, le logiciel libre joue un rôle clé dans la transformation digitale des entreprises, et tout le monde fait de l’open source. Même Microsoft, l’entreprise qui a transformé le concept de logiciel propriétaire dans les années 80 en un business florissant, se transforme en chantre de l’open source aujourd’hui.
Les acteurs de l’open source ont gagné. Mais en se reposant sur leurs lauriers, ils n’ont pas vu venir les menaces suivantes. Le logiciel libre n’a pas tué le logiciel propriétaire, il l’a juste forcé à évoluer. Aujourd’hui sous le label « open source » on trouve de tout : quelques vrais projets communautaires ouverts à toutes les contributions, mais le plus souvent des projets étroitement contrôlés par des sociétés voulant garder le monopole de leur commercialisation, voire de simples publications périodiques de code juste pour obtenir le label, sans volonté d’accepter de contribution.
Historiquement, dans sa définition, le logiciel libre (tout comme l’open source) s’est uniquement focalisé sur les droits de l’utilisateur avec le code source produit final, via un système de licences. Il ne requiert rien de particulier sur la manière dont ce produit est fabriqué. Or pour réellement présenter l’ensemble des avantages mentionnés plus haut (avantages qui lui permettent d’être supérieur au logiciel propriétaire), il doit être produit de manière ouverte, par une communauté indépendante de toute entreprise particulière.
On voit bien qu’aujourd’hui le label « open source » ne suffit plus, et qu’il faut inventer une nouvelle taxonomie, à l’intérieur de l’« open source », décrivant comment le logiciel est produit et permettant de clairement comprendre quels logiciels présentent l’ensemble des avantages généralement associés avec l’open source. C’est à ce prix qu’on pourra distinguer les logiciels vraiment libres des logiciels propriétaires déguisés en libre.
Les fournisseurs de service « cloud » présentent une autre forme d’adaptation au succès du logiciel libre. Ceux-ci, Amazon Web Services en tête, se chargent de déployer pour vous des logiciels libres (tout en gardant le code qui leur permet de le faire propriétaire) et vendent l’accès à ces services. Cette situation a créé une levée de boucliers de la part de start-ups open source qui entendaient utiliser un hébergement cloud comme business model. Celles-ci ont donc lancé une campagne visant à introduire de nouvelles licences, licences qui permettraient d’empêcher (ou de taxer) tout concurrent vendant un service d’hébergement du logiciel.
Mais cette opposition est vouée à l’échec. Tout d’abord parce qu’elle s’attaque à un des piliers de la définition du logiciel libre, qui est l’absence de restriction à l’utilisation. En introduisant ces nouvelles licences (et en cherchant plus ou moins subtilement à les faire confondre avec des licences libres), ces sociétés se sont attiré les foudres de l’OSI (Open Source Initiative), qui défend cette définition depuis plus de 20 ans. Elles ont répliqué en attaquant la légitimité de l’OSI à définir « open source », poussant cette dernière à lancer un appel public réaffirmant cette définition.
Au-delà de cette querelle, cette opposition est basée sur l’idée fausse que le logiciel libre appartient à une entreprise en particulier. Ces sociétés, et les capital-risqueurs derrière elles, cherchent à avoir le beurre (tous les bénéfices que cela leur apporte le label « open source » en termes de marketing et de contributions) et l’argent du beurre (l’intégralité des bénéfices résultant de son exploitation). Mais c’est impossible : en choisissant une licence libre, ils ont abandonné leur droit à un contrôle complet. Au final, ces géants du web qu’ils cherchent à contraindre ont plus de chances de lancer leur propre version du logiciel (après un « fork » du logiciel libre original) que d’accepter les termes d’une nouvelle pseudo-licence. Et alors tout le monde perd.
Le monde du logiciel est en constante réinvention, et gare à celui qui s’endort sur ses lauriers. De la même manière que le logiciel libre a dérangé le modèle du logiciel propriétaire, le cloud a dérangé le modèle du pseudo-logiciel libre réservé à une entreprise en particulier. Au lieu de s’arc-bouter sur un modèle désuet et de chercher à redéfinir « open source » de manière à le préserver, les acteurs du libre feraient bien de penser à la disruption suivante. Et celle-ci pourrait bien passer par l’adoption massive de l’infrastructure ouverte : au lieu de laisser les technologies cloud à une poignée de géants du web, fournir des ressources d’infrastructure de manière plus distribuée et rendre à leur tour ces géants et leur business model obsolètes.