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« L’IA générative aura le plus d’impact dans la santé » – Kimberly Powell, Nvidia – (2/2)
Dans cette seconde partie de son entretien avec LeMagIT, Kimberly Powell, vice-présidente et directrice générale de l’activité Healthcare chez Nvidia, explique pourquoi, selon elle, l’IA générative et l’IA en général sont amenées à changer en profondeur les parcours de santé ainsi que la recherche biologique et médicamenteuse.
Après avoir raconté comment Nvidia s’est positionné sur le secteur de la santé en misant d’abord sur l’imagerie médicale, puis sur la computer vision, Kimberly Powell entrevoit que l’avenir du groupe dans le domaine sera porté par l’IA générative. La vice-présidente identifie plusieurs cas d’usage non pas pour remplacer, mais pour permettre aux médecins et aux infirmiers de mieux se concentrer sur les patients. Dans la recherche biomédicale et l’industrie pharmaceutique, l’IA ouvre depuis quelques années un champ des possibles. Kimberly Powell évoque l’émergence d’une nouvelle catégorie d’acteurs, les « techbios », des startups souhaitant gagner du terrain sur les biotechs et les acteurs de l’industrie pharmaceutique.
Ce phénomène oblige les firmes pharmaceutiques à s’adapter rapidement afin qu’elles aussi exploitent pleinement les données à leur disposition. Dans un même temps, la vice-présidente de Nvidia estime que les instituts de recherche, dont Pasteur, ainsi que les investisseurs ont un grand rôle à jouer dans l’émergence des soins de santé augmentés à l’IA.
LeMagIT : À vous entendre, le domaine de la santé paraît clé pour Nvidia. Pourquoi ne bénéficie-t-il pas de son propre segment dans le bilan financier de l’entreprise, comme le gaming, l’automobile ou le data center ?
Kimberly Powell : La manière dont j’ai décrit notre entreprise vous permet de comprendre pourquoi. En tant que directrice des produits ciblant le domaine de la santé, j’exploite tout ce que nous avons fait pour l’IA, qui exploite tout ce que nous avons construit pour l’informatique accélérée jusqu’au GPU. Et non l’inverse. Lorsque nous abordons les secteurs d’activités, nous en parlons dans notre segment « centre de données ». Le segment automobile est légèrement différent. Nous construisons des puces et des systèmes spécifiques aux voitures. Et c’est vraiment l’exception qui confirme la règle. Si j’ai beaucoup de succès, vous verrez que le secteur de la santé disposera de son propre segment dans notre bilan financier. C’est mon objectif. D’ailleurs, il y a toutes les raisons de croire que ce sera le cas, car l’IA générative aura le plus d’impact dans la santé, point.
Kimberly PowellVice-présidente et directrice générale, Healthcare, Nvidia
Les cas d’usage de l’IA générative dans la santé
LeMagIT : Nvidia a entraîné plusieurs modèles d’IA et d’IA générative consacrés aux domaines de la santé et des sciences de la vie. Google a présenté Med-PaLM 2. Quels sont les cas d’usage de l’IA générative qui intéressent Nvidia et ses clients ?
Kimberly Powell : Reprenons l’analogie avec les systèmes de vision et de communication humains (cf., la première partie de l’entretien, N.D.L.R). L’IA générative est très importante pour l’imagerie médicale. La reconstruction d’images à partir de données de capteurs se fera désormais de manière générative. Il existe de nouvelles applications de vision par ordinateur, appelées « vision transformers », qui permettent d’utiliser en entrée un jeu de données en 3D, un scanner d’un être humain, et d’obtenir en retour une image parfaitement segmentée. Aucun humain n’a eu à y toucher. Par exemple, cela permet d’identifier une tumeur et d’en connaître la taille. C’est la base essentielle pour comprendre en aval ce qui se passe dans le corps du patient. L’IA générative aura un impact considérable dans l’imagerie médicale. Voilà pour le système de vision.
Concernant le système de communication, le langage naturel : Au cours des deux dernières décennies au moins, nous avons numérisé les dossiers médicaux. Nous rédigeons des documents qui sont conservés dans les archives. Si nous avons la capacité d’observer toutes les données du monde réel collectées dans un modèle comme un modèle GPT, nous allons transformer la prestation des soins de santé dans son ensemble.
Il y a premièrement un aspect opérationnel. De nombreux médecins doivent passer beaucoup de temps à résumer l’état de santé du patient, enregistrer cela dans un système informatique, expliquer les traitements, justifier les ordonnances et comment les associer au processus d’assurance, etc. C’est laborieux et cela réduit le temps passé auprès des patients.
Deuxièmement, il y a l’aspect informationnel. Quand vous pensez aux docteurs, vous pensez à ceux qui ont 30 ans d’expérience comme étant les plus spécialisés et les plus expérimentés dans un domaine donné. C’est parce que plus ils voient de patients, plus ils développent leur propre compréhension et leurs propres connaissances. Nous avons désormais la capacité de rassembler tout cela dans un modèle d’IA unique. Et un médecin peut l’interroger, chaque fois qu’il en a besoin. Au lieu de ne consulter qu’un ou deux confrères pour obtenir un deuxième avis, il ou elle pourrait obtenir des millions d’avis de pairs. Imaginez que vous soyez un patient atteint d’une maladie très rare. Comment pourriez-vous trouver ce deuxième avis ?
LeMagIT : Si c’est une maladie rare, il est peu probable qu’il existe des milliers d’avis médicaux.
Kimberly Powell : Oui, mais vous trouverez toutes les recherches qui existent et vous pourrez prendre des décisions en conséquence. Les infirmières et infirmiers pourraient également en profiter. Ils travaillent dans des situations très stressantes, ils doivent calculer les doses médicamenteuses et réagir rapidement. Souvent, un patient doit prendre plusieurs traitements à la fois : ce n’est pas évident de savoir comment les molécules prescrites interagissent. Ou encore, un patient peut voir son état se dégrader soudainement. Comment savoir exactement quoi faire dans ces situations ? Imaginez qu’ils et elles aient accès à ce deuxième avis à travers un agent conversationnel.
Un autre domaine où l’IA générative pourrait avoir un grand impact, c’est la découverte de médicaments. L’industrie pharmaceutique est gigantesque, elle doit faire face à de nombreux enjeux. Elle représente environ 1 500 milliards de dollars. Cela coûte deux milliards de dollars et cela réclame dix ans de travail pour mettre un médicament sur le marché.
Ce qui se passe aujourd’hui, c’est que les sociétés de recherche de médicaments doivent recueillir toutes les données. Comme nous numérisons les dossiers médicaux, nous numérisons actuellement la biologie avec une résolution et une compréhension considérables. La génomique est bien sûr l’une d’entre elles. Nous pouvons séquencer le génome entier très rapidement, mais cela réclame encore beaucoup de temps pour interpréter les variantes.
En essence, si vous pensez à la représentation du génome, il ne s’agit que de lettres, A, T, C, G, réparties sur une séquence de 3 milliards de lettres. Ce n’est pas si différent que de comprendre et de prédire le prochain mot dans une phrase. Évidemment, il faut des outils spécifiques au domaine : la nature même des données, la manière dont elles sont structurées fait qu’elles ne peuvent pas exactement être traitées comme une phrase lambda. Les modèles d’IA sont différents, la façon dont ils sont architecturés, les couches et tout le reste sont différents. Mais ce qui est incroyablement puissant, c’est cette capacité des modèles GPT à chercher et à trouver des informations situées de part et d’autre d’une séquence de mots ou de lettres. La même chose peut être appliquée avec les 21 types d’acides aminés qui composent les protéines.
Le troisième aspect d’application, c’est la chimie, qui dispose de son propre langage, appelé SMILES (Simplified Molecular Input Line Entry Specification, N.D.L.R). Il est composé de symboles, des caractères ASCII, qui décrivent la structure des molécules chimiques. Nous pouvons donc intégrer et encoder toutes les informations que nous connaissons sur la chimie et la biologie dans ces modèles d’IA.
LeMagIT : Pourquoi est-ce si important ?
Kimberly Powell : L’espace chimique, c’est-à-dire l’ensemble qui présenterait un intérêt pour la découverte de médicaments est estimé contenir 10^60 molécules organiques. C’est un nombre plus grand que le nombre estimé d’étoiles dans l’univers.
En outre, la connaissance du repliement des protéines, c’est-à-dire la forme d’une chaîne d’acides aminés qui constitue une protéine, est essentielle dans la recherche médicamenteuse. Cette forme détermine la fonction de la protéine. Lorsqu’une protéine présente dans un corps humain se replie mal, c’est à ce moment-là qu’elle va dire à l’organisme de faire quelque chose de mal. Tout le jeu est de trouver la protéine ou la molécule qui empêche ce phénomène.
Avant le projet AlphaFold de DeepMind, la structure de 170 000 protéines uniques avait été déterminée. Grâce au deep learning, entre 2020 et 2022, DeepMind a prédit 200 millions de structures de protéines. Avant cela, il fallait une machine coûtant 5 millions de dollars, des experts scientifiques et vous découvriez quelques structures par an.
C’est à ce moment que le monde de la biologie a compris que le machine learning, le deep learning et l’IA générative seraient importants. De notre côté, nous développons des modèles pour contribuer à la recherche – mais peut être plus important encore –, pour comprendre le processus de construction de ces modèles et partager ce savoir avec la communauté. Il s’agit d’aider ce secteur à utiliser les bonnes ressources pour accélérer les découvertes.
La plupart ne nous attendent pas. Le nombre d’articles de recherche qui témoignent de l’usage d’outils d’IA croît de semaine en semaine.
Kimberly PowellVice-présidente et directrice générale, Healthcare, Nvidia
Il y a beaucoup de startups. Elles ont donc en quelque sorte inventé une nouvelle catégorie d’entreprises. Au lieu de biotechs, on les appelle les techbios. Le terme Techbio signifie qu’elles sont data-driven, qu’elles utilisent l’IA à grande échelle.
L’émergence des « techbios » et de la recherche médicamenteuse « data-driven »
LeMagIT : Qu’est-ce que cela implique pour les « biotechs » et les grands groupes pharmaceutiques ?
Kimberly Powell : Il y a des milliers d’entreprises sur le marché. Le niveau de maturité est donc très divers. Au cours des dernières décennies, elles ont exploité la simulation, mais cela ne suffit pas en soi. La simulation intervient en quelque sorte après avoir compris la biologie, après avoir trouvé quelques idées de molécules. Ensuite, elles essaient d’en simuler le comportement.
Kimberly PowellVice-présidente et directrice générale, Healthcare, Nvidia
L’IA peut affecter chaque étape du processus de découverte de médicaments de manière significative. Je prédis donc que toutes les entreprises technologiques, biotechnologiques et pharmaceutiques utiliseront ces outils tout au long du processus. Et ce n’est pas seulement le cas pour la découverte de médicaments, mais c’est là que nous nous concentrons en ce moment, parce que c’est un domaine qui porte ses fruits.
Cela concerne également la phase clinique. L’un des problèmes des projets de recherche de médicaments, c’est qu’il échoue dans 90 % des cas. Ces échecs sont en partie dus à la disponibilité des bons patients et l’optimisation des phases d’essais. Grâce à l’IA, elles sont susceptibles de mieux sélectionner les cohortes de patients. AMGEN a développé un outil qui permet de réduire de moitié le temps de recrutement des patients, de 18 à 9.
LeMagIT : Percevez-vous des différences majeures entre l’Amérique du Nord et l’Europe en la matière ?
Kimberly PowellVice-présidente et directrice générale, Healthcare, Nvidia
Kimberly Powell : Je pense que la principale différence est que la capacité à financer les entreprises pour que ces approches puissent prospérer est un peu plus forte aux États-Unis. Il faut vraiment que les sociétés de capital-risque et l’industrie investissent dans ce domaine, parce qu’il est évident que cela aura un impact énorme.
Ensuite, je pense que chaque pays commence vraiment à réfléchir à la manière dont cela s’applique à son propre système de santé. Chacun d’entre eux est différent.
C’est pourquoi je pense que ce type d’initiatives peuvent fleurir au niveau des instituts de recherche publics. Des organismes comme l’Institut Pasteur ont un rôle énorme à jouer, car ils ont déjà établi les fondations pour générer toutes les données nécessaires au déploiement de l’IA. L’IA découle de données, de méthodes et d’ordinateurs : ces trois éléments existent actuellement.
Alors qu’attendons-nous ? Parce que les patients ne peuvent pas attendre un jour de plus.
À lire aussi la première partie de cet entretien consacré aux débuts de Nvidia dans les domaines de la santé.