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Portrait de l’ERP en France : les acteurs locaux, SAP, Oracle et l’avènement du « DOP » (Forrester)
Pour Liz Herbert du Forrester, les ERP locaux ont une carte à jouer face à Oracle et SAP – dont elle évalue les dynamiques respectives en France. Le tout dans un contexte où le concept de Digital Operation Platform fait évoluer l’ERP.
Dans la première partie de cet entretien avec Liz Herbert, VP & Principal Analyst chez Forrester, l’analyste dressait un tableau des offres ERP en France, soulignant que la part du cloud est souvent surestimée.
Dans cette deuxième partie, elle revient plus en détail sur les dynamiques des deux frères ennemis SAP et Oracle en France ; ainsi que sur la place qui reste aux éditeurs locaux d’ERP, plus petits, mais qui auraient toujours une belle carte à jouer.
LeMagIT : Comment expliquez-vous que, avec tous les avantages du SaaS que vous venez d’exposer, il y ait moins de 50 % des nouveaux achats en ERP cloud ? Qu’est-ce qui fait que les clients français ne veulent pas aller plus massivement dans le cloud ?
Liz Herbert : Parce que les solutions matures ne sont pas toutes disponibles dans une version cloud.
Comme je l’ai dit, SAP – qui est très populaire en France – a toute une gamme de produits ERP [N.D.L.R. avec différentes maturités cloud]. Business byDesign – son concurrent de NetSuite chez Oracle – est totalement cloud. Mais pour son nouvel ERP phare (S/4HANA), il y a plusieurs options. Et beaucoup de clients réalisent que la version sur site est la plus flexible.
Liz HerbertForrester Research
Pour beaucoup d’entreprises qui utilisent déjà du SAP et qui veulent passer à S/4HANA, la version on-prem est plus proche de ce qu’ils ont aujourd’hui. Ils ne peuvent pas faire autant de choses s’ils choisissent la version SaaS. Il y a un choix à faire sur le plan des fonctionnalités. C’est le premier point.
Deuxième point, il y a encore parfois des questionnements sur la sécurité, sur la localisation des données, sur la conformité. Même si, dans bien des cas, ces mêmes sujets peuvent être un avantage pour le cloud. Tout n’est jamais blanc ou noir. Souvent, le SaaS est plus sûr que ce que n’importe quelle entreprise, n’importe où dans le monde, est capable de faire « sur site ». Donc, même si les clients disent que la sécurité est une préoccupation, cela ne s’est pas révélé être une objection pertinente si vous regardez le niveau de sécurité que les principaux acteurs du SaaS sont capables d’offrir.
Et troisième point : il y a un biais culturel avec le cloud. Partout dans le monde – et pas seulement en France… mais aussi en France – il y a, comme vous l’avez dit [N.D.R. dans la première partie de l’échange], des DSI qui aiment pouvoir garder le contrôle. Ils aiment posséder leur IT. Et donc, ils ne sont pas toujours ouverts au cloud.
LeMagIT : Qu’en est-il des préoccupations juridiques (CLOUD Act, etc.) ? Sont-elles des irritants pour l’adoption du cloud ? Est-ce une réalité que vous voyez ou est-ce une simple lubie de journaliste ?
Liz Herbert : Oui, c’est une réalité ; dans le sens où cela a poussé les éditeurs d’ERP à ouvrir progressivement plus de centres de données et à étendre leur stratégie d’infrastructure.
Prenez NetSuite. Pendant longtemps, leur grand centre de données était aux États-Unis. Maintenant, sous l’égide d’Oracle, ils changent et migrent sur OCI ; et ils en retirent plus de flexibilité à l’échelle mondiale.
Liz HerbertForrester Research
Parlons juste un instant de Salesforce – ce n’est pas un ERP, mais c’est le plus gros éditeur SaaS du monde. C’est un problème auquel Salesforce a, lui aussi, vraiment dû répondre. Au début, ils ne proposaient un hébergement que sur des serveurs américains. Et oui, c’était un gros problème. Par la suite, ils ont conclu des partenariats avec des hébergeurs, que ce soit des opérateurs de datacenters dans différents pays, ou avec les hyperscalers mondiaux comme AWS (et d’autres). Les deux leur ont permis d’offrir plus d’hébergements locaux.
Alors oui, c’est indubitablement une préoccupation. J’ai récemment parlé à un client – pas en France, mais en Suisse – qui était séduit par Workday… mais Workday ne permet pas encore d’héberger ses données en Suisse. Cela a été rédhibitoire pour le projet.
Et il y a aussi des montages juridiques [qui le montrent]. En Chine, c’est une entité entièrement distincte de Salesforce qui vend son CRM. En fait, c’est Alibaba qui est le revendeur exclusif de Salesforce en Chine.
LeMagIT : Sur le marché français, comment positionneriez-vous SAP par rapport à Oracle ? Larry Ellison a dit qu’il avait « chipé » de nombreux clients de SAP avec Fusion. SAP France nous a répondu en disant que c’était faux, et qu’au contraire, ils gagnaient même des clients d’Oracle dans l’ERP. Qui dit la vérité et qui ment ? SAP est-il toujours le grand leader en France ? Et Oracle a-t-il une dynamique aussi forte face à SAP ?
Liz Herbert : Les situations sont très différentes en fonction des segments d’industries.
Dans le secteur manufacturier, comme Airbus ou Bombardier, SAP est toujours dominant. Je ne veux pas dire qu’Airbus n’a que du SAP – ces grands groupes utilisent toujours de nombreux ERP différents. Mais quand on regarde ce genre d’entreprises manufacturières, elles vont presque tout le temps utiliser du SAP (je mentionne Airbus et Bombardier à titre d’exemple, parce ce sont des références publiques de SAP).
Si vous regardez les industries qui ne sont pas manufacturières, c’est beaucoup plus concurrentiel.
Liz HerbertForrester Research
Dans les « utilities » (eau, électricité, gaz, gestion des déchets, etc.) par exemple, j’ai travaillé avec des entreprises françaises qui, elles, utilisent plus d’Oracle. Oracle est également très populaire dans le commerce de détail (retail), dans les services et dans la distribution. Là encore, c’est vrai en France, mais c’est vrai partout dans le monde.
Pour ce qui est de savoir qui gagne, qui perd, qui progresse le plus… il y a un autre problème qui se pose. C’est la capacité des deux à répondre aujourd’hui aux besoins des secteurs avec des produits qui ont des maturités différentes, et dont les maturités sont aussi différentes d’un secteur à l’autre.
D’un côté, Oracle a une stratégie continue depuis plus de 10 ans. Ils sont sur la dynamique de cette refonte de Fusionentamée depuis longtemps. Leurs produits commencent donc à être bien matures. De l’autre, SAP s’est embarqué dans le projet S/4HANA beaucoup plus récemment. Le produit est donc plus jeune. Il n’a pas autant de références clients. Et beaucoup d’entreprises estiment que c’est un changement trop imposé.
Et c’est un fait. SAP a choisi une stratégie de changement contraint. Pas Oracle. Si vous voulez continuer à utiliser ses anciens produits – comme E-Business Suite ou PeopleSoft ou JD Edwards –, c’est OK pour eux. Ils vous proposeront un support jusqu’en 2031.
Une grande partie de la bataille entre Oracle et SAP se joue sur ces questions de maturité des produits et de différences de stratégies qu’ils ont. Cela se répercute en France, mais c’est mondial.
La marche forcée des clients de SAP
LeMagIT : Vous confirmez que les clients que vous voyez se sentent contraints par le grand saut technologique que SAP leur impose avec S/4 et HANA ? Et que c’est peut-être une erreur stratégique pour SAP ?
Liz Herbert : Ce n’est pas un secret. Cela arrive régulièrement. Lorsqu’un éditeur sort une nouvelle version majeure d’un de ses produits, cela ouvre la porte à la concurrence. Certains clients partent, d’autres restent.
Liz HerbertForrester Research
Oracle aussi est passé par là. Mais cela s’est stabilisé depuis. C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles il y a une certaine dynamique chez Oracle. Il n’y a pas de grands bouleversements au sein de sa base clients. C’est SAP qui doit aujourd’hui faire face à ces turbulences, avec cette volonté de pousser vers S/4HANA.
LeMagIT : Mais au final, avec tout ce que vous venez de dire sur la maturité des produits, la stratégie, le support : en fin de compte est-ce vrai qu’Oracle a « chipé » des clients SAP ?
Liz Herbert : Oui, ils en ont gagné. Parce que SAP arrive à cette étape où son produit ECC se rapproche de la fin du support. Et que beaucoup de ceux qui l’utilisent ne veulent pas passer à S/4HANA.
En fait, bon nombre des clients avec lesquels nous travaillons n’ont même pas terminé de déployer ECC ! Et voilà que SAP leur dit qu’ils doivent migrer vers encore autre chose. C’est très décevant pour eux.
Une autre préoccupation, c’est qu’ils trouvent que passer à S/4 est trop coûteux. Ils n’arrivent pas à trouver des cas métiers qui justifient l’investissement. Et comme je l’ai dit, ils se sentent frustrés d’avoir vécu une transformation – qui pour certains leur a coûté jusqu’à un milliard de dollars – pour ensuite s’entendre dire qu’ils doivent migrer vers autre chose.
Comme je vous le disais, la porte de sortie a été ouverte [par SAP]. Étant donné qu’il va de toute façon devoir y avoir de grosses dépenses et un gros projet, beaucoup de nos clients envisagent d’autres options. J’ai eu une session avec des clients qui utilisent Oracle, Workday et SAP. Ils réfléchissent à la bonne voie à suivre pour rationaliser [et ce n’est pas nécessairement avec S/4HANA]. SAP n’a plus des clients aussi captifs qu’autrefois.
Liz HerbertForrester Research
Mais autre chose… Ce qui est vraiment difficile à évaluer quand vous abordez la question de qui achète S/4HANA et de qui perd des clients, c’est le « degré ». Ce qui manque dans toutes ces statistiques, c’est vraiment le degré de granularité dans les achats des clients.
Je m’explique : SAP peut être présent dans telle entreprise via Ariba pour les approvisionnements. Ou avec le module Finances, pour leur Grand livre comptable. Ou SAP peut gérer les opérations ou leurs chaînes d’approvisionnement. Ou tout cela ensemble. Mais beaucoup de ces investissements ne remplacent pas « le grand tout » [d’un ERP].
Beaucoup des statistiques que je vois en tant qu’analyste sont très trompeuses parce que les deux [SAP et Oracle] revendiquent les mêmes références. Parce que la plupart du temps, chez ces clients, c’est un environnement mixte.
Les ERP locaux ont une carte à jouer dans un monde de « Digital Operation Platform »
LeMagIT : Et les acteurs locaux comme Divalto, Cegid, Odoo, ou en Europe un Comarch. Ont-ils encore un avenir dans ce monde IT où « le leader prend tout » (« Winner takes all ») ?
Liz Herbert : Oh oui ! Ils en ont un. Nous voyons très bien arriver cette sorte de monde hybride à la « best of breed » dans l’ERP. C’est d’ailleurs ce dont nous parlons dans nos dernières recherches.
Liz HerbertForrester Research
Si je prends Cegid, ils ne couvrent pas tous les grands domaines qu’un SAP ou qu’un Oracle peuvent couvrir. Ils peuvent coexister [avec les gros ERP] parce qu’ils sont très spécialisés. Et oui, il y a toujours de la place pour ces acteurs locaux.
Soit dit en passant, pour cette catégorie d’outils de gestion d’opérations, nous n’utilisons plus le mot ERP chez Forrester. Nous parlons maintenant de « DOP », pour « plateforme d’opérations numériques » (Digital Operation Platform). L’idée est que ces outils sont très tournés vers les écosystèmes. Et oui, une grande partie du monde de l’ERP est très spécialisée.
Par exemple, prenez un acteur comme PowerCloud [N.D.R. : éditeur allemand spécialisé dans le secteur de l’énergie et des eaux usées]. Ils sont assez nouveaux, mais ils commencent à avoir une certaine présence en Europe. Et ce n’est qu’un exemple parmi beaucoup d’autres d’une solution alternative, dédiée à une industrie, qui a gagné des contrats pour remplacer des parties de SAP.
Donc, oui, dans n’importe quel marché, il y a toujours de la place pour des produits plus spécifiques à des secteurs – parfois seuls, parfois en combinaison d’autres applications.