Philippe Courtot, Qualys : «Steve Jobs a la vision pour changer l’expérience utilisateur»
Philippe Courtot, aujourd’hui Pdg de Qualys, est arrivé aux Etats-Unis en 1981, six ans avant de rejoindre la Silicon Valley et d’y faire le succès de la plateforme de messagerie électronique cc:Mail, racheté par Lotus en 1991. C’est à cette période qu’il a rencontré Steve Jobs. Il nous dresse ici le portrait d'un puriste et appelle Apple à ouvrir iOS.
LeMagIT : Comment avez-vous rencontré Steve Jobs ?
Philippe Courtout : Cela date d’assez longtemps, lorsque j’étais Pdg de cc:Mail. A l’époque, il était à NeXt. Nous avions discuté de l’intégration de cc:Mail avec le Mail de Next. Et je connaissais très bien aussi plusieurs de ses collaborateurs clés chez Next, ainsi que Jean-Louis Gassée, qui avait été chez Apple France depuis le début. Après, on s’est battu avec Bill Gates... cc:Mail contre Bill Gates. Je fais partie de cette époque de la lutte entre la plateforme Apple et la plateforme Microsoft. J’habitais à quatre maisons de Steve Jobs, à Palo Alto. J’avais des bandes magnétiques sur lui, du début d’Apple, de ses grands discours sur la société. Ils donnaient un très bon éclairage sur sa personnalité. Je l’ai aussi connu à travers Pixar. Et je connais aussi très bien l’avocat qui lui avait acheté des actions Pixar.
LeMagIT : Quelle perception aviez-vous de lui ?
P.C : Au travers de ces enregistrements puis de nos premières rencontres, j’ai eu l’impression d’une personne passionnée. On était sur le Tour Business Land, ensemble, dans une dizaine de villes des Etats-Unis, où lui présentait Next - sa vision future du Mail - et moi cc:Mail, dans sa version DOS. Je me suis retrouvé derrière lui pendant 14 villes. La première fois, à passer juste après sa présentation brillante, où il montrait du Mail avec la vidéo intégrée, j’arrivais avec mon application DOS, je me sentais pas tout à fait au niveau. Le jour suivant, j’avais trouvé la manière de me sortir de cette position en introduisant mon application : «bon, Steve Jobs vous a présenté le futur, je vais vous présenter le présent.» Et je crois que cela traduit très bien Steve Jobs : c’est vraiment un homme du futur; il avait toujours cette vision de faire l’applicatif de telle sorte que cela change la vie des gens, que cela apporte une expérience différente, nettement meilleure.
Plus tard, lors d’une discussion avec Bill Gates, pour la version Windows de cc:Mail, j’ai évoqué la différence entre Windows et Mac OS - alors que Bill voulait montrer que Windows était mieux que le Mac. Je lui ai dit que quand on fait une erreur avec un Mac, on apprend quelque chose. Sous Windows, on se fait punir; la fenêtre disparaît, on ne sait plus où elle est. Sur Mac, quand on fait une erreur, on se retrouve dans le chemin. Ce sens, on le retrouve dans l’iPad. J’ai une gamine de 4 ans et demi qui apprend par elle-même. Cette approche, assez exceptionnelle, je pense qu’on la doit à Steve Jobs.
C’est dû à une passion, peut-être parfois trop puriste. Ce qui s’est vu en fait à Next : lorsqu’il a sorti sa boîte noire, il n’y avait pas de lecteur de disquette parce que, pour lui, c’était déjà dépassé. Alors pourquoi s’encombrer de cette chose-là et rendre le design plus moche ? Il avait parfaitement raison mais d’un point de vue commercial, business, il était un peu bancal. Mais tout cela a moins d’importance parce que les cycles d’adoption se sont considérablement réduits. Avec l’iPhone, il a ainsi pu se libérer de pas mal de choses du passé parce que l’adoption s’est accélérée. L’accélération des temps a permis de renforcer sa vision.
Ceci dit, si vous faites l’analyse, à l’heure actuelle, de pourquoi Apple, avec un produit très supérieur, a perdu la guerre face à Microsoft : parce que, fondamentalement, la plateforme Apple n’était pas ouverte. La dynamique a certes un peu changé mais si Apple veut continuer sur sa lancée, il doit ouvrir iOS, d’un certain degré. La bataille avec Android renvoie à celle de Windows contre Mac. A la différence près que, dans les temps anciens, le gagnant raflait tout, et qu’aujourd’hui, nous sommes dans une époque de service et le service donne plus de liberté de switcher; on peut moins garder les clients captifs. Mais si Apple n’ouvre pas, je pense qu’Android pourrait prendre la tête du marché. Signe de l’importance de la percée, Microsoft et Apple jouent les brevets.
[...] L’un des grands succès d’Apple à l’heure actuelle, que l’on ne voit pas forcément beaucoup, c’est l’expérience utilisateur exceptionnelle mais c’est aussi toute la logistique qui est derrière... Pour fabriquer tous ces téléphones et suivre les technologies qu’ils embarquent, vous avez intérêt à avoir une solide logistique capable de prendre des virages souvent abruptes.
LeMagIT : Ce ne sont pas plutôt des gens comme Tim Cook ont travaillé à rationaliser la chaîne logistique d’Apple ?
P.C : Oui. Mais - et c’est la partie que l’on ne connaît pas de Steve Jobs - chez Next, il s’était lancé dans un essai d’automatisation totale de la fabrication de la machine Next. Il avait profondément le sens du purisme; il voulait que tout soit automatisé. C’est là que commence cette culture du manufacturing qui est également entrée dans Apple. Il faut voir Apple comme cette société qui est capable d’intégrer une culture de production, de designers, et d’utilisateurs, le tout ensemble. Et c’est assez remarquable : les trois en soi sont assez difficiles à faire et les trois ensemble... ça l’est bien évidemment bien plus.
LeMagIT : De votre point de vue, quel le principal apport de Steve Jobs à l’industrie informatique ?
P.C : Pour moi, plus que le Mac, c’est le couple iPod/iTunes. C’est le fait qu’il a montré qu’en utilisant les nouvelles technologies de l’Internet, on pouvait changer des modèles commerciaux, en mettant toute l’information dans le cloud et la délivrant dans des boîtiers agréables à utiliser.
Au début, il l’a démarré sans prendre en compte le Cloud, en tirant profit du PC. iTunes, c’est la plus grande application sur Windows, construite de manière très astucieuse car elle ne dépend en rien de Windows - il n’avait aucune confiance en Microsoft. Après, ils se sont rendus compte qu’il fallait amener iTunes dans le Cloud. Parce que, connecter son iPhone sur son PC... iCloud aurait pu arriver plus tôt. Mais Steve Jobs est l’un de ces pionniers du Cloud Computing, de cette logique où ce ne sont plus des produits que l’on vend, ce sont des services : le produit disparaît par rapport à son utilisation et aux services qui sont autour. C’est le modèle du futur; et c’est un modèle terrible pour les sociétés qui vendent; l’ajustement est très difficile.
Et puis il y a aussi «l’effet cool», la consumérisation de l’IT. C’est très bien traduit dans tout les publicités d’Apple, dans les magasins que Steve a créé. Tout le monde se moquait de lui au début; moi-même, je m’interrogeais. Mais il a packagé la facilité de l’emploi; a construit un évangélisme pour la montrer. C’est tout un effort de packaging qui se traduit par une utilisation très facile et très visuelle. Pour l’exemple, j’ai discuté avec des développeurs travaillant sur iWork [la suite bureautique d’Apple, NDLR], et tout ce qui comptait pour eux, c’était «est-ce que c’est facile ?». Cela illustre une culture, dans Apple, de la simplicité, et qui prime sur tout le reste. Quand, chez d’autres - je ne citerai pas de nom - ce qui prime, c’est tondre le client.
LeMagIT : Si Apple apparaît comme une référence de l’industrie du PC en matière de design, il est souvent reproché de faire des compromis - sur l’équipement, le nombre de ports USB, etc. Cela vous semble-t-il bien justifié ?
P.C : Steve Jobs n’a jamais voulu faire de compromis sur le design, sur l’utilisabilité. Plutôt que d’ajouter une prise, et rendre les choses plus compliquées, Steve Jobs a préféré laisser d’autres régler la question pour préserver un design pur. Des entreprises comme Lenovo, par force, on dû rester dans leur coeur de métier, à savoir fournir une machine d’entreprise qui n’a pas franchement évolué depuis le début. Mais comme ces PC sortent désormais de l’entreprise et deviennent mobiles, cette approche tient de moins en moins la route. Et les gens préfèrent un Apple. Et comme l’entreprise s’aperçoit que chercher à gérer tout ces PC, ça coute trop cher, c’est trop compliqué, cela va trop vite. D’où le modèle du Bring Your Own Device. Comme chez BP qui a choisi de se débarrasser du problème pour 15 000 PC - «je vous donne 700 $; vous achetez ce que vous voulez mais vous utiliserez du Citrix, par exemple, pour vous connecter sur le SI à travers Internet.» C’est une évolution rapide qui a favorise grandement Apple et de manière naturelle. Sans rien imposer.
LeMagIT : Un conseil, pour Apple ?
P.C : Il faut que penser à ouvrir la plateforme, sinon Apple va encore perdre. Comment l’ouvrir, c’est un autre problème. Mais je pense qui si iOS est plus ouvert, ce sera un gros succès. Les clones, dans les années 1990, en revanche, étaient venus trop tard. Il faut juste faire en sorte que les gens puissent personnaliser iOS plus qu’actuellement pour que plateforme deviennent ce qu’ils en veulent. Ouvrir autant que Microsoft l'avait fait avec Windows, ce n'est plus d'actualité, ne serait-ce que pour des raisons de sécurité. Mais il faut un peu plus que ce qui est fait actuellement avec iOS.