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Visioconférence dans l’espace (étape 1) : la Lune
Que ce soit sur l’ISS ou dans les projets de stations lunaires, les outils collaboratifs accompagnent aujourd’hui les astronautes. Mais pour aller plus loin, par exemple vers Mars, la communication va changer de nature. Et, comme sur Terre, le réseau va devoir évoluer. Dans cette série de quatre articles, LeMagIT vous fait décoller pour explorer la visio dans l’espace et ses retombées pour les entreprises. Première étape : la Lune.
19 novembre 2022. Floride. Le Kennedy Space Center. Il est 1h47 du matin sur la base de lancement de la NASA quand un énorme nuage de fumée balaie le sol. Les réacteurs de la plus puissante fusée jamais construite par l’Homme(1) crachent leurs flammes. Une masse sombre de presque 100 mètres de haut s’arrache péniblement à la gravitation. Puis une raie de lumière déchire lentement le ciel de la nuit, arc de cercle tendu vers les étoiles.
Le SLS (Space Launch System) vient de réussir la toute première étape de la mission au très long cours Artemis.
Un test grandeur nature
La mission du SLS ? Lancer une « petite » capsule habitable de 22 tonnes et de 7 mètres de haut.
Orion, c’est son nom, doit aller orbiter autour de la Lune, s’aventurer à plus de 450 000 km de la Terre (la plus grande distance jamais parcourue par un module habitable), puis frôler notre satellite naturel en orbite basse (à moins de 100 km de sa surface), avant de revenir sur notre planète, idéalement indemne.
Après presque 26 jours, le 11 décembre, Orion revient sur Terre. Son périple est bouclé. C’est un succès.
À bord d’Orion ? Personne… Ou plus exactement, pas d’humain. Le « voyage » était une répétition grandeur nature avec trois mannequins et une peluche de Shawn le Mouton aux couleurs de l’Agence Spatiale Européenne (l’ESA participe également au projet). Pas question de perdre un équipage comme après l’explosion de Challenger, en janvier 1986 et le décès de sept astronautes. Une catastrophe qui a eu un impact majeur sur les budgets des vols spatiaux de la NASA pour plusieurs décennies. Ces mannequins d’Orion auront aussi permis de réaliser plusieurs mesures, notamment sur les radiations que reçoit un corps humain dans l’espace.
Objectif Mars
Le lanceur SLS et Orion sont au cœur du projet Artémis, successeur du programme Apollo des années 60 (dans la mythologie grecque, la déesse de la lune est la sœur du dieu du soleil). Le but d’Artémis est de marcher à nouveau sur la Lune (d’ici 2025) et d’installer une base permanente en orbite (la Lunar Gateway), à l’instar de l’ISS, qui devrait accueillir ses premiers visiteurs en 2026.
La Gateway servira également de camp d’entraînement pour tester les outils et les matériels, et elle pourrait devenir la première marche pour aller encore plus loin, vers Mars (un voyage interplanétaire aller de 6 mois minimum).
Rien n’est laissé au hasard dans ce projet d’exploration spatiale : les dimensions scientifiques et techniques, évidemment. Mais aussi les dimensions humaines (physiques, psychologiques) qui sont primordiales pour des résidences spatiales de plusieurs semaines, voire plusieurs années pour un éventuel voyage vers Mars, horizon lointain de la mission, mais horizon tout de même.
L’IT pour soigner le mal de Terre
« Au premier abord, aller sur Mars est une idée incroyablement romantique. Quelle aventure pourrait être plus grande ? Mais la réalité est beaucoup moins féérique », avertit l’auteur du livre How we’ll live on Mars (Simon & Schuster, 2015), Stephen Petranek, lors d’un entretien dans la série Mars. « Ce sera un gros défi d’arriver à vivre et à cohabiter dans un espace aussi restreint qu’une capsule spatiale, avec quelques êtres humains, pendant plusieurs mois… puis une fois arrivés [sur Mars] de se faire à l’idée que vous ne reviendrez potentiellement pas avant plusieurs années, voire plusieurs décennies […]. Maintenir un équilibre psychologique, dans ce qui est un vaste environnement désertique et inamical, ne sera pas simple du tout pour ceux qui y seront ».
Pour gérer ce défi, l’IT aura un grand rôle à jouer. Et plus exactement les outils collaboratifs et les réseaux. La manière de communiquer avec la Terre sera critique, aussi bien pour travailler que pour garder un lien social, tout comme un Zoom a permis de rompre l’isolement pendant les confinements.
Le démonstrateur Callisto
Pas de Zoom dans cette « Saison 1 » d’Artemis (Objectif Lune), mais la capsule Orion a tout de même embarqué un outil de visioconférence – WebEx, en l’occurence – dans un démonstrateur de système de communication.
Jono LukCisco Webex
Ce démonstrateur, baptisé Callisto, est le fruit d’une collaboration industrielle entre Lockheed Martin (qui mène le projet), Amazon (pour un Alexa embarqué, déconnecté d’Internet) et Cisco.
« Nous vivons une évolution. Des technologies grand public comme Alexa et WebEx vont contribuer à améliorer l’exploration spatiale », se félicite Jono Luk, Vice President Of Product Management chez Cisco. « Le rôle de Webex dans Callisto est de faciliter les communications en face à face entre les astronautes et le Mission Control sur Terre ».
La communication vidéo n’est pas nouvelle dans les voyages spatiaux. Elle est présente dans l’ISS (pour les tâches à bord ou dans un stream du survol de la terre). Elle l’était même pour le premier pas de l’Homme sur la lune, retransmis en direct à la télévision. En fait, quasiment dès les premiers vols, les ingénieurs ont intégré la retransmission vidéo pour améliorer la sécurité et les échanges avec les astronautes.
Si la vidéo n’est pas nouvelle, les outils de visio grand public ouvriraient la voie à des expériences collaboratives plus innovantes, par exemple avec les tableaux blancs (whiteboards).
« Avec les annotations, des scientifiques sur Terre peuvent expliquer et partager [plus facilement des éléments] avec les astronautes dans l’espace », illustre Jono Luk. Si l’on se projette dans la science-fiction, l’utilisation d’hologrammes, comme ceux intégrés dans WebEx, pourrait aussi s’avérer intéressante.
« Il s’agit du même type d’interactions collaboratives que vous avez sur Terre. Sauf que l’interlocuteur peut se trouver, littéralement, à des centaines de milliers de kilomètres », résume Jono Luk. « Voire, un jour, à des centaines de millions de kilomètres », ajoute-t-il. Et cela change tout.
Latence haute, bande passante basse
Sur Terre, une communication via un satellite géostationnaire (en orbite à 36 000 kilomètres d’altitude) parcourt 72 000 kilomètres au minimum. Sa latence théorique incompressible est de l’ordre du ¼ de seconde.
Pour l’ISS, qui est sur une orbite basse (environ 400 km d’altitude) ce temps est de l’ordre de 3 millièmes de seconde au minimum. La Lune, quant à elle, se trouve à un peu plus d’une seconde lumière de la Terre (1,3 plus précisément). Autrement dit, la lumière met près de deux secondes et demie (2,6) pour faire un aller-retour entre les points. Une onde électromagnétique – et le message qu’elle porte – aura ce même temps de latence.
Ce « délai » de presque 3 secondes est gérable dans la plupart des cas d’usage spatiaux, mais il commence à poser un problème pour des communications synchrones. D’autant que d’autres éléments augmentent la latence, comme l’encodage et le décodage du signal, la compression et la décompression du message, la synchronisation de l’image et du son et, bien sûr, les perturbations dans les transmissions (atmosphère terrestre, vents solaires, etc.).
Jono LukCisco Webex
Un autre défi est celui de la bande passante. Pour communiquer avec Orion, le centre de contrôle en Floride a utilisé Deep Space Network, un réseau ultra-sécurisé de la NASA d’antennes paraboliques géantes réparties sur différents sites, dont un en Australie (Canberra), un en Espagne (Madrid) et un aux États-Unis (Goldstone).
Ce réseau est capable de communiquer avec des objets dans l’espace profond – d’où son nom – comme New Horizons (sonde ayant observé Pluton qui se trouve actuellement dans la ceinture de Kuiper aux confins de notre système solaire). Mais il est limité en quantité d’informations transmises simultanément par rapport à d’autres réseaux spatiaux de la NASA, comme le Near Earth Network – constitué de stations terrestres communiquant avec des objets proches de la Terre (tel l’ISS) –, et comme le Space Network – satellites relais en orbite géostationnaire, pour également des objets proches, généralement.
Par exemple, avec Mars Reconnaissance Orbiter (une sonde autour de Mars), la bande passante du DSN peut montrer jusqu’à 5 mégabits par seconde, ce qui est comparable à un ADSL moyen. Mais elle peut aussi descendre à 500 kilobits par seconde et même à 850 b/s pour New Horizons (à 8,33 milliards de kilomètres, avec un temps de latence de plus de 15 heures).
C’est sur ce réseau très loin de la fibre (500 Mb/s en moyenne) et même de la 4G/5G (50 Mb/s) que sont passées les données de WebEx. Jono Luk évalue à une centaine de kilo-octets par seconde la bande passante disponible pour WebEx dans Callisto.
« De mon point de vue, l’objectif de la mission était de montrer le potentiel des technologies civiles qui pourraient être utilisées par les futures missions d’Artemis. Vu les objectifs d’Artemis 2 à 5, cette démonstration était plus pertinente en utilisant le DSN par rapport à d’autres réseaux » justifie le responsable de Cisco.
Des améliorations pour tout WebEx
« L’ISS a également une “petite” bande passante et des limitations, mais comme elle est beaucoup plus proche de la Terre, certaines de ces limites [techniques] sont atténuées », compare Jono Luk dans un échange avec LeMagIT. « Nous avons beaucoup travaillé [pour que] cette version de WebEx fonctionne sur le DSN. Elle a des algorithmes améliorés. Et nous nous sommes aussi penchés sur le buffering et la manière de resynchroniser l’image et le son ».
Cisco a également amélioré le codec vidéo ouvert AV1. « Nos principaux ajouts visaient à tenir compte de la compression supplémentaire nécessaire. L’analogie que nous faisons est de dire que l’on a essayé de faire tenir une autoroute à 10 voies sur une piste cyclable. Sur Internet, Webex peut consommer jusqu’à 1 Mb/s de bande passante. Nous avons eu droit à environ 120 kb/s, car de nombreuses autres fonctions critiques utilisent la bande passante entre le vaisseau et la Terre » compare le responsable de Cisco.
Une autre innovation (« inspirée et nécessaire » pour Callisto) est la capacité de Webex de changer automatiquement la définition de l’image en fonction de la bande passante. L’éditeur a également travaillé sur la synchronisation de l’audio et de la vidéo, dans un contexte de latence qui a pu monter jusqu’à 5 secondes. « Nous devions également tenir compte de la dégradation potentielle du signal due aux transmissions par ondes radioélectriques (bien que le réseau de la NASA pour l’espace lointain fasse un travail remarquable pour éviter ce problème). Nous avons élaboré des algorithmes avancés d’adaptation et de résilience pour remédier à ce type de choses ».
Toutes ces contraintes expliqueraient pourquoi Lockheed Martin a contacté Cisco pour cette visio spatiale. « Ils avaient entendu parler de ce que nous faisions sur Terre pour certaines industries, comme le Oil & Gaz », confie Jono Luk. « Ce sont des contextes très différents, mais les cas d’usages sont assez similaires. Par exemple, des plates-formes pétrolières que nous équipons sont à des milliers de kilomètres des côtes et doivent communiquer via satellite, avec une latence élevée et une bande passante réduite. Nous faisons aussi beaucoup de télésanté et d’enseignement à distance » qui exigent également un niveau de sécurité très élevé.
Un élément important de communication marketing
L’enseignement justement. Si la vidéo participe à une forme de stabilisation psychologique des astronautes (« quitter la Terre, sans laisser son foyer derrière soi », dixit Cisco), elle sert aussi un tout autre but, beaucoup plus terre à terre, si l’on peut dire.
Laurent MainsantCapgemini
« La conquête spatiale a un problème de financement. Et comment augmenter le financement ? En augmentant l’intérêt du public », déchiffre Laurent Mainsant, Directeur adjoint du centre d’excellence Aerospace & Defense de Capgemini. « En impliquant le grand public et en donnant de la visibilité aux projets, on espère augmenter l’intérêt. Et donc faire venir des financements publics. C’est clairement une méthode de la NASA ».
Dans le cas de Callisto, la solution WebEx a été utilisée pour partager le voyage d’Orion, depuis l’intérieur de la capsule, avec des « influenceurs », des enfants et des professeurs, et interagir avec l’équipage (ou en tout cas, faire semblant, puisqu’il n’y avait que des mannequins à bord).
Ce soutien du public sera encore plus important pour aller sur Mars, dont les défis pour le « collaboratif » sont encore plus grands.
Les autres épisodes de la série « Y’aura-t-il de la visio sur Mars ? »
Étape 2 : le soleil et le silence
(1) Après la fusée Apollo lunaire Saturne V et avant, demain, Starship de Space X qui n’est pas encore fonctionnelle.