Visioconférence dans l’espace (étape 3) : Mars et les pylônes spatiaux
Que ce soit sur l’ISS ou dans les projets de stations lunaires, les outils collaboratifs accompagnent aujourd’hui les astronautes. Mais pour aller plus loin, par exemple vers Mars, la communication va changer de nature. Et, comme sur Terre, le réseau va devoir évoluer. Dans cette série de quatre articles, LeMagIT vous fait décoller pour explorer la visio dans l’espace et ses retombées pour les entreprises. Troisième étape : l’infrastructure.
Derrière toute visio, il y a un réseau. Dans l’espace, les outils collaboratifs ne feront pas exception. Mais ce défi d’une infrastructure de communication suffisamment robuste pour des volumes de données plus importants vers la Lune et vers Mars ne part pas d’une feuille blanche.
Loin de là. Que ce soit pour la couche physique (satellites, nanosatellite, orbiteurs, etc.), les bandes de fréquences (bandes S, X, Ka, L, C, UHF, 3GPP, Wi-Fi, Bluetooth) ou les protocoles, la collaboration internationale est déjà très active.
L’ISS : le chemin le plus court n’est pas toujours le meilleur
Par exemple, les liaisons entre l’ISS et la Terre – qui avoisine les 300 Mbps selon l’astronaute britannique Tim Peake dans son livre « Y a-t-il du Wi-Fi dans l’espace ? » – ne pourraient se faire sans une telle collaboration.
Si la liaison entre la station et le sol peut être directe, elle passe le plus souvent par un réseau de satellites géostationnaires relais, baptisé TDRS (Tracking & Data Relais Satellite). « Dans les deux cas [N.D.R. : direct ou avec relais], les liaisons sont en bande S (2 GHz) et en bande Ka (26 GHz) », précise Jean-Luc Issler du CNES, l’un des inventeurs des signaux de navigation du système GPS européen, Galileo. Au sol les communications passent ensuite par les réseaux de stations, présentes partout sur la planète, des différentes agences participantes (NASA, ESA, le CNES, le DLR allemand, la JAXA japonaise, etc.), avant d’être redirigées vers les centres de contrôle de la mission.
À noter que la Chine ne participe pas à l’ISS, mais elle dispose elle aussi d’un réseau au sol et de sa propre station spatiale. Les réseaux de stations sol en bandes S et X de l’agence spatiale chinoise et du CNES seront par exemple utilisé par le satellite SVOM, issu d’une collaboration franco-chinoise, et qui sera lancé l’an prochain pour détecter et observer des sursauts gamma. En revanche, c’est le réseau de stations VHF du CNES qui recevra les signaux d’alerte lors des sursauts gamma.
Paradoxalement, « passer par un satellite géostationnaire ne rajoute pas de latence », souligne Jean-Luc Issler. « Il y a toujours un satellite relais géostationnaire en visibilité de l’ISS, ce qui n’est pas le cas des stations terrestres, malgré leur nombre. L’ISS n’est qu’à 450 kilomètres d’altitude. Son cercle de visibilité a un diamètre d’environ 1 000 kilomètres. Et donc dans ce cercle, de temps en temps, il y a une station sol, mais la plupart du temps, par exemple au-dessus des océans, il n’y en a pas ».
Cette intermittence est problématique pour une communication vidéo en temps réel. « Un passage au-dessus d’une station dure 5 à 15 minutes. Pour des vidéoconférences de longues durées, il faudrait une enfilade de stations pour maintenir la continuité. Alors qu’en passant par les relais géostationnaires, on peut avoir des heures de communication », explique l’expert au MagIT.
Lune : face cachée, face protégée (des ondes radio)
Plus loin, sur la Lune, les astronautes auront, comme sur l’ISS, pléthore de réseaux. Et là encore, la collaboration internationale est – et sera – primordiale.
« Il y aura ce qui est PNT (Position, Navigation, Temps) – le système GPS Galileo lunaire en Bande S (2 483,5-2 500 MHz). Et pour tout ce qui est wireless, il y aura aussi du Wi-Fi à 2,4 GHz, du Wi-Fi à 5 GHz, du 3GPP à 2,6 GHz, et certainement un peu de Bluetooth à 2,4 GHz. […] La liaison avec la Terre depuis les orbiteurs lunaires est en bande X et Ka. Et il y aura aussi de la Terre vers la face visible de la Lune, les signaux GNSS, en Bande L », liste Jean-Luc Issler.
Jean-Luc IsslerSenior Radio Frequency Expert au CNES
« Les signaux GNSS en bande S, sur terre, sont interférés par le Wi-Fi, le Bluetooth juste sous 2 483,5 MHz, et le 3GPP juste au-dessus de 2 500 MHz », continue-t-il. « Pour éviter de reproduire cette situation sur la Lune, la fréquence maximale du Wi-Fi et du Bluetooth sera 2 480,0 MHz, et la fréquence minimale du 3GPP sera 2 503,5 MHz ».
La Lune a de surcroît une particularité en matière de réseaux. Les radioastronomes chérissent sa face cachée, car elle est totalement préservée des ondes radio émises depuis la Terre. Un véritable eldorado scientifique. À condition que cette face soit sanctuarisée pour un certain nombre de bandes de fréquence.
« Tout ce qui est sous 2 GHz est réservé pour avoir une fenêtre complète ouverte sur l’univers avec les futurs radiotélescopes qui y seront installés », explique l’expert du CNES. Cette bande permettra en effet de mieux observer les galaxies, « qui ont un Doppler variable et élevé » (le redshift et le blueshift). La Bande C pour le PNT (5010-5030 MHz et au voisinage de cette bande) sera également bannie afin de protéger la radioastronomie sur la face cachée.
Standards CCSDS
Mais qui décide de ces répartitions ? Qui fixe les standards et les protocoles de ces réseaux de l’espace actuels et à venir ?
Jean-Luc IsslerSenior Radio Frequency Expert au CNES
C’est le CCSDS, répond Jean-Luc Issler. Depuis 1982, « le Consultative Committee for Space Data Systems est un organisme qui a pour but de normaliser le format des transmissions spatiales (fréquence, modulation, codage, protocoles, etc.) », résume-t-il. « Tout est normalisé avec des standards internationaux. Et toutes les agences sont présentes : les Européens, les Américains, les Japonais, mais aussi les Chinois ou les Russes ». Certains de ces standards sont directement issus des technologies grand public, comme le Disruptive Tolerant Network (lire ci-après).
Le travail de cette instance internationale fait que « toutes les stations de différentes agences spatiales ont des modulateurs/démodulateurs qui sont compatibles. Tout est interopérable. Une station chinoise ou américaine peut par exemple aider un satellite du CNES si nous n’avons pas de stations disponibles, et vice versa », illustre le scientifique.
Le CCSDS, qui sait s’adapter aux standards grand public, a déjà développé un standard wireless pour liaisons à la surface de la Lune, « réutilisant les standards Wi-Fi et 3GPP terrestres, avec quelques légères restrictions de bande de fréquence », précise-t-il, justement pour la protection de la Radio Astronomie et du PNT lunaire.
Reste à continuer sur cette voie pour de futures explorations.
Des pylônes spatiaux pour le « Very Far West »
Car si le réseau proche de la Terre (au sens astronomique) existe bien, et qu’il a une gouvernance, la multiplication des projets sur la Lune va le faire radicalement évoluer. Plusieurs agences envisagent – et travaillent déjà de manière très avancée – sur des satellites-relais (et plus seulement sur des orbiteurs dotés de capacité de relais pour les rovers et les sondes au sol) à l’instar du satellite chinois Queqiao.
L’ESA a un programme initial de quatre satellites (Moonlight) pour relayer les communications et le positionnement GNSS en bande S lunaire. La JAXA prévoit également une expérience sur quatre prototypes de satellites relais de communication et PNT lunaires. Quant à la NASA, elle n’est pas en reste. Tout comme des entreprises privées comme Commstar (qui collabore avec Thalès).
Robert BrumleyChairman de Commstar et de Laser Lights Communication
Robert Brumley, Chairman de Commstar et de Laser Lights Communication, compare ce défi à la conquête de l’Ouest, qui n’a été possible et pérenne – selon lui – que parce qu’il existait un excellent moyen de communication pour accompagner sa progression : le télégraphe.
Il en sera de même, selon lui, pour la conquête spatiale. Or si « l’infrastructure » actuelle est efficace, elle devra évoluer et de nouveaux pylônes spatiaux (des satellites et des bases) devront être installés pour tenir la charge. « Nous estimons que la consommation de bande passante vers la Lune va passer, en cinq ans [N.D.R. : de 2025 à 2030], d’un trafic en mégabits à un trafic en gigabits, puis en pétabits. Les cinq années suivantes, nous pensons que l’on atteindra l’échelle du cloud, avec un trafic en exabits voire en zettabit, en grande partie à cause de l’usage intensif de la robotique », chiffre Robert Brumley qui émet l’idée de concentrer le réseau là où il y aura des « colonies » (humaines ou robotiques) plutôt que de faire un Wi-Fi géant sur toute la surface de la Lune.
Une constellation complète et coordonnée
Les satellites relais américains, européens et japonais formeront « une petite constellation » qui a déjà un nom générique : LunaNet. « LunaNet obéira à un standard international de réseaux de communication, que ce soit pour la couche physique ou pour les couches hautes pour en assurer l’interopérabilité, sur la base du CCSDS », rappelle Jean-Luc Issler.
Les fréquences autorisées pour la Lune sont déterminées par le SFCG (Space Frequency Coordination Group) qui regroupe toutes les agences spatiales et qui décline le règlement de l’Union International des Telecoms (IUT). « L’objectif des promoteurs de LunaNet est que tout le monde respecte ce standard [SFCG], et que ce soit interopérable. »
Tout le monde s’intéresse à la Lune. C’est-à-dire aussi l’Inde (qui prépare un atterrissage de rover lunaire et vient de signer, comme la France l’an dernier, les accords Artemis) et la Chine (qui veut envoyer des humains sur la Lune et qui a annoncé un système de communication et PNT lunaire).
« C’est le souhait (y compris des Américains) que la Chine rentre dans ce standard pour qu’il soit vraiment mondial et que tout le monde puisse s’entraider sur la Lune pour le GNSS et les communications. Chacun pourrait alors apporter les morceaux [N.D.R. : du réseau]. Cela finirait par constituer une constellation complète et coordonnée. Mais pour cela il faut une gouvernance internationale de LunaNet ». Une gouvernance en cours de discussion.
En route vers Mars
Après la Lune, Mars. Là encore, un réseau de communication existe.
Sur Terre, la planète rouge est à portée d’antenne du Deep Space Network (DSN) de la NASA. Mars est également à portée des équivalents européens (Estrack), chinois ou russes du DSN.
Autour de Mars, pas encore de satellite relais dédié, à proprement dit. Ce sont les orbiteurs – qui ont apporté les atterrisseurs, les sondes et les rovers – qui emportent avec eux des charges utiles de relais vers la Terre. Une solution qui permet d’optimiser les coûts. Mais qui pourrait rapidement évoluer.
« Les bandes de fréquences sont là aussi normalisées. Les communications [vers la Terre] se font en bandes X (vers 8 GHz) et Ka (vers 32 GHz) », précise Jean-Luc Issler. « À noter que les bandes Ka et X pour le Near Earth ne sont pas les mêmes que pour le DSN. Les bandes X de télémesure pour les liaisons avec les satellites d’observation de la Terre vont de 8,025 MHz à 8 400 MHz quand le Deep Space est sur la bande 8 400 à 8 450 MHz. Pour la bande Ka, le Near Earth va de 25,5 GHz jusqu’à 27 GHz quand le Deep Space va de 31,8 à 32,3 GHz ».
Depuis Mars, les atterrisseurs communiquent avec les orbiteurs en UHF, avec un standard CCSDS appelé Proximity Link-1 et un débit de quelques mégabits par seconde. Certaines missions envisagent la Bande X aussi pour cet usage. À la différence de l’ISS, qui est en orbite basse, les orbiteurs sont à de très hautes altitudes, ce qui permet des passages de plusieurs heures au-dessus des rovers pour transmettre les photos ou – demain – la voix et les vidéos en une seule fois.
Jean-Luc IsslerSenior Radio Frequency Expert au CNES
Et sur Mars, les rovers – qu’ils soient américains (Curiosity, Persévérance) ou chinois (Zhurong) – communiquent avec d’autres objets (comme des drones) là encore sur des fréquences déterminées. « Un hélicoptère martien de la NASA est piloté par son rover à une fréquence aux environs 915 MHz. Cette fréquence standardisée est spécifique à Mars », illustre Jean-Luc Issler.
Cette infrastructure de communication martienne sera-t-elle suffisante pour d’éventuelles colonies humaines ?
Pas sûr. D’ailleurs les agences spatiales planchent déjà – comme pour la Lune – sur des satellites relais. « C’est encore très cher de faire des relais spécifiques [pour Mars]. Mais comme les débits augmentent, il va quand même falloir le faire », constate l’expert du CNES. « Les Américains et les Chinois commencent en tout cas à y penser ». La Chine a déjà annoncé un projet de quatre satellites relais de communications martiens.
Résultat, il y aura du Wi-Fi (« déjà testé sur Mars »), du 3GPP (au-delà de 2 GHz pour respecter la protection de la radioastronomie ; Mars étant régulièrement visible depuis la face cachée de la Lune) de l’UHF (dans une bande de Recherche Spatiale, qui fait l’objet d’une exception réglementaire vis-à-vis de la protection de la radioastronomie), et des bandes X, S et Ka. « On retrouvera un peu les mêmes bandes fréquences spatiales que pour la Lune », conclut Jean-Luc Issler qui précise que des travaux d’harmonisation restent à poursuivre.
Génération photon
Pour que le réseau tienne la charge, les agences spatiales explorent aussi une nouvelle piste : les liaisons optiques, dont le principal avantage est le débit.
Un nanosatellite à modem optique de la NASA a déjà transmis des données à 200 gigabits par seconde sur deux canaux à 100 gigabits chacun. Et une liaison optique a déjà été testée entre un orbiteur lunaire américain (LADEE) et la Terre, avec une transmission d’un peu plus de 600 mégabits par seconde. « La France, dont le CNES, n’est pas en reste, en matière de communication optique entre les satellites et la terre, et a déjà réalisé, avec des partenaires, quatre séries de transmissions laser spatiales depuis 2006 ! », se réjouit Jean-Luc Issler.
Jean-Luc IsslerSenior Radio Frequency Expert au CNES
Une première série de transmissions a été faite avec un satellite géostationnaire en 2006 et un avion de la DGA, au sol ou en vol. Les trois séries de transmission suivantes ont eu lieu dans les années 2015-2020 entre trois satellites en orbite basse (japonais, américain et allemand), et la première station sol optique française, du CNES et de l’Observatoire de la Côte d’Azur.
De nouvelles expérimentations de transmission optique sont prévues par le CNES et l’AID avec de nouvelles stations sol optiques françaises et de nouveaux satellites avec terminaux optiques embarqués, dont certains sont désormais français.
De la Lune à Mars, il n’y avait qu’un (immense) pas. Une première liaison optique entre un orbiteur martien et la Terre est planifiée par l’agence spatiale américaine. « Au début, pour les liaisons longues distances dans le système solaire on a utilisé la bande S, puis la bande X, puis la bande Ka (en gardant la bande X pour avoir deux fréquences et mesurer la concentration de particules chargées dans le système solaire). Aujourd’hui, le principal changement au niveau de la couche physique, c’est de plus en plus de liaisons optiques », confirme Jean-Luc Issler. « Il y a tellement de bande passante dans l’optique, que cette technologie va rester un long moment », prédit-il.
Quant au réseau spatial lui-même, il s’apprête à connaître une autre petite révolution…
À suivre « Étape 4 : l’Internet du système solaire ».