Vendée Globe : le skipper Clément Giraud épaulé par un datacenter à bord
Le voilier prêté par Erik Nigon, l’un des responsables informatiques du Groupe AXA, embarque des serveurs et des équipements réseau qui analysent en permanence une myriade de capteurs pour améliorer le pilotage automatique.
Le 8 novembre dernier, le skipper Clément Giraud s’est lancé dans la course du Vendée Globe à bord de l’IMOCA « Compagnie du Lit/Jiliti », un voilier monocoque avec un véritable datacenter à bord. Connecté à une multitude de capteurs dans la coque, sur le mât et même dans les foils – des appendices qui réduisent le frottement de l’eau en soulevant le bateau au-dessus de la surface –, ce datacenter calcule en permanence les données qu’avale le pilote automatique pour suivre la trajectoire la plus optimale.
« En devenant plus performants, les bateaux sont devenus plus fragiles. On sollicite par exemple beaucoup plus le mât et, si l’on met trop de puissance, le risque est grand de tout casser. Dans ce contexte, le numérique est devenu essentiel à la performance et à la sécurité des bateaux de course au large », explique Erik Nigon, le propriétaire de l’IMOCA prêté au compétiteur Clément Giraud, dont l’ancien bateau a pris feu avant le départ de la Transat Jacques Vabre de 2019.
« L’informatique permet de mesurer les efforts à divers endroits de la structure pour mieux les doser. Elle permet aussi de mieux calculer la route à suivre, en tenant compte du courant, de la mer, de la vraie vitesse du vent, de la météo. Bref, elle répond au besoin d’assistance des skippers qui sont seuls face à un environnement encore plus hostile qu’auparavant. »
« Par exemple, il est compliqué sur un bateau de connaître la vitesse exacte du vent, un paramètre pourtant essentiel au pilotage. Ici, nous résolvons ce problème avec une petite machine Linux, du genre Raspberry Pi, qui a pour seule fonction de conjuguer en permanence la vitesse du vent ressentie au niveau de la girouette avec la vitesse du bateau selon le GPS », illustre-t-il.
Ce module Linux communique son calcul à un serveur qui y intègre l’angle de gîte et la puissance des vagues, mesurés par des capteurs montés sur des fibres optiques dissimulées dans la structure en carbone du bateau. Il en ressort un nouveau résultat qui corrige le barreur du pilote automatique : « on évite ainsi que l’IMOCA perde un temps précieux à faire des zigzags pour se repositionner régulièrement dans la direction à suivre. »
La direction à suivre, justement, est un savant mélange entre des données publiques sur la météo et l’état de la mer, des mesures à partir de balises et de photos satellites, ainsi que divers modèles de prévision selon les Global Forecast System (GFS) américains, européens et français.
« Ce calcul, qui prend 6 heures et qui doit être renouvelé deux à quatre fois par tranche de 24 heures, n’est pas fait à bord. Il est effectué dans un cloud et il est téléchargé ensuite dans le système du bateau via une connexion satellite. Le problème est que ces connexions sont excessivement chères : comptez 10 € par Mo téléchargé ! Le serveur à bord de l’IMOCA est donc programmé pour ouvrir une connexion de la manière la plus optimale possible, au bon moment, pour télécharger d’un coup toutes les bonnes données », décrit Erik Nigon.
Architecturer l’informatique embarquée comme une salle informatique
Embarquer des datacenters dans les bateaux du Vendée Globe est une première. La technologie n’est mature que depuis trois ans environ, alors que la course du Vendée Globe a lieu tous les quatre ans.
« Auparavant, il y avait eu des tentatives, mais cela était extrêmement artisanal. Chacun venait avec un bout d’ordinateur, de câble et, à la fin, tout cela n’était qu’un énorme bazar que le skipper ne savait pas utiliser, ou qui se cassait en cours de route parce que les bateaux prennent énormément de G en permanence. Aujourd’hui, ces systèmes sont conçus avec la même logique d’architecture que celle mise en œuvre pour construire une salle informatique », dit Erik Nigon.
Erik NigonAncien directeur de la transformation de l'informatique, Groupe AXA
Il sait de quoi il parle : il était, jusqu’il y a peu, le Directeur de la Transformation de l’Informatique du groupe d’assurance AXA, avant d’être détaché auprès de l’association AIDES.
« Ainsi, on prend en compte l’environnement, les redondances, la haute disponibilité, on sépare les courants faibles du réseau Ethernet et forts de l’alimentation électrique. Chaque scénario est scrupuleusement étudié en amont. Par exemple en ce qui concerne la haute disponibilité : pour un compas qui tombe en panne, il est trivial de basculer automatiquement sur le compas de secours. En revanche, si le serveur principal tombe en panne, la bascule est trop compliquée à programmer, et le risque est élevé que cela entraîne nombre de complications. Dans ce cas, la meilleure solution est d’apprendre au skipper les gestes à faire pour allumer le serveur de secours. »
Erik Nigon est lui-même navigateur. Il a expérimenté le datacenter de son bateau à plusieurs reprises, notamment lors de traversées de l’Atlantique, lesquelles durent deux semaines. Ces expériences lui ont permis de perfectionner l’architecture.
« Dans un bateau, il y a des contraintes de choc, de poids, de place, de températures extrêmes, de consommation électrique et de taux d’humidité proche de 100 %. »
Le poids, la place et la consommation électrique commandent de réduire les équipements informatiques au minimum. Et la place exige de les dissimuler le mieux possible dans les parois. Le datacenter embarqué dans cet IMOCA est donc constitué de deux panneaux sur lesquels des petits équipements sont fixés à plat. Celui dissimulé dans une paroi latérale contient les deux machines serveur redondantes – qui exécutent l’essentiel des applications de navigation –, les deux petites machines Linux redondantes – qui préparent les données et qui, d’ailleurs, font office de passerelle entre le LAN et le réseau de capteurs –, ainsi que leurs deux alimentations redondantes en 12 volts.
Le panneau qui s’ouvre depuis le plafond est couvert d’une multitude de switches pour agglomérer toutes les connexions Ethernet, USB et autres issues des capteurs.
« Il y a deux points de design importants. D’une part, les serveurs sont des PC industriels de 1,5 kg, des Core i5 avec 500 Go de SSD, enfermés dans une coque blindée, qui les protège de l’humidité, de la température et des chocs. Et qui n’ont pas de ventilateur. Ne pas avoir de ventilateur est très important, parce que ce sont des éléments qui cassent à cause des secousses. Or, un PC normal s'arrêterait de fonctionner si son ventilateur ne tournait plus. »
D’autre part, si l’usage dans une salle informatique est d’éloigner les parties redondantes, ce n’est pas le cas ici. « Sur un bateau, vous ne risquez pas de prendre un coup de pelleteuse qui justifierait d’avoir vos serveurs en plusieurs endroits. En revanche, votre ennemi est le poids. Or, renforcer les gaines de câbles et les panneaux pour qu’ils soient assez solides coûte tellement en poids, qu’il vaut mieux n’en avoir qu’un exemplaire utilisé par deux éléments redondants. »
L’ennemi n’est pas l’électricité, mais l’humidité
La consommation électrique semble finalement être le paramètre le moins critique. À l’arrière du bateau, des génératrices de courant reliées à de petites hélices qui ont très peu de traînées dans l’eau permettent d’alimenter tout le bateau, datacenter compris, dès lors qu’il navigue à une vitesse de 10 nœuds. Sa vitesse durant la course est généralement de 12 à 14 nœuds. Ces génératrices chargent par ailleurs trois batteries au lithium qui, une fois pleines, peuvent délivrer chacune 200 ampères pendant 24 heures. « Deux de ces batteries sont dédiées à l’informatique. La troisième est pour la quille, qui est articulée par un vérin hydraulique susceptible de déplacer un poids de 4 tonnes », précise Erik Nigon.
Erik Nigon
Le vrai problème, en revanche, c’est l’humidité. « Lors de mes traversées, j’ai constaté que les connecteurs - USB, Ethernet… - s’oxydaient à une vitesse incroyable. Il fallait les remplacer au bout de quelques semaines en mer ». Erik Nigon marque une pause. Puis il reprend : « Le Vendée Globe doit durer pratiquement trois mois. Je ne suis encore jamais parvenu à avoir des connecteurs qui tiennent aussi longtemps », lâche-t-il. Clément Giraud est du coup parti avec une cargaison de bombes anti-oxydation. En plus du reste, il sait qu’il doit régulièrement asperger les connectiques.
Le bateau est aussi équipé de Wifi. Clément Giraud s’en sert pour monitorer depuis un iPhone et un iPad la multitude d’indicateurs à bord, pour avoir des prises de vues à partir de différentes caméras GoPro, mais aussi pour communiquer. « Whatsapp sur iPhone, lui permet de téléphoner en consommant un minimum de bande passante sur la connexion satellite. Pour envoyer des vidéos, en revanche, cela se fait difficilement en temps réel. Il faut compter généralement un téléchargement d’une à deux minutes pour une vidéo de 30 secondes », illustre Erik Nigon.
Autre problème, la structure tout en carbone du bateau est si isolante qu’elle fait barrage aux ondes Wifi. « Cela explique pourquoi nous n’avons pas multiplié les GoPro. Mais avoir suffisamment de caméras sur le bateau pour pouvoir contrôler visuellement les voiles sans sortir de la cabine est bien un projet. » Il est à noter que si le Wifi est tout à fait inefficace pour communiquer avec le bateau dans le cas, catastrophique, où Clément Giraud tomberait à l’eau, il existe en revanche un système qui détecte l’absence du skipper et déclenche de toute urgence l’arrêt du navire.
Également un laboratoire pour la reconnaissance d’images
Erik Nigon
Enfin, le datacenter de cet IMOCA sert aussi un besoin de la recherche. Il est équipé d’un système appelé OSCAR chargé d’identifier un obstacle à 600 mètres à la ronde. « Il y a trois caméras en haut du mât, dont deux thermiques, qui sont reliées à un système informatique sous le mât. Ce système est doté d’un logiciel de reconnaissance visuelle qui sait identifier un cétacé, un radeau, ou un homme tombé à la mer et qui envoie selon les cas des alertes sur le LAN, que le skipper reçoit sur son pupitre. C’est particulièrement utile, car vous n’imaginez pas le nombre d’obstacles que vous pouvez croiser en pleine mer et qui sont susceptibles de briser votre bateau », lance Erik Nigon.
Selon lui, un tiers des compétiteurs du précédent Vendée Globe aurait heurté quelque chose durant leur course. Lui-même témoigne avoir déjà percuté un arbre au beau milieu de l’Atlantique.
« Ce système OSCAR n’en est qu’à ses débuts. Les images prises sur l’IMOCA sont enregistrées dans un disque dur de 1,5 To que nous rendons à l’éditeur en fin de course pour qu’il puisse alimenter sa base de reconnaissance visuelle. Il ne nous rémunère pas pour cela. En revanche, l’assurance nous propose des réductions de tarifs si nous acceptons de nous prêter au jeu. »
À l’avenir, ce système OSCAR sera couplé à un engin acoustique dans la quille qui émettra automatiquement des signaux pour éloigner les cétacés.