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Pour bien prendre la vague de l’IA, Decathlon forme ses collaborateurs
L’enseigne Decathlon, au travers de son IA Factory et d’une organisation dédiée et industrialisée, veut injecter des données et des produits d’IA partout. Pour optimiser ou réinventer des processus, des fondations sont cependant nécessaires, dont l’acculturation et la conduite du changement.
L’ambition de la marque Decathlon est de permettre à chacun de vivre le sport, comme ils le souhaitent, à tous les niveaux, rappelle Sébastien Staes, Head of data transformation chez Decathlon. Ce leitmotiv, les équipes Data & IA de l’enseigne s’emploient également à le mettre en œuvre pour tous les métiers (105 000 salariés) de l’organisation présente dans 70 pays.
Le numérique occupe une place centrale dans l’ambition de transformation de Decathlon. « Il ne s’agit pas simplement de concevoir et distribuer des articles de sport, mais créer des expériences et des émotions. Et de fait, cela passe par la Data », générée par des applications.
Ne pas subir la vague de l’IA générative
La transformation doit cependant s’opérer également en interne. Citant une étude LinkedIn, Didier Mamma, vice-président Advanced Analytics & AI Innovation chez Decathlon, souligne que près de 70 % des métiers du retail et de la conception seront impactés par l’intelligence artificielle.
« Il y a donc un véritable enjeu pour nous de faire de l’accompagnement et de la conduite du changement. » Et cette dimension d’évolution est d’autant plus stratégique que plusieurs rapports mettent en lumière un accroissement de la résistance au changement.
« La Data ne remplacera pas le métier, cependant elle permettra des tâches qui ne seront plus réalisées par des humains. Il faut en tenir compte dans la transformation. Nous en avons pleinement conscience », déclare encore le dirigeant, qui insiste aussi sur la vitesse accrue des modifications.
La rapidité d’adoption de ChatGPT (100 millions d’utilisateurs en l’espace de deux mois) en est un exemple probant. Par ailleurs, les récentes avancées technologiques remettent en cause une croyance concernant leur usage. Il ne s’agit plus seulement d’automatiser des tâches répétitives. « Avec l’IA générative, nous pouvons couvrir tout le spectre des usages. »
Oui, mais lesquels ? Pour le savoir, Decathlon a procédé à une cartographie afin d’identifier l’impact de l’IA sur ses différents métiers et les synergies potentielles. « L’objectif est de mesurer la valeur de l’humain apportée à la machine ». Et inversement.
Les métiers les plus complémentaires de l’IA sont en particulier ceux pour lesquels l’empathie est nécessaire. L’ancien ministre de l’Éducation nationale, Luc Ferry, estimait lors de l’ITES 2023 que les métiers associant « la tête, le cœur et la main », seraient les plus préservés par le risque de se faire remplacer par une IA, c’est-à-dire ceux combinant intelligence, relations humaines et savoir-faire manuel.
Des métiers peuvent cependant être augmentés. C’est le cas par exemple d’ingénieurs travaillant sur la résistance des matériaux. Sur la tarification, un domaine clé dans le retail, la machine constitue là aussi une aide à la décision pour mesurer l’élasticité-prix et établir les tarifs optimaux.
« L’IA recommande, mais c’est néanmoins le revenue manager qui décide in fine », précise Didier Mamma. L’expert identifie aussi, pour certains métiers, la possibilité d’associer les « deux intelligences ». Ce cas de figure s’applique notamment aux designers de Decathlon, qui au départ exprimaient des réticences à l’égard de l’IA générative.
Pour Didier Mamma, la conclusion est sans ambiguïté : l’IA générative ne rend pas créatif. « En revanche, nous avons pu constater qu’un créatif pouvait l’être encore plus grâce à l’IA générative, en lui permettant de matérialiser plus rapidement et facilement des intuitions. »
« Travailler la relation des collaborateurs avec les données »
L’IA générative ne constitue cependant pas l’unique domaine d’application en matière de cas d’usage. Les équipes de Decathlon planchent sur trois grandes typologies de cas d’usage. La première : l’optimisation ou amélioration incrémentale. « Il faut en faire, mais les gains de productivité sont moindres. »
La seconde catégorie : la réingénierie de processus, qui permet « d’aller un peu plus loin dans la création de valeur. » Enfin : l’innovation de rupture, clé pour l’entreprise. Selon Didier Mamma, les métiers apprécient les gains permis par l’innovation de rupture, mais il insiste sur le fait qu’elle ne répond pas à toutes les problématiques.
« C’est impossible », tranche-t-il, plaidant en faveur d’un mix entre la finalité des cas d’usage, dont tous ne présentent pas le même taux de réussite ni des gains similaires. « Il est essentiel dès le départ de bien cadrer les cas d’usage et les résultats attendus », préconise donc le VP Data & IA.
Didier MammaV-P Advanced Analytics & AI Innovation, Decathlon
À cette fin, Sébastien Staes insiste sur la nécessité « de travailler la relation des collaborateurs avec les données. » Cette approche appartient « aux fondations solides » sur lesquelles doit s’appuyer l’entreprise.
« Notre volonté, c’est d’aller vers 30 % de technique et 70 % de lien avec le métier pour être sûr de répondre par la bonne solution à des problématiques métiers (…) au risque sinon d’apporter une bonne réponse à un mauvais problème et donc de ne pas créer de valeur », commente Didier Mamma.
Ces 70 % de lien métier permettent aussi de gérer des frictions. Celles-ci peuvent naître lorsque les usages de l’IA transforment en profondeur les activités. Justement, Didier Mamma défend la valeur de ces « frictions pour être disruptif. » Par exemple, le lab IA a souhaité l’appliquer au domaine des fiches produit, toujours à optimiser et à enrichir.
Le métier privilégiait le recours à des prestataires humains pour la rédaction des fiches. L’IA serait intervenue pour contrôler ce travail. Pour Didier Mamma, l’inverse était préférable et possible grâce à l’IA générative, et pour des résultats finalement supérieurs.
« Nous avons eu beaucoup de débats », reconnaît le cadre de Decathlon. « Mais la machine présente deux avantages. Au premier jet, elle fait au moins aussi bien que l’humain. Cependant, le modèle présente l’avantage de pouvoir être renforcé grâce aux feedbacks des superviseurs », ajoute-t-il en référence à la technique du RLHF ou Reinforcement Learning from Human Feedback. Celle-ci permet d’affiner l’entraînement d’un modèle d’IA générative à l’aide des retours des utilisateurs.
Former et acculturer
Réduire les frictions et les résistances – non pas celles des matériaux, mais des métiers – l’accompagnement y participe. Il porte en effet aussi sur la conduite du changement, qui doit garantir ensuite l’adoption des solutions IT développées. Pour rapprocher technique et humain, Decathlon a conçu un programme d’acculturation. Celui-ci a été déployé « par cercles concentriques », en commençant par le comité exécutif, sponsor des initiatives sur « toute la chaîne de valeur. »
Ensuite, le programme s’est porté sur les équipes Data elles-mêmes au travers de formations et d’évaluations de compétences pour des fonctions telles que Data Scientist, Data Engineer et Data Analyst. La phase suivante a consisté à élargir l’acculturation aux équipes du « Digital », qui génèrent les données à réutiliser.
Sébastien StaesHead of data transformation, Decathlon
« Nous avons travaillé avec eux pour identifier toutes les données générées par leurs applications, et les données des autres apps qu’ils pourraient être susceptibles d’exploiter. L’enjeu était qu’ils soient conscients du capital Data qu’ils génèrent et soient garants de la qualité de ces données, partageables pour des usages futurs », détaille le head of Data.
Cette phase achevée, Decathlon a poursuivi l’acculturation auprès de fonctions métier en central chargées de la définition des processus et des règles de fonctionnement. Pour cette population, des modules d’e-learning ont été conçus.
L’objectif : leur communiquer des notions sur l’IA et ses sous-domaines, comme le machine learning ou le deep learning. « Nous n’avons pas fait d’eux des Data Scientists. En revanche, lorsqu’ils sont amenés à développer des cas d’usage avec ces profils, ils connaissent le vocabulaire. » Et pour faciliter la compréhension, l’acculturation est illustrée à l’aide de cas d’usage réels déjà en production au sein de Decathlon.
« Lorsqu’un utilisateur met un article dans son panier sur le site Web, depuis environ 2017, un moteur à base d’intelligence artificielle recommande des produits complémentaires », cite par exemple Sébastien Staes.
Ce programme cible l’ensemble des collaborateurs, y compris les vendeurs, les magasiniers, les logisticiens et les managers qui travaillent en magasins et en entrepôts. Pourquoi ? Parce qu’eux aussi sont amenés à utiliser des solutions embarquant l’analytique et l’IA. Et surtout parce qu’ils jouent un rôle essentiel dans la mise en qualité des données.
Pour cette audience, des formats courts de 15 à 20 minutes en e-learning ont été réalisés afin de leur présenter les enjeux liés à la Data et les outils professionnels exploitant des données qu’ils utilisent déjà.
En parallèle, des formations plus poussées ont été mises sur pied. En collaboration avec Leroy Merlin, Auchan et Norauto, Decathlon a ainsi mis au point un package e-learning d’une heure détaillant des cas d’usage pour approfondir la compréhension des sujets. Une formation de 2h en présentiel creuse des cas d’usage, sélectionnés en fonction des équipes métiers. Celle-ci doit les aider ensuite à identifier des cas d’usage.
Pour ceux qui mettront en œuvre ces potentiels projets, Decathlon dispose du « Data Booster », un site Web indexant de multiples informations (guide de création d’un tableau de bord, méthode pour déposer des données dans le Data Lake, etc.), des formations avec l’Academy, un annuaire des contacts Data par pays, un catalogue des solutions existantes pour favoriser la réutilisation, et diverses ressources.
Enfin, Decathlon propose des Master Class d’1h30 tous les six mois, animées par des experts. Elles ont d’abord été destinées aux « 300 leaders de l’entreprise, des responsables pays et process. S’ils ne sont pas convaincus de l’intérêt du sujet, ils n’animeront pas leurs équipes sur la Data », justifie Sébastien Staes.
Ces sessions, portant notamment sur les données personnelles, l’impact des biais cognitifs ou le futur des métiers, sont disponibles en replay pour l’ensemble des collaborateurs.