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Navires autonomes : l’expérience des Norvégiens, pionniers du secteur

La Norvège est la championne du développement de navires autonomes et tout le monde devrait prêter attention aux dernières avancées de ses chercheurs.

La Norvège est l’endroit idéal pour développer les navires autonomes. Les Norvégiens aiment les bateaux, la technologie, et aiment coopérer sur des projets novateurs. De plus, les navires autonomes présentent des applications pratiques qui pourraient changer la vie d’une grande partie de la population du pays.

Mary Ann Lundteigen dirige SFI AutoShip, un programme de huit ans financé par le Research Council on Autonomous Ships and Operations et 22 partenaires. Elle est professeure au département d’ingénierie cybernétique de la Norwegian University of Science and Technology (NTNU), où le centre est hébergé.  

« Même si certains pensent qu’il existe déjà des navires entièrement autonomes, à ma connaissance, les premiers navires commerciaux fonctionnant en autonomie commenceront tous au degré 2 », explique Mary Ann Lundteigen.

« Même si certains pensent qu’il existe déjà des navires entièrement autonomes, à ma connaissance, les premiers navires commerciaux fonctionnant en autonomie commenceront tous au degré 2 ».
Mary Ann LundteigenDirectrice, SFI Autoship

Le degré 2 signifie que le vaisseau est piloté à distance, mais qu’il y a au moins un membre d’équipage à bord.

« Atteindre le degré 3 (navire commandé sans équipage à bord) constitue un défi plus important ; une période d’essai au degré 2 reste donc un bon moyen d’acquérir de l’expérience. », précise-t-elle.

« Et puis il y a le degré 4, qui correspond à une autonomie totale, c’est-à-dire que le navire peut fonctionner entièrement seul et sans équipage à bord. Le degré 4 n’est pas envisageable pour l’instant, du moins pour une exploitation commerciale. Mais c’est un domaine où la recherche est active ici, en Norvège. »

D’autres recherches portent sur le développement de petits navires autonomes qui opèrent dans des zones restreintes. Cette approche simplifie le travail. Elle pourrait même résoudre un problème auquel de nombreux Norvégiens sont confrontés chaque jour.

« Notre vie quotidienne en Norvège est en partie rythmée par les traversées de fjords pour aller au travail », explique Frode Halverson, responsable de pôle pour l’Ocean Autonomy Cluster. « Les ponts et tunnels coûtent cher. Dans de nombreuses situations, les transbordeurs constituent une meilleure solution. »

L’exploitation de plusieurs petits transbordeurs serait moins coûteuse et plus respectueuse de l’environnement que celle d’un seul gros navire. Cependant, sur les petites navettes, le coût de l’équipage est proportionnellement plus élevé que sur les grandes, de sorte qu’il est plus rentable de réduire le nombre de personnels de bord. La technologie des navires autonomes permet donc de concevoir des transbordeurs plus petits et plus intelligents. 

Un laboratoire pour concevoir des centres de commande à terre

La NTNU travaille actuellement avec plusieurs partenaires sur un prototype de transbordeur autonome, ainsi que le test d’une salle de commande permettant d’intervenir à distance si nécessaire. Contrairement à la conduite autonome sur route, les navires autonomes peuvent être dirigés à moindre coût par un opérateur à distance. Mais si la personne qui commande le navire n’est pas à bord, de nouvelles difficultés surgissent, notamment le fait que ce ne sera peut-être pas le capitaine qui sombrera avec son navire.

« Nous mettons au point des salles de commande à terre pour surveiller les navires autonomes, voire en prendre le contrôle », explique Ole Andreas Alsos, responsable du NTNU Shore Control Lab, partie intégrante de SFI AutoShip. « Notre laboratoire ne sert pas de salle de commande dédiée à un but précis. Il s’agit plutôt d’un laboratoire à terre où nous effectuons des recherches sur diverses configurations. Nous voulons apprendre à construire les meilleurs centres de pilotage pour différentes applications : transbordeurs urbains, navires militaires, transports hauturiers, de courte distance, navettes à véhicules, etc. » 

La configuration physique consiste en de nombreux écrans et moniteurs, avec un ordinateur très puissant équipé de l’une des cartes graphiques les plus haut de gamme conçues pour les jeux vidéo : la Nvidia RTX 3090. Actuellement, les opérateurs dans la salle de commande ne reçoivent du transbordeur que des informations visuelles et sonores. Mais la NTNU étudie les moyens de reproduire les conditions réelles du navire au sein du laboratoire. À l’avenir, cela pourrait impliquer un dispositif de retour haptique, afin que les opérateurs puissent ressentir le vent et les vagues, ainsi que d’éventuelles difficultés d’accostage.

Étudier les réactions des opérateurs

« Notre salle de commande dispose de fonctionnalités supplémentaires qui nous permettent d’étudier le comportement des opérateurs », explique Ole Andreas Alsos. « Bien sûr, nous avons des caméras pour voir ce qui se passe dans le centre de commande. Mais les opérateurs portent également des bracelets pour mesurer les variations de leur rythme cardiaque et leur conductance cutanée, révélatrices de leur niveau de stress.

« Nous utilisons des lunettes avec suivi oculaire pour savoir où porte leur regard. C’est une bonne indication de la cible de leur attention. Nous évaluons aussi la dilatation de leurs pupilles. La taille de ces dernières nous renseigne en effet sur leur charge cognitive : une pupille dilatée dénote une charge cognitive élevée, une pupille rétractée une charge cognitive plus faible », poursuit-il.

Les séquences vidéo et les données des capteurs provenant de la salle de commande et des opérateurs sont envoyées à un autre laboratoire, où les chercheurs peuvent, par le biais d’un micro, donner des instructions aux opérateurs. Les scientifiques observent également les comportements, les modes de communication et les niveaux de stress des opérateurs en salle de commande. 

Enfin, il y a une grande salle de réunion où sont diffusés les enregistrements vidéo des expériences ou des tests d’utilisabilité. Ainsi, les différentes parties prenantes – notamment les développeurs, les responsables produit et les chefs de projet – peuvent être tenues informées. Ce système de retour d’informations aide ces parties prenantes à évaluer les différentes configurations de salle de commande.

« Pour explorer diverses situations, nous avons construit un simulateur de transbordeur, qui fonctionne comme un double numérique », explique Ole Andreas Alsos. « Il se comporte exactement comme une vraie navette, avec au moins un avantage, celui de créer des situations qui se produisent rarement dans la réalité ou qui sont trop dangereuses pour être testées. Par exemple, il est possible de simuler des kayakistes qui se dirigent vers le navire, ou des personnes qui tombent à l’eau. Nous pouvons aussi simuler des incendies à bord, et voir comment les opérateurs réagissent et combien de temps il leur faut pour prendre le contrôle du transbordeur. »

Autre sujet de préoccupation, la sous-charge cognitive. Au cours de longs trajets monotones, le capitaine a tendance à s’ennuyer à bord du navire, et peut ne plus être en mesure de réagir rapidement en cas de besoin. Ce phénomène sera encore plus marqué pour les opérateurs en salle de commande, qui ne se trouvent même pas sur le navire. Pour résoudre ce problème, la NTNU étudie la manière de maintenir l’attention des opérateurs à un niveau approprié. S’ils ne sont pas assez occupés, ils s’ennuient ; s’ils le sont trop, ils stressent.

« Une seule personne peut suffire à piloter un navire », explique Ole Andreas Alsos. « Mais si la situation est très complexe, il est possible de lui en affecter plusieurs. À l’autre extrémité de cette échelle, une personne seule peut piloter plusieurs navires, ou une équipe peut gérer une flotte entière. Le scénario que nous testons actuellement prévoit de faire diriger par deux personnes jusqu’à 20 petits transbordeurs accueillant des passagers. Nous essayons de trouver la meilleure interface utilisateur pour ce cas précis.

« Il existe des normes internationales sur la configuration conventionnelle des salles de commande, mais la navigation autonome est un domaine très récent ; c’est nous qui ouvrons la voie ».
Ole Andreas AlsosResponsable du NTNU Shore Control Lab

« Il existe des normes internationales sur la configuration conventionnelle des salles de commande », ajoute-t-il. « Mais la navigation autonome est un domaine très récent ; c’est nous qui ouvrons la voie. Pour ce faire, nous collaborons étroitement avec les autorités côtières, qui sont très proactives et flexibles. Elles sont prêtes à modifier certaines réglementations pour rendre cette évolution possible. Elles savent bien que les navires deviendront progressivement de plus en plus autonomes, pas demain ou l’année prochaine, mais dans un avenir plus ou moins proche. »

Intelligence artificielle ou moteurs de décision basés sur des règles

« La vitesse constitue une différence évidente entre les voitures et les navires autonomes », explique Mary Ann Lundteigen.

« Dans une situation dangereuse impliquant une voiture, la réaction doit être très rapide. Les navires sont plus grands et plus lents (et bien sûr, moins nombreux). Avec un navire, il faut une capacité d’anticipation beaucoup plus élevée pour comprendre ce qui pourrait se produire, et bien se préparer à la situation. Les voitures peuvent être stoppées très rapidement ; les grands navires, en revanche, mettent beaucoup de temps à s’arrêter. »

Communiquer sa situation et sa trajectoire, non seulement à l’opérateur, mais aussi aux autres navires, afin d’éviter blocages et accidents, compte parmi les défis que posent les navires autonomes. Pour compliquer les choses, les navires autonomes se déplacent parfois bizarrement, car ils ne se comportent pas comme des humains. C’est pourquoi les pilotes humains et les marins ont du mal à faire confiance à un navire autonome. 

« Il s’agit d’un exemple d’“IA explicable” ou de “transparence de l’automatisation” », souligne Ole Andreas Alsos. « Les systèmes d’IA complexes, les robots et les navires autonomes doivent nous communiquer leur situation et leurs prochaines manœuvres, pour que nous puissions nous fier à leurs indications et prendre de bonnes décisions en conséquence. Cette “boîte noire” de l’IA doit être transparente pour nous. »

Bien que des essais aient été réalisés avec des navires utilisant l’IA, il n’est pas encore certain qu’ils fonctionneront de cette manière lorsqu’ils seront commercialisés.

Ørnulf Jan Rødseth, directeur scientifique chez Sintef Ocean, pense que ce système reposera sur des règles ou sera directement programmé. « Il est très difficile de tester le deep learning, car on ne sait jamais quel pourcentage des cas ont couvert nos tests. Vous entraînez le système sur les données dont vous disposez, à partir des situations que vous connaissez. Mais dans la pratique, on a généralement affaire à des variantes de ces situations », explique-t-il.

« Il est très difficile de tester le deep learning, car on ne sait jamais quel pourcentage des cas ont couvert nos tests ».
Ørnulf Jan RødsethDirecteur scientifique, Sintef Ocean

« J’imagine qu’on utilisera davantage la prise de décision basée sur des règles pour la prévention des collisions. En outre, je pense qu’un système capable de comprendre qu’une situation donnée n’est pas tout à fait prévisible constitue un paramètre particulièrement important. Dans un tel cas, le système doit demander un contrôle à distance », ajoute Ørnulf Jan Rødseth.

« Toute la difficulté du développement d’un système anticollision consiste à essayer de deviner ce que va faire un navire classique, piloté par un équipage embarqué », poursuit-il. « D’aucuns disent que les systèmes autonomes se comportent d’une manière difficile à interpréter pour des humains, mais l’inverse est également vrai. Les systèmes autonomes ont du mal à prédire ce que vont faire les humains, surtout dans des situations complexes. Si tous les navires étaient autonomes et s’ils coopéraient tous, ce serait assez simple. »

Un des domaines dans lesquels les navires devront coopérer est la collecte et la corrélation des données, selon Svein David Medhaug, inspecteur en chef à la Norwegian Maritime Authority.

« Le système censé manœuvrer et diriger un navire dans des chenaux à forte densité, en interaction avec des navires conventionnels, doit respecter la Convention sur le Règlement international de 1972 pour prévenir les abordages en mer (COLREG). Des modèles de données sont nécessaires pour permettre aux systèmes d’identifier les situations et de réagir en fonction du trafic environnant. » 

Au-delà des petits transbordeurs

« Le petit transbordeur autonome n’est pas la seule application que nous envisageons pour cette technologie », indique Ole Andreas Alsos. « Nous travaillons également sur de grands transbordeurs qui seront partiellement autonomes. Chacun d’entre eux tracera un itinéraire jusqu’à sa destination et le suivra automatiquement. Il régulera aussi sa vitesse.

« Par ailleurs, nous réfléchissons à l’accostage automatisé, c’est-à-dire à l’accostage du transbordeur sans intervention humaine. Pour l’instant, nous visons une autonomie partielle. L’équipage doit toujours être présent pour surveiller les systèmes et les autres navires. »

La traversée autonome devrait permettre d’économiser beaucoup de carburant. Très peu de gens sont capables de piloter un transbordeur plus efficacement qu’un système autonome. L’autre avantage est la sécurité. Le capitaine n’a pas à contrôler les commandes, ce qui libère son attention.

Grâce aux travaux de la Norvège, les navires pourront à terme fonctionner sans équipage. Un capitaine de quart de jour pourra se rendre au travail le matin, piloter un ou plusieurs navires depuis une salle de commande, et rentrer à temps pour le dîner. Quand cela deviendra une réalité, le capitaine n’aura plus jamais à sombrer avec son navire, ni (espérons-le) personne d’autre, d’ailleurs.

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