Les bonnes recettes de Nestlé pour infuser l’IA dans une organisation
George Clooney ne peut pas lire l’avenir dans le marc de café pour Nestlé. Mais Nestlé peut faire des prévisions sur l’avenir de Georges Clooney dans la publicité Nespresso, grâce à son Intelligence artificielle appliquée au marketing et à la communication. Un projet au long cours, mené depuis 2020 avec le Français Ekimetrics, et riche d’enseignements, que le Chief Digital Officer du groupe, Mathieu Ovaert, a accepté de partager.
Pour transformer une organisation, l’Intelligence Artificielle (IA) doit pouvoir se diffuser. Évident sur le papier. Beaucoup moins dans la réalité si l’on considère que 75 % à 80 % de projets n’aboutiraient pas et que 90 % ne livreraient plus de valeur 3 ans après leur lancement – des chiffres soulignés par Jean-Baptiste Bouzige, président et fondateur d’Ekimetrics. Alors, comment faire mentir cette statistique ? Comment mener à bien un projet d’IA et étendre son empreinte ?
C’est à ces deux questions que Mathieu Ovaert, Chief Digital Officer de Nestlé s’attelle à répondre. Le chantier lancé en 2020 vise à « transposer les méthodes scientifiques [appliquées par Nestlé] dans le manufacturing vers la communication et les ventes », dit-il.
En résumé, s’inspirer des savoir-faire et des enseignements acquis dans les différentes formes d’IA pour l’appliquer à un autre domaine : le marketing.
1 – Rester « réaliste » et penser « mise en production », dès l’audit préparatoire
Dans le groupe agroalimentaire suisse, l’Intelligence artificielle n’est en effet pas une nouveauté de l’année. Elle est déjà testée et mise en production dans différents domaines.
Mathieu OvaertChief Digital Officer de Nestlé
L’analyse automatisée d’images satellites (avec le computer vision) permet par exemple de vérifier que les champs des fournisseurs de Nestlé respectent bien la rotation des cultures et la couverture des sols dans le cadre d’une « agriculture régénératrice », une exigence du groupe pour être plus écoresponsable.
Nestlé cherche également à optimiser le remplissage de ses camions de livraison, tout comme Air France utilise le Machine Learning pour optimiser le remplissage de ses cargos.
Dans la communication et les ventes, Nestlé a identifié 41 cas d’usages en juillet 2020 et le début de son projet avec Ekimetrics. « Pas un seul n’est en mode “presse bouton” », insiste Mathieu Ovaert pour souligner que dans l’Intelligence artificielle, il s’agit toujours de projets au long cours, qui doivent commencer par une réflexion (un audit) et se terminer par la sensibilisation (du moins temporairement, un projet IA étant cyclique – lire ci-après).
« C’est [toujours] une IA à hauteur d’Homme », résume-t-il en une formule élégante qui dit à la fois qu’il faut impliquer les métiers, et qu’il s’agit d’avoir des utilisateurs augmentés et non remplacés. « Chez Nestlé, il n’y a pas de problématique de réduction d’effectif [liée à l’IA]. Ce n’est pas un sujet », ajoute le responsable.
Les projets pilotes en Intelligence artificielle appliquée la promotion concernent dans un premier temps les activités Café et Chocolat. Un choix assumé pour ne pas tout mener de front et se donner le temps d’apprendre en faisant.
Sur ces périmètres, Nestlé va tenter d’améliorer ses décisions d’investissements promotionnels et sa communication média (TV, print, réseaux sociaux, programmatique et web, etc.). Les tableaux de bord et les prédictions restent « une aide à la décision, ce n’est pas une machine décisionnelle », martèle le responsable. L’IA n’est pas magique. Il convient de ne placer en elle que des espoirs réalistes et de bien choisir ses cas d’usages.
Jean-Baptiste BouzigePrésident et fondateur d’Ekimetrics
« Il y a encore beaucoup d’entreprises qui ne sont pas matures », constate Jean-Baptiste Bouzige d’Ekimetrics. « Elles sont un peu perdues par tout le “foin” qui est fait autour de l’IA. Elles apprécient quand on démystifie tout cela ».
Conséquence directe de cette perception biaisée, l’IA est aujourd’hui envisagée dans des cas d’usages où elle n’est pas pertinente et où un tableau de bord ou une simple analyse statistique feraient tout aussi bien. « Faire simple, c’est souvent mieux », vante Jean-Baptiste Bouzige, dont le métier est, pourtant, d’accompagner des projets d’IA.
Enfin, dans cette phase d’audit, pour inverser le « taux de chute » (c’est-à-dire arriver à 90 % de projets pérennes au bout de 3 ans) Mathieu Ovaert conseille fortement de penser à la mise en production dès le départ du PoC.
2 – Au commencement est la donnée, toujours
Dans l’IA, tout commence par la donnée, expliquent de concert Mathieu Ovaert et Jean-Baptiste Bouzige.
De quelles données dispose-t-on ? Où sont-elles ? Sont-elles en interne ou chez un prestataire (par exemple les données de vente en magasin sont dans les mains des distributeurs), ou sont-elles des données tierces (third party data) ? Peut-on y accéder facilement ? Sont-elles propres ? Et à jour ? Et légales (RGPD, etc.) ? Quelles données manquent ? Peut-on se les procurer ? Les formats sont-ils simples à exploiter (beaucoup de promotions en supermarché dont Nestlé aimerait connaître l’influence réelle ne sont archivées que sous un format de catalogue PDF) ? Les modèles de données sont-ils les mêmes (en fonction des enseignes distributeurs, voire des points de vente, les données remontées sont plus ou moins granulaires – un écueil étant la tentation de surreprésenter les enseignes qui donnent les données les plus complètes) ?
Cette liste non exhaustive de questions montre à quel point les données sont centrales et conditionnent l’univers des possibles pour l’IA.
Mathieu OvaertChief Digital Officer de Nestlé
Les magasins décident souvent de leurs propres opérations tarifaires. Chez Nestlé, des prospectus papier sont par exemple scannés et les données pertinentes (produits, pourcentage de remises, dates des promotions, etc.) en sont extraites pour s’appuyer le plus possible en entrée sur « la promotion que voit en vrai le client [final] ».
Ces phases d’acquisition, de nettoyage, d’intégration, de stockage et d’indexation n’ont rien du « glamour » d’un George Clooney dans la publicité de Nespresso (dont Mathieu Ovaert mesure donc les retombées et les effets). « [La donnée] c’est un travail de plombier », compare-t-il. Mais un travail indispensable et à ne surtout pas négliger, même si ce sont « des chantiers où il faut savoir se salir les mains » comme les décrit Mathieu Ovaert en plaisantant.
3 – Faire ou faire faire ? Du choix du bon partenaire
Un projet d’Intelligence artificielle s’appuie par ailleurs sur trois piliers, rappelle Jean-Baptiste Bouzige :
- La Data Science pure (c’est-à-dire le choix des algorithmes en fonction des données et de l’objectif voulu)
- La technologie (l’infrastructure sous-jacente, les datalakes, data marts, etc.)
- Et l’humain (pour interpréter correctement les résultats)
S’ajoutent les besoins transverses d’une IA explicable (pour éviter les phénomènes de boîte noire), éthique (correction des biais dans les algorithmes, avec maîtrise humaine) et durable (c’est-à-dire « avoir la bonne puissance [de calcul], calibrée au plus juste pour la bonne réponse », précise le fondateur d’Ekimetrics pour qui « il faut apprendre à être frugal »).
Avec la pénurie de talents et la concurrence des grands acteurs IT pour les recruter, regrouper toutes ces compétences en interne est un défi sinon insurmontable, du moins particulièrement ardu.
Pour Mathieu Ovaert, le recours à un partenaire spécialisé comme Ekimetrics était une bonne solution, d’autant plus que l’IA – même si elle est une priorité – n’est pas le cœur de métier de Nestlé.
Mais encore faut-il choisir le bon partenaire. Or la multiplication des prestataires fait qu’« il n’est pas [non plus] facile de s’y retrouver », concède Mathieu Ovaert. « Cela me fait penser aux années 2000 – 2001 avec toutes ces sociétés qui vous proposaient de faire des sites web. Il y en avait des bonnes… et des moins bonnes ».
Jean-Baptiste BouzigePrésident et fondateur d’Ekimetrics
Pour son projet, le CDO avait présélectionné huit finalistes par appel d’offres. Un des points clefs dans le choix final d’un partenaire n’est paradoxalement pas la Data Science elle-même, mais la compréhension des métiers auxquels elle s’applique. « Notre métier est un métier de traduction », renchérit Jean-Baptiste Bouzige. Sous-entendu, il faut savoir, en amont, traduire des besoins métiers en mathématiques, et en aval, traduire des résultats mathématiques en enseignements compréhensibles par les métiers.
Ce qui vaut pour les métiers, vaut aussi pour les clients finaux – et pour la sélection des projets à lancer : « pensez valeur client et vous n’aurez pas de problème », invite Mathieu Ovaert.
Conséquence directe de cette approche, Nestlé travaille aussi avec d’autres spécialistes qu’Ekimetrics dans d’autres domaines qu’ils maîtrisent mieux (distribution, etc.).
IV – Démocratiser l’Intelligence artificielle en interne
Faire de la Data Science, c’est bien. L’appliquer, c’est mieux. Or pour l’appliquer, il faut susciter l’adhésion (le pilier « humain » évoqué ci-dessus).
Comment démocratiser l’Intelligence artificielle dans cette phase d’adoption ? « Il faut lui donner du sens », répond Mathieu Ovaert. « Il faut prouver aux réticents que cela fonctionne, que le duo Homme + Machine est meilleur que l’Homme tout seul ».
Mathieu OvaertChief Digital Officer de Nestlé
Le responsable de Nestlé invite aussi à considérer cette réticence au changement comme « un doute sain » (sic). Il est en effet naturel de se questionner sur une évolution aussi majeure, qui consiste à déléguer une partie d’une décision – ou d’une de ses tâches – à une machine. Mis à part pour les 20 % à 30 % « d’early adopters » et de technophiles enthousiastes, il faut prévoir une politique d’accompagnement et de conduite du changement.
Pour Ekimetrics, dans la continuité de l’approche de « traduction », un levier d’action très important est de « montrer [aux métiers] que l’on connaît leur vocabulaire ».
Et, ajoute à nouveau Mathieu Ovaert, il faut rappeler que le but de l’Intelligence artificielle est d’automatiser les processus et d’améliorer les résultats, et pas de remplacer les postes existants.
V – Suivre l’IA sur le long terme et itérer, encore et encore
Pour « prouver que cela fonctionne », il faut logiquement mesurer, déterminer des KPI et établir un ROI.
Pour une campagne « augmentée » à l’IA par exemple, on peut envisager assez classiquement un A/B Test (A avec l’aide des algorithmes/B sans l’aide des algorithmes). Pour un rapprochement automatisé entre factures et bons de commande, un taux acceptable d’erreur de traitement peut être déterminé a priori, et un gain de temps pour les comptables calculé a posteriori. Pour l’optimisation des livraisons, une diminution de la consommation de carburant est un bon KPI (à condition que les livraisons soient faites à l’heure, un autre KPI à observer).
Un ROI n’est cependant pas toujours simple à calculer. Encore plus sur le court terme. Car l’IA a une spécificité : elle apprend pour s’améliorer avec le temps.
Mathieu OvaertChief Digital Officer de Nestlé
« Les premières recommandations sont souvent fausses », souligne Mathieu Ovaert. Il faut itérer, modifier des paramètres, apprendre avec de nouvelles données fraîches, et itérer à nouveau pour avoir des prévisions fines. La mise en production d’un algorithme n’est que le début d’un cycle. « Le déploiement de l’Intelligence artificielle est très différent du déploiement d’un ERP » compare le responsable de Nestlé.
Un projet d’IA doit donc s’inscrire dans la durée. Et l’accompagnement doit insister sur cette différence majeure (l’itération permanente du Machine Learning) pour nourrir l’apprentissage des algorithmes et rendre acceptables les premiers résultats imparfaits. Sans quoi les prévisions de l’Intelligence artificielle resteront aussi peu pertinentes et aussi mal acceptées que celles d’un oracle qui lit l’avenir dans du marc de café, fut-il du Nespresso.
Propos de Mathieu Ovaert et de Jean-Baptiste Bouzige recueillis en décembre 2021 à Paris