Comment (techniquement) Alcatel-Lucent arrive-t-il à commercialiser ses APIs ?
Faire sa transformation numérique c'est bien, la commercialiser c'est encore mieux. C'est ce qu'a fait le fournisseur de matériel et de services réseaux en externalisant l'ensemble du processus, plus complexe qu'il n'y paraît, au spécialiste de la gestion des abonnements Zuora.
Passer à un modèle économique centré sur l'abonnement ? Séduisant. Mais pas si simple. C'est ce qui ressort de l'expérience d'Alcatel-Lucent.
Le fournisseur français de matériel et de services réseaux n'a pas abandonné ses ventes traditionnelles, mais il y a ajouté récemment un catalogue d'APIs que les développeurs peuvent intégrer à leurs projets de communication unifiée. Cette évolution a été rendue nécessaire par l'arrivée de concurrents, en progression rapide, sur le marché : Microsoft, bien sûr, avec Teams, mais aussi des « pures players » nés dans le cloud comme BlueJeans ou encore Zoom.
Le modèle d'affaire par abonnements : pas si simple
Contrairement à ce que l'on aurait pu croire, ce n'est pas la partie technique qui aura, semble-t-il, été la plus épineuse pour Alcatel-Lucent, mais la partie commercialisation.
Détermination des variables (par utilisateur, par nombre d'appels au service ou par seuil, etc.), des tarifications et des rabais en fonction des plans d'abonnement ; prise en charge par la comptabilité de nouvelles formes de revenus récurrents ; suivis de la consommation des services de communication pour la facturation (et comment présenter cette facture : détaillée à 100 % ou agrégée par ligne de produit, etc.) sont en effet autant d'éléments qui - intimement liés à la transformation du modèle d'affaires - sont bien plus complexes à gérer qu'ils n'y parait au premier abord.
Pour relever ce défi, le spin-off d'Alcatel a finalement décidé d'externaliser la gestion des abonnements à un spécialiste : Zuora.
Faire ou faire faire
L'ex-licorne, cotée depuis décembre 2018 au New-York Stock Exchange, prend en charge, bon an mal an, 10 milliards de dollars de revenus d'abonnement pour ses clients.
Le cas d'Alcatel-Lucent n'est pas isolé. Caterpillar, Ford, BIC, Phillips, Royal Canin, EDF, SNCF, AXA, AccorHotels ou Schneider Electrics ont eux aussi fait appel à ce spécialiste SaaS. Concrètement, Zuora connecte la comptabilité à l'IT existante (ERP, CRM et IoT - via les plateformes d'agrégation comme Siemens MindSphere ou PTC ThingWorx) en y saupoudrant au passage une pointe de CPQ pour optimiser l'upselling, le cross-selling et le renouvellement des contrats.
Tous ces grands noms industriels sont la preuve que la transformation numérique est (aussi) une problématique commerciale complexe. « Souvent, nos clients ont essayé de le faire eux-mêmes auparavant », constate Michael Mansard, de Zuora en France.
Le point central de son analyse est que pousser une offre de « produit as a service » ou ses variantes (lire ci-après) est une alchimie subtile que - d'après cet ancien de SAP - les ERP ou les plateformes à la Salesforce (qu'il ne cite pas) auraient du mal à gérer seules.
Les abonnements demandent aussi un mélange de compétences que les entreprises n'ont pas forcément en interne. « Nous aidons nos clients [comme Alcatel-Lucent] à passer de la vente d'un produit physique à la vente d'usages. [Or] vendre cette nouvelle offre de valeur a un impact sur la totalité des métiers », résume-t-il.
Les 3 étapes et les 2 modèles du « Product as as Service »
La chose est d'autant moins simple qu'aucune entreprise ne change son modèle économique pour le plaisir d'en changer. « Il y a une volonté de se rapprocher du client qui impose de changer "business model", ce n'est pas l'inverse qui se passe », confirme Michael Mansard.
Conséquence, le passage à une économie de l'abonnement est une longue marche. Elle commence par une solide fondation CRM (recevoir les informations des clients), puis elle continue par une phase de compréhension proactive des utilisateurs (par exemple en ajoutant des capteurs à une machine) qui vise le plus souvent à réduire les coûts (optimisation de la maintenance, etc.) sans changer de modèle économique.
Avec une meilleure compréhension de ses clients, Alcatel-Lucent a pu, par exemple, packager ses services et ses matériels pour les verticaliser et mieux cibler certains segments.
Le vrai changement - la troisième étape - vient avec le grand saut dans le modèle sur abonnement.
Mais là encore, plusieurs options sont possibles. La première est un évolution des offres traditionnelles machine + service en y ajoutant une récurrence. L'exemple type est évidemment celui de l'informatique et du modèle SaaS (logiciel à l'usage + support si besoin). Chez Alcatel Lucent, ce sont « des services connectés au-dessus de nos produits historiques », explique Pierre-Yves Noel, Cloud Services Owner. En milieu industriel, cette option peut correspondre à la vente de pièces détachées, sur le long terme, en fonction des besoins réels et des remontées de données des machines (via l'IoT).
Au passage, l'avantage pour le fournisseur - même s'il ne faut pas le dire trop fort - est de rendre ses clients beaucoup plus captifs.
La deuxième option est celle du « Product as a Service ». C'est ce que fait Alcatel-Lucent avec ses APIs, en vente directe avec une simple carte de crédit. En milieu industriel, il ne s'agit plus de vendre des pièces détachées sur abonnement mais l'usage final en le tarifant en fonction, par exemple, du nombre de trous creusés, de tonnes déplacées, de pièces fraisées, etc. « Ça c'est le Graal », plaisante Michael Mansard de Zuora.
Le même dilemme que pour l'Intelligence Artificielle
En revanche, il reste les mêmes questions que pour le cloud et l'IA. Est-il raisonnable de confier une brique opérationnelle critique à un prestataire externe - qui plus est SaaS et américain ? Qu'en est-il, alors, de l'indépendance de son cœur de métier ? Et de la confidentialité ? Et de la réversibilité ?
Pour Alcatel Lucent, l'externalisation n'est pas une problématique nouvelle. L'entreprise est cliente d'IBM Watson pour ses projets d'intelligence artificielle (comme l'optimisation des envois traditionnels de ses matériels réseaux, physiques, à ses clients) et ne craint donc pas cette forme d'outsourcing. « On a toujours eu des fournisseurs », répond, rassurant et ferme, Pierre-Yves Noel.
Externaliser ou faire soit même ? Vente traditionnelle (qui - quoi qu'on en dise - a encore un avenir pour les clients ne voulant pas être captifs) ou « à la demande » ?
Les débats ne sont pas tranchés et ne le seront pas forcément, avec la forte probabilité d'une cohabitation des différents modèles à l'avenir.
Quoiqu'il en soit, de son côté, Zuora a multiplié par deux son chiffre d'affaires en trois ans (de 113 millions de dollars en 2016 à 235 millions en 2018) en vendant ses outils d'abonnements. Sur abonnement, bien sûr.