Comment Aura Aero pilote la conception de ses avions hybrides et électriques
Pour concevoir ses avions électriques et hybrides, la PME toulousaine a d’emblée opté pour une stratégie « cloud native ». Une approche qui l’a poussée à adopter des suites CAO et PLM en mode SaaS de l’éditeur américain PTC.
Lucide. C’est sans doute le mot le plus approprié pour qualifier la stratégie d’Aura Aero. La startup se consacre au développement et à la fabrication d’avions hybrides et électriques de série, dits « écoresponsables ». Fondée en 2018 par trois anciens d’Airbus, elle déploie actuellement ses activités sur deux sites industriels, l’un situé à Toulouse, l’autre à Bernay, en Normandie.
Dans le cadre du programme Integral, Aura Aero a d’abord créé un avion biplace de formation à capacité voltige. Il est muni d’un moteur thermique, d’un train classique et d’un parachute de secours (Integral R).
Elle a par la suite développé une variante (Integral S) avec un train tricycle et un moteur différent (Lycoming IO – 360-M1A au lieu du AEIO-390/A3B6 du même constructeur). Aura Aero s’est ensuite lancé dans la conception d’un modèle totalement électrique (Integral E), équipé d’un engin Safran ENGINeUS. Cet avion est d’ores et déjà désigné comme le « premier remorqueur de planeur électrique français ».
L’Integral R devrait être disponible à la vente d’ici à la fin de l’année. Les certifications EASA CS23 et FAA sont en cours. L’Integral S devrait passer ses certifications au premier trimestre 2025 pour une commercialisation dans la foulée. L’Integral E, lui, réalisera sous peu son premier vol.
Les ambitions d’un jeune avionneur « écoresponsable »
Aura Aero a déjà obtenu son agrément de designer et de constructeur d’avions de série par l’EASA.
L’entreprise qui a levé 55 millions d’euros en 2023 prévoit de réaliser un chiffre d’affaires de 3 milliards d’euros en 2024. Aura Aero justifie cet engouement par le fait que le trafic aérien devrait doubler d’ici à 2045. Selon l’association du transport aérien international, il pourrait manquer jusqu’à 38 000 pilotes en 2030 rien qu’aux États-Unis et il serait nécessaire de former 500 000 à 600 000 pilotes dans le monde entier au vu des prévisions de trafic.
Du même coup, cela renforce pour la filière la nécessité de réduire ses émissions carbone. En ce sens, les compagnies aériennes et les transporteurs aériens de fret sont intéressés par le programme ERA (Electric Regional Aircraft) d’Aura Aero.
Celui-ci est consacré au développement d’un avion à motorisation hybride doté d’une capacité de 19 passagers (ou 8 en version d’affaires) ou de 1,9 tonne de transport de marchandises. Il sera doté de huit moteurs électriques alimentés par quatre batteries, et de deux turbogénérateurs Safran Helicopter Engines. La promesse ? Réduire les frais d’exploitation des transporteurs régionaux tout en abaissant de 80 % les émissions carbone sur des trajets de 200 miles nautiques (environ 370 kilomètres). Son rayon d’action ? Environ 1500 kilomètres. Aura Aero dit avoir reçu plus de 570 promesses d’achat. Son carnet d’intentions de commandes consacré à ERA serait déjà valorisé à près de 8,5 milliards d’euros.
Pratiquement la moitié des promesses de commandes des avions ERA ont été faites aux États-Unis. Leur entrée en service est planifiée pour 2028.
Une fierté, mais aussi un défi de taille pour la jeune entreprise dont l’expertise mêle industrie de pointe et artisanat. La DSI d’Aura Aero, dont les orchestres sont passés par Airbus, savait qu’elle devrait faire autrement.
« Quand je suis arrivé chez Aura Aero [en 2021], il y avait 25 employés et l’équipe “digital” était composée de deux personnes », indique David Roche, Chief Digital Officer adjoint chez Aura Aero. « Aujourd’hui, nous sommes 250 et il y a 50 personnes au sein du pôle digital, ce qui constitue une grosse équipe pour un modèle industriel ».
À titre de comparaison, en 2021, l’industriel de la défense KNDS France (ex-Nexter) employait près de 4000 salariés, dont une quarantaine d’informaticiens.
Il s’agissait, selon David Roche, de bâtir un « pilier digital fort ». « Aujourd’hui établir un projet industriel en France réclame de passer par des moyens numériques nous permettant de gagner en efficacité et d’apporter d’autres services en interne, pour nos clients et nos partenaires futurs », assure-t-il.
Ce pilier rassemble les fonctions standard de gestion des infrastructures, de la cybersécurité, des réseaux, du matériel, mais aussi d’accompagnement des métiers « afin de bâtir une architecture d’entreprise globale ». « Nous avons également un studio de développement logiciel afin d’intégrer des solutions, de les développer à façon ou de compléter des choses existantes ».
Stratégie IT : la tête dans les nuages, mais pas « les deux pieds dans le même sabot »
D’emblée, l’équipe IT et la direction ont fait le choix du cloud.
« Nous sommes “cloud native”, nous n’avons pas d’infrastructure IT en propre et nous n’achetons que des solutions SaaS, PaaS et IaaS », affirme David Roche. « En local, nous faisons tout sécuriser par Nexans. Et comme nos moyens de conception et de production sont distribués physiquement, nous faisons en sorte de tout interconnecter, que tout soit fluide en matière d’échanges, de processus et de partage de données », poursuit-il.
En sus du site de Toulouse Francazal (3500 m²), et de Bernay (Aura Aero a racheté l’entreprise normande Air Menuiserie en 2020), la PME industrielle ouvrira un site industriel de 1000 mètres carrés à la fin de l’année 2024 au sein de l’université aéronautique Embry-Riddle, à Daytona Beach en Floride. Celui-ci sera consacré au développement d’avions électriques de nouvelle génération ainsi qu’à la finalisation et la livraison des modèles de la famille Integral. Aura Aero a déjà prévu de construire un autre site de 46 000 mètres carrés en Floride pour produire et assembler les avions du programme ERA qu’elle livrera ensuite à ses clients américains. À l’aéroport de Toulouse Francazal, Aura Aero construira une usine de 40 000 mètres carrés pour faire de même en Europe. Les deux sites devraient être opérationnels en 2027.
« Nous savions que nous n’avions pas vocation à rester à 50 personnes et que nos activités ne seraient pas centralisées géographiquement », relate David Roche.
David RocheDeputy Chief Digital Officer, Aura Aero
En ce sens, Aura Aero a fait le choix du multicloud. « Nous ne voulions pas mettre les deux pieds dans le même sabot », souligne-t-il. Aura Aero a choisi Google Cloud et AWS.
Pour un concepteur et fabricant d’avions, il y a deux briques technologiques essentielles : sa suite CAO et son PLM.
Les options sont relativement limitées. Dans le monde de l’aviation, traditionnellement il s’agit de choisir entre les logiciels de PTC, de Siemens et de Dassault Systèmes.
En matière de CAO, Aura Aero s’intéressait plus particulièrement à Onshape. « Même avant de rejoindre Aura Aero, moi et mon colistier nous avions conseillé aux fondateurs de se renseigner sur Onshape ».
Onshape, un Git de la CAO
En 2018, c’était l’un des seuls acteurs du marché de la CAO à proposer une offre SaaS. Onshape intéressait aussi PTC et l’a finalement acquis en 2019.
« C’est moins massif qu’un CATIA dans 3DEXPERIENCE. Cela ressemble davantage à SOLIDWORKS et pour cause, les fondateurs d’Onshape sont aussi les créateurs de SOLIDWORKS », renseigne David Roche, ayant travaillé pour plusieurs éditeurs de solution CAO. « Surtout, cela semblait répondre à nos exigences numériques ».
L’une d’entre elles était d’éviter les douloureuses montées de versions vécues avec les logiciels sur site.
Onshape a été testé et rapidement adopté dès 2019. Aura Aero s’est donc tourné vers PTC. L’entreprise toulousaine a d’abord équipé son bureau d’études.
David RocheCDO adjoint, Aura Aero
« Nous avons commencé avec quelques licences et, aujourd’hui, pratiquement tous les employés sont capables d’accéder à Onshape, soit pour créer, soit pour consulter des pièces », indique David Roche. « C’est facile à faire ».
« Au-delà d’un “outil de dessin en 3D”, Onshape apporte des fonctions natives de collaboration », ajoute-t-il.
Onshape reprend la notion de branches de conception que l’on peut retrouver dans les outils de gestion de versions de code, à l’instar de Git. « Cela permet de travailler sur différentes versions de pièces qui pouvant être abandonnées ou à l’inverse rapatriées vers une branche “master” », explicite David Roche. « Ce flux de travail de design et cette gestion de données de type PDM intégrés sont vraiment efficaces ».
À l’avenir, ces fonctions de partage pourront être étendues avec les partenaires de la société.
Si Aura Aero n’a pas le contrôle sur l’infrastructure sous-jacente de la solution SaaS, elle s’est assurée d’une protection contractuelle et qu’elle peut rapatrier ses données de conception. « Nous le faisons déjà ».
Avant que ses moyens de production prennent de l’ampleur, Onshape répondait à la plupart des besoins de conception et de validation des pièces avant fabrication.
Aura Aero a ensuite réussi à faire approuver un processus de design uniquement à partir des fichiers 3D – donc sans papier ni plan 2D – dans le cadre de la certification CS23 pour les modèles Integral. « Je pense que nous sommes les seules au monde à faire ça sur la CS23 », avance le CDO adjoint.
Au vu de sa jeunesse, la société n’a pas choisi immédiatement un PLM. Puisque la PME maintient une stratégie « best of breed », elle a testé plusieurs solutions sur le marché. « Nous avons finalement choisi Arena, une solution SaaS qui a également été rachetée par PTC et qui est bien intégré à Onshape », indique David Roche.
« Arena permet de gérer les changements dans notre processus industriel aéronautique ». La solution enregistre les demandes de modification d’une pièce avant de les valider ou non. Une fois qu’une demande de changement est validée, un ingénieur modifie la pièce dans Onshape.
Ensuite, le processus de validation du nouveau design de la pièce est codifié dans Arena. Il s’agit de s’assurer que le modèle 3D répond au cahier des charges de la demande de modification, avant de réaliser un nouveau prototype ou de lancer la production d’une pièce en série.
Aura Aero récupère les données d’Onshape et d’Arena par API afin d’alimenter son ERP. « Nous récupérons les BOM des produits validés prêts à la production afin de les intégrer dans notre ERP et suivre la production ».
Du point de vue de l’administration IT, David Roche considère qu’Onshape et Arena sont simples à gérer. « Nous travaillons en binôme. Une partie de mon équipe s’occupe des ouvertures et des fermetures de comptes », déclare-t-il. « Le bureau d’études gère les droits d’accès au sein des projets. Cela demande très peu d’effort puisque ce travail est bien organisé ».
Un MacBook Air M2 comme station de travail
De plus, Onshape ne dispose pas de clients lourds. Un navigateur Web suffit pour accéder à l’environnement de conception, ce qui simplifie encore la procédure pour les administrateurs IT.
La suite fonctionne aussi bien sur Google Chrome, Mozilla Firefox, Safari, Opera et Microsoft Edge en version 64 bits, tant que les extensions WebGL sont actives.
En clair, il n’y a pas forcément besoin de se procurer de puissantes stations de travail coûtant plusieurs milliers d’euros pour exécuter la suite CAO.
« Environ 75 % de notre parc, c’est ça », lance David Roche en désignant son Apple Macbook Air M2. « Nous gérons aussi des ordinateurs sous Linux, Windows et nous avons même fait du Chrome OS ».
« Nous nous assurons juste d’avoir assez de mémoire sur les machines, comme pour n’importe quelle application Web un peu gourmande », précise-t-il. Ce MacBook Air est doté de 16 Go de RAM. « C’est amplement suffisant. La machine ne coûte qu’environ 1100 euros HT et nous nous procurons des PC aux spécifications équivalentes », commente le CDO adjoint.
Les modèles 3D ne sont pas stockés sur les machines, ce qui évite les pertes de fichiers ou les fuites de données en cas de perte ou de vol. La seule véritable contrainte est de maintenir une connexion réseau stable.
Concernant Onshape, il faut ajouter à cela la gestion des formations. « Nous imposons à nos collaborateurs de se former avant d’accéder à l’outil », informe David Roche. « Nous nous appuyons sur deux formations en ligne proposées par Onshape : l’une allégée pour les collaborateurs qui doivent accéder à certaines informations, l’autre avancée pour les designers » décrit le CDO adjoint. « Pour des ingénieurs qui viennent de CATIA ou autres, la prise en main est assez rapide, en revanche nous nous assurons qu’ils assimilent les processus de la société ».
Onshape et Arena sont utilisés dans le cadre du développement des deux programmes. Les avionneurs de taille plus importante peuvent parfois choisir différentes suites d’outils suivant l’aéronef à concevoir.
« Ils font partie des rares outils dont nous savons d’emblée qu’ils nous suivront », informe le CDO adjoint. « Nous menons un partenariat avec PTC en ce sens. Il ne s’agit pas uniquement d’une négociation commerciale. Les équipes de PTC sont très à l’écoute de nos besoins. Ils sont attentifs à notre montée en gamme et en complexités industrielles ».
Aura Aero profite des retours des autres clients de PTC, mais peut également effectuer ses retours afin de faire évoluer les logiciels, en préparation de la modélisation fine du programme ERA.
En matière d’ERP, Aura Aero a choisi de se faire accompagner par 4 CAD Group, un spécialiste de l’intégration de logiciels en milieu industriel. La solution ERP s’appuie sur Sage X3. Elle est utilisée pour la gestion des finances, de la comptabilité et de la production.
Anticiper les enjeux industriels
Si Aura Aero entend déjà exploiter des jumeaux numériques de ses avions, elle ne s’est pas encore penchée sur l’adoption d’infrastructures et de logiciels IoT.
La production de la PME est à la fois très technique, mais aussi très artisanale. « Des menuisiers côtoient des opérateurs de machines à commande numérique », affirme David Roche. Les Integral sont principalement constitués de bois et de fibres de carbone.
« Actuellement, nous ne disposons pas d’une chaîne de production entièrement automatisée qui nécessiterait un usage intensif de l’Internet des objets », considère-t-il. « Ces défis se poseront probablement avec l’accélération de la production en série, en particulier lors du développement de la future usine de Francazal pour la production du programme ERA ».
Crédits de l'image de une : Aura Aero