Cette informatique qui a permis à Clément Giraud de surmonter le Vendée Globe
Dosage automatique des voiles et de la quille, calcul des trajectoires, collecte de relevés, hacking des systèmes météo, réseau redondé, PC durcis… Le Vendée Globe est aussi une aventure informatique.
Les péripéties se sont multipliées, mais l’arsenal informatique à bord a tenu bon. Clément Giraud a bouclé la course maritime périlleuse du Vendée Globe en 99 jours et 20 heures, soit pile en dessous de l’objectif des 100 jours qu’il s’était fixé. Grâce à ses talents de skipper, bien entendu, mais aussi à l’aide de toute une batterie de capteurs et de systèmes informatiques qui l’ont aidé à contrôler son cap dans des conditions extrêmes.
« Nous sommes à présent sur des bateaux très pointus, qui permettent d’aller plus vite, mais au prix de risques bien plus élevés qu’auparavant. Ainsi, nous passons notre temps à frôler de dangereux coups de vent pour gagner des vitesses effroyables. Jouer avec de telles limites, cela n’est possible que grâce à l’outil informatique. Grâce à lui, le Vendée Globe se termine aujourd’hui en 70 jours, alors que les gagnants de la course ne descendaient jamais en dessous de 120 jours auparavant », explique Clément Giraud au micro du MagIT.
Selon les spécialistes, l’informatique sert notamment à compenser les variations brusques de vent apparent, de vitesse et de portance qui sont devenues monnaie courante depuis que les monocoques sont équipés de foils. Ces ailettes, popularisées il y a quelques années lors de la Coupe de l’America, font littéralement planer le bateau au-dessus de la surface de l’eau. Elles mettent aussi le monocoque dans des conditions de survitesse qui dépassent la maîtrise des skippers comme celle des pilotes automatiques.
Compter sur l’informatique n’était pas gagné. Au moment du départ du Vendée Globe, Erik Nigon, le propriétaire du bateau, confiait au MagIT que l’équipement à bord n’avait jamais été mis à l’épreuve d’une traversée aussi longue et agitée. Les chocs – Clément Giraud décrit « des jours entiers dans un shaker » – auraient pu briser les systèmes. La température – qui passe en quelques instants de 30 à 3 °C – aurait pu les faire disjoncter. L’humidité et la salinité ambiantes auraient pu les oxyder. Lors de la précédente épreuve, une panne informatique avait purement et simplement condamné un compétiteur à abandonner la course.
Cent jours après un premier article consacré au bateau de Clément Giraud, LeMagIT est retourné voir le skipper pour lui demander comment son système informatique à bord lui a finalement permis de compléter le Vendée Globe.
Ne pas éteindre les ordinateurs, mettre le chauffage pour les sécher
C’est en vérité un mini-datacenter de pointe qui a accompagné Clément Giraud dans son périple. Il y a cette multitude de capteurs, dans le mât et dans la coque, qui identifient les efforts du bateau et les éléments environnants. Il y a ce système de navigation, installé sur deux PC blindés et dissimulés dans les parois de la cabine, qui récupère des informations météorologiques et géographiques pour calculer à un instant T les meilleures trajectoires possibles. Et puis il y a ce pilote automatique qui se nourrit de toutes ces informations pour doser chaque seconde la position des voiles – 600 m2 de surface exposée au vent – et l’orientation de la quille – un bout de plomb de quatre tonnes qui doit osciller de 30° à bâbord ou à tribord.
Clément GiraudSkipper lors du Vendée Globe
« Rien n’a cassé ! L’installation informatique a tenu bon », se réjouit le marin, qui rappelle que tous les systèmes étaient harnachés derrière les parois amovibles de sa cabine, totalisant 2 m2 de surface. « Avant de partir, nous avions graissé tous les connecteurs pour éviter l’oxydation. Je les aspergeais de bombe régulièrement. Et puis je suis parti avec trois, quatre jeux de câbles. Dans certains cas, j’ai utilisé tous ceux que j’avais en rechange », raconte Clément Giraud.
Et d’ajouter : « dans le grand sud, l’humidité est telle qu’il pleut à l’intérieur du bateau ! Alors qu’il faisait déjà très chaud, je faisais tourner le chauffage en permanence pour sécher tous les équipements et toutes les connexions. »
Sa plus grande crainte ? Devoir rallumer un équipement qui se serait éteint. « C’est une information que m’a donnée mon sponsor Jiliti avant mon départ : si un système s’éteint, il perd en température et si celle-ci est trop basse, certains de ses composants peuvent ne pas vouloir se rallumer en même temps que les autres. Cela crée alors des problèmes en cascade. Ainsi, deux semaines avant le départ, nous avons allumé tous les systèmes informatiques et ne les avons plus jamais éteints ensuite. »
Jiliti est un prestataire spécialisé dans la conception des datacenters. « Je regrette de ne pas les avoir rencontrés plus tôt. Leurs connaissances techniques m’auraient été d’une grande aide », dit Clément Giraud. Car, si tout est bien qui finit bien, le skipper aura tout autant fait le tour du monde que celui des galères informatiques.
Reconstruire tout le datacenter à bord pour être sûr de savoir le dépanner
Les écueils dus à la technologie ont commencé bien avant que la course ne commence. « Avec mon équipe nous avions passé des mois à préparer un bateau flambant neuf pour la compétition. Il était au point un an avant le départ et je devais passer les mois restants à m’entraîner dessus. À cette date, j’ai eu l’idée malheureuse de brancher sur une de ses prises de courant une lampe torche, que je venais d’acheter sur Internet et dont il fallait charger la batterie. Nous sommes partis à peine 20 minutes, pour aller déjeuner. Pendant notre absence, la batterie de la lampe torche a explosé, son lithium en feu s’est répandu sur les sièges de la cabine. À notre retour, mon bateau n’était plus qu’un tas de cendres », se souvient, dépité, le skipper.
Ses chances de concourir se réduisent subitement. Son sponsor d’alors le lâche ; il n’a pas les moyens de payer les réparations. Le comité du Vendée Globe lui impose de recommencer toutes les épreuves de qualification s’il trouve un autre bateau. Et puis, un jour, un miracle : le navigateur Erik Nigon, passionné par le défi sportif que s’est lancé Clément Giraud, lui prête volontiers son IMOCA.
« La première chose que nous avons entreprise a été de refaire le bateau d’Erik Nigon à neuf », lance Clément Giraud. « Il y avait déjà de l’équipement en place, des capteurs, du câblage, un pilote automatique et puis, bien sûr, un circuit électrique. Le problème ? Je ne les connaissais pas, je ne savais pas comment ils avaient été montés, je ne connaissais pas leur historique. En mer, si une panne survient, je dois être en mesure de tout réparer moi-même. Là, c’était impossible. »
« Alors, nous avons reconstruit tout le circuit électrique et plus d’un tiers du câblage informatique. Nous avons refait leurs protections, nous avons pris des câbles utilisés dans les avions, notamment à l’intérieur du mât, dans la coque. Nous avons doublé les liaisons. Cela nous a coûté un mois de travail à cinq personnes, dont trois semaines quasiment jour et nuit pour mon électricien. »
Clément Giraud
Parmi les subtilités, les systèmes informatiques du pilote automatique sont au centre d’un câblage en étoile vers chacun des capteurs. « Dans ce genre de configuration, un problème sur un capteur va remonter des informations erronées qui peuvent corrompre les informations des autres capteurs. J’ai préféré déployer un réseau en colonne vertébrale, ou chaque capteur est relié à un endroit précis du câblage, ce qui permet de l’isoler en cas de problème. » En l’occurrence, le nouveau design agglomère la plupart des relevés au niveau des deux PC – des machines Core i5 redondantes et blindées dans une coque refroidie uniquement par des ailettes, de marque ROM-arrangé – plutôt que de les transmettre directement au pilote automatique.
Il a aussi fallu segmenter le circuit électrique : « lorsque le pilote automatique doit faire pivoter la quille, cela consomme 250 ampères pendant 30 secondes. Il était donc nécessaire que tous les équipements informatiques fonctionnent sur un circuit à part pour ne pas souffrir de chutes de courant. »
L’équipe de Clément Giraud comprend un expert en informatique. C’est lui qui référence toutes les procédures de dépannage possibles. Elles sont réunies dans un classeur, avec des photos explicatives, pour que le skipper sache exactement quoi faire en cas de pépin lorsqu’il serait en pleine mer.
Des parasites dans un câble Ethernet resté branché affolent le pilote automatique
Le premier problème en mer survient cinq jours à peine après le départ : subitement, alors que le temps est favorable, le monocoque de Clément Giraud fait un virage à 90°. Pour s’arrêter net.
« Le pilote automatique ne faisait plus ce qu’il devait faire ! Et je ne savais pas pourquoi ! Nous avions passé tellement de temps à refaire le câblage que j’avais renoncé à changer en plus le pilote automatique. Je ne connaissais pas bien ce modèle, mais j’avais pris le parti que je pourrais m’en sortir en n’utilisant que les quatre ou cinq paramètres que je maîtrisais. En revanche, cette panne… ne me disait rien. »
Dans ce cas particulier, Clément Giraud a obtenu l’autorisation de communiquer avec son équipe pour essayer de résoudre le problème. Celle-ci épluche les documentations, s’arrache les cheveux sur ce bug improbable et finit par en trouver la cause. Elle est pour le moins incongrue :
« Ce pilote automatique dispose d’un port Ethernet pour envoyer ses logs à une station de maintenance. Nous nous en étions servi avant de partir pour vérifier que tout fonctionnait correctement. La station de maintenance avait été débranchée avant le départ, mais j’avais oublié de déconnecter le câble Ethernet. Or, il se trouve qu’en pleine mer, ce câble Ethernet captait des parasites électromagnétiques, lesquels étaient interprétés par le pilote automatique comme de nouvelles données de navigation ! J’ai débranché le câble Ethernet et, subitement, tout est rentré dans l’ordre », se souvient le skipper, encore incrédule.
La même mésaventure arrivera plus tard, dans l’hémisphère sud. Alors que Clément Giraud traverse des masses nuageuses chargées d’électricité, son bateau vire encore pour s’arrêter net. « Cette fois, je n’avais plus rien à débrancher. J’ai donc eu l’idée de changer le mode de fonctionnement du pilote automatique : au lieu de tenir compte de la vitesse du bateau par rapport au vent, je l’ai basculé en mode cap, pour qu’il tienne compte de ma position GPS. Mon bateau est reparti. Mais le problème de ce mode est que la vitesse est calculée selon le fond de la mer, pas selon le courant, donc ce n’est pas optimal. 30 minutes plus tard, après être repassé dans le mode initial, je traverse à nouveau le même type de nuage et… la panne se reproduit ! »
Clément Giraud appelle à la radio les compétiteurs alentour. Tous expérimentent un problème similaire. Ensemble, ils comprennent : le capteur en haut du mât, en carbone, capte des parasites. Et le pilote automatique, auquel ce capteur est ici directement relié, les interprète comme des données aussi importantes que les autres.
« Les fois suivantes, à chaque fois que j’approchais de ce genre de masse nuageuse, je faisais redémarrer le pilote automatique pour que cela vide les informations emmagasinées par le capteur en haut du mât. Le problème est que le pilote automatique met un certain temps à redémarrer. Pendant cette opération, je basculais donc sur mon pilote automatique de secours. »
Corriger les algorithmes du pilote automatique, hacker les informations météo
Au-delà du dépannage, il y a surtout l’opérationnel. Comme les autres skippers, Clément Giraud a passé la majeure partie du temps de sa traversée devant ses écrans : « vous avez un quart d’heure entre deux manipulations de voile. Et vous le passez devant l’ordinateur, à essayer de traduire les données de vos capteurs et les données prévisionnelles », dit-il.
« Le problème est que le pilote automatique ne connaît pas l’état de la mer. Ses algorithmes sont reliés à une centrale inertielle qui leur envoie des angles pour qu’ils rétablissent en continu l’assiette du bateau. Mais ces algorithmes vont forcer des mouvements naturels, ce qui n’est pas souhaitable parce que pour que le bateau aille vite, il faut qu’il surfe sur la crête des vagues. Selon l’état de la mer, je dois donc en permanence réajuster la quantité de paramètres que le pilote doit prendre en compte », détaille le skipper.
Une autre tâche est celle de la navigation selon les informations météo, reçues via une antenne satellite sur le mât qui apporte une connexion Internet rudimentaire, mais facturée 8 à 10 000 € pour les trois mois de traversée. « Ces informations sont rafraîchies toutes les quatre ou douze heures dans diverses stations qui apportent chacune un certain degré de précision. Il y a le service américain auquel nous avons accès et le service européen qui… coûte trop cher pour les compétiteurs ! » Pour obtenir les informations essentielles du service européen, les skippers sont donc obligés de… hacker le système.
Clément Giraud
« En l’occurrence, nous ne pouvons pas télécharger les fichiers vectoriels du mouvement du vent dont a besoin Adrena, notre logiciel décisionnel d’aide à la navigation. Donc, nous passons par un moteur de recherche disponible sur Internet, qui permet, moyennant des requêtes savantes, d’obtenir des données comme si elles avaient été calculées par notre logiciel à bord. » La liste des paramètres à fournir donne le tournis. Il faut tenir compte des différentes « performances » que le bateau peut avoir selon ses différentes « polaires ».
Il faut être savant. « Le but est de fusionner toutes les informations des stations avec des tables de correction pour calculer un cap qui respecte les performances du bateau. Mais dans l’hémisphère sud, j’ai découvert que j’avais tout intérêt à dégrader artificiellement les données de capacité de mon IMOCA et à augmenter de 120 % les différentes valeurs. »
Clément Giraud définit un endroit à atteindre en environ 10 jours. Le logiciel calcule une route globale qui tient compte de tous les paramètres précédents. À partir de ces informations, Clément Giraud définit plus précisément un point à atteindre en trois jours. Nouveau calcul. Puis un point à atteindre en un jour. « L’ordinateur propose plusieurs routes optimales. Je tranche parmi les options selon les voiles que je veux plus, ou selon la météo que je souhaite le moins rencontrer. »
Clément Giraud
Et tout cela même quand le bateau secoue de tous les côtés : « évidemment, je n’ai pas de souris. Je pilote mes logiciels avec le poignet fermement appuyé sur un trackball », indique-t-il, en suggérant l’importance capitale de ce détail.
Et d’ajouter que les secousses ne pénalisent pas que l’ergonomie : « quand le bateau gite énormément, l’antenne n’est plus opérationnelle. Elle n’arrive plus à se positionner pour trouver les satellites… ». Au final, Clément Giraud fera 6 000 km de route en plus par rapport au trajet initialement décidé.
Oscar, un système de pointe encore en beta-test et qui consomme trop
Lors de notre précédente interview, Erik Nigon avait mentionné que l’IMOCA de Clément Giraud était équipé d’un système baptisé Oscar, à titre expérimental. Ce dispositif, qui embarque sa propre informatique et ses propres capteurs, est censé détecter les obstacles invisibles et prévenir à temps le skipper, ou le pilote automatique, pour qu’il les évite. En l’état, le fournisseur en est encore aux tests. À date, il installe son appareil sur les bateaux du Vendée Globe surtout dans le but de collecter les informations qui viendront nourrir, à terre, ses algorithmes de reconnaissance.
Clément Giraud est dubitatif quant à l’efficacité d’Oscar. « Le dispositif m’a essentiellement servi à confirmer ce que je devinais sur le radar. Le seul obstacle qui m’a surpris est un immense amas d’algues en travers de ma route. Oscar ne l’avait pas vu. Mais le gros problème de ce dispositif est surtout la quantité d’énergie qu’il consomme. J’ai été obligé de le couper à plusieurs reprises pour préserver mes batteries. »
Clément Giraud
L’autonomie en énergie – vitale pour actionner les éléments mécaniques et faire fonctionner tous les systèmes informatiques à bord – est d’ailleurs le point que Clément Giraud regrette d’avoir sous-estimé. La vitesse du bateau fait tourner une hélice qui produit 8 à 3 ampères, soit bien moins que les 250 ampères nécessaires au déplacement de la quille.
« J’ai fait une erreur : je n’ai pas cru bon d’embarquer des panneaux solaires. Quand le bateau ralentit, l’hélice ne fournit plus assez d’électricité. Pour parer à cela, j’ai un générateur qui fonctionne au gasoil. Mais ce carburant alourdit mon bateau. Selon mes calculs, 20 kg de panneaux photovoltaïques délivreraient autant d’énergie que 60 kg de gasoil. »
Le dernier élément et non des moindres quand on passe plus de trois mois en solitaire en pleine mer : le système multimédia. Clément Giraud a fait installer des antennes Wifi et Bluetooth, pour écouter sur sa tablette ou son smartphone les podcasts de France Inter téléchargés au compte-gouttes par son antenne satellite. Ce Wifi servait accessoirement de connexion de secours entre les équipements. Pour le cas où un câble viendrait à se rompre entre les deux PC, qui agglomèrent les données des capteurs, et le pilote automatique.
« Nous allons nous réunir avec tous les autres skippers de la compétition pour débriefer sur nos expériences respectives avec l’équipement informatique à bord. Ma conviction est que j’aborderai la prochaine course avec plus de capteurs pour affiner encore ma route. Mon monocoque était doté d’une quinzaine de capteurs. Les bateaux les plus récents en embarquent une soixantaine », conclut-il.
Organisée tous les quatre ans, la prochaine édition du Vendée Globe débutera fin 2024.