Quand et comment mener un projet blockchain (et comment savoir si vous en avez besoin) ?
Martha Bennett, analyste de Forrester Research a donné un cadre de réflexion clair sur la technologie des registres distribués et sur son usage pertinent (ou pas) dans des projets d'entreprise. Voici ses précieux conseils pratiques.
Le moins que l'on puisse dire, c'est qu'il n'y a pas de pénurie de blockchains. Les différentes technologies de registre distribué se comptent par dizaines (Hyperledger, Ethereum, Quorum, Corda, etc.). Et du côté des projets, il est plus rapide de compter les groupes qui ne la testent pas, plutôt que d'énumérer les PoC en cours dans tous les domaines.
Pour autant, bien que l'approche des blockchains en matière de vérification et de partage des données soit nouvelle, de nombreuses technologies utilisées dans ces projets existent depuis longtemps, explique Martha Bennett, analyste chez Forrester Research, qui s'est penchée sur les blockchains dès 2014.
Même le vocabulaire autour de la blockchain est en train de se stabiliser et de se démocratiser. Par exemple, Martha Bennett utilise les termes « blockchain » et « Distributed Ledger Technology » (DLT pour technologies de registre distribué) de façon interchangeable et il n'y a plus de débats de puristes pour différencier les deux.
Mais la multiplication des projets et l'intérêt pour la blockchain ne signifie pas pour autant que la technologie soit mature ou que nous sachions où elle va, avertit Martha Bennett face à un auditoire de professionnels de l'IT lors du Forum Forrester New Tech & Innovation 2018. Tout comme aux premiers jours de l'Internet peu de gens prévoyaient à quel point le réseau des réseaux changerait le monde, nous ne savons pas aujourd'hui ce que la blockchain va révolutionner (ou pas).
« C'est encore un peu le Far West. Non, en fait c'est encore totalement le Far West », plaisante-t-elle. « Et aussi révolutionnaire que puisse être les DLT, rien n'est révolutionné aujourd'hui du point de vue de l'entreprise » du fait qu'aucune blockchain n'est encore déployée à grande échelle - même si un projet comme celui de Mærsk et IBM commence à atteindre une taille pertinente.
Mettre les mains dans le cambouis
Les responsables ont du pain sur la planche. Ils doivent à la fois comprendre et évaluer les plates-formes, évaluer comment elles se comporteront lors d'un déploiement à grande échelle et imaginer où les blockchains pourraient être utiles dans les entreprises. Trois énormes chantiers.
« A ce stade, il faut vraiment ouvrir le capot et comprendre ce qu'une plate-forme offre et ce qu'elle contient. Il faut mettre les mains dans le cambouis », résume Martha Bennett.
Aujourd'hui, les projets blockchain « voient très grand, mais en commençant petit », constate l'analyste. Pour une raison simple, ce qui est fait est souvent « l'invention d'un cheval plus rapide » - c'est-à-dire, prendre un processus existant et l'améliorer un peu. Une telle démarche n'est peut-être pas disruptive, mais elle aide les responsables informatiques à apprendre et à comprendre comment fonctionnent les architectures blockchain. « C'est très important parce qu'il est toujours difficile de rattraper le retard en matière d'innovation. Si vous attendez que les choses soient prêtes et totalement mûres, il sera peut-être trop tard ».
Dans le même temps, et en plus de cette phase d'apprentissage, les DSI doivent aussi penser à utiliser la blockchain pour aller plus loin et réinventer des fonctionnements internes ou des modèles d'affaires. « C'est aussi un Big Bang, même si cela peut mettre des années à créer un nouvel ordre des choses », illustre l'analyste.
Au cours d'une séance de 90 minutes - qui comprenait un exposé du DSI de la Federal Reserve Banque de Boston sur la façon dont la Fed aborde la blockchain - Martha Bennett a abordé les points suivants :
- la définition de la blockchain par Forrester et pourquoi le vocabulaire mérite que l'on s'y attarde
- pourquoi les projets blockchain restent encore en phase de test
- une checklist complète pour savoir si vous avez un cas d'utilisation viable pour une blockchain
- des situations où la blockchain peut aider
Qu'est-ce que la Blockchain ?
La technologie Blockchain, ou technologie de registre distribué, est définie par Forrester comme « une architecture logicielle qui supporte les processus collaboratifs autour de données fiables qui sont partagées à travers des frontières organisationnelles et potentiellement nationales ».
Chaque mot a son importance.
Architecture, parce que la blockchain est un concept technologique et pas une plate-forme en particulier.
Collaborative, parce que la blockchain est un « sport d'équipe, pas quelque chose que l'on fait dans son coin pour soi-même ». Pour Martha Bennett, un projet blockchain nécessitant entre trois et dix partenaires. Trois acteurs ou moins ne donnera pas la diversité dont ont besoin les projets blockchain pour fonctionner - et n'a de toute façon pas d'intérêt puisqu'à deux acteurs, une validation distribuée est un non-sens. Plus de dix acteurs et la blockchain risque de devenir aussi ingérable « qu'un troupeau de chats ».
Données fiables. Les blockchains ont besoin de données auxquelles vous pouvez « faire entièrement confiance », avertit l'analyste.
Enfin, et il s'agit de partager des données, pas seulement de les sécuriser. D'où le « au-delà des frontières organisationnelles ». Dans de nombreux cas, les DSI constateront qu'ils peuvent fournir le service qu'ils imaginent « mieux, plus rapidement et à moindre coût avec les technologies existantes », constate Martha Bennett. « Mais ce que vous n'aurez pas, c'est l'aspect collaboratif qui étend les processus par-delà les frontières de chacune des organisations ».
Quels facteurs freinent le déploiement à grande échelle ?
Les entreprises explorent une pléthore de projets blockchain, depuis le covoiturage et le suivi d'actifs numériques jusqu'au prêt de titres et à la vérification de l'intégrité des données.
Mais un déploiement complet ne peut avoir lieu sans être sûr que le logiciel va bien tenir la charge. Et s'il faut que la blockchain communique et s'intègre aux systèmes existants, se posent également les questions de comment le faire, avec quelles exigences réglementaires et de conformité et quels changements doivent être apportés aux processus opérationnels, tant en interne qu'au sein des organisations partenaires de la blockchain.
« Nous assistons à une transition des projets au-delà des PoC et des phases pilote, mais ce n'est pas encore des déploiements à grande échelle », constate Martha Bennett.
Comment identifier un cas d'usage pour la blockchain
L'experte invite à tester dès à présent la blockchain. Mais, prévient-elle, « si vous n'arrivez pas à trouver un cas d'usage pertinent, n'essayez même pas ». Une entreprise peut venir voir Forrester et demander des exemples de cas d'usage, continue-t-elle, mais au bout du compte, seule l'entreprise connaît suffisamment bien son organisation et son industrie pour être en mesure de déterminer comment la blockchain pourrait améliorer tel ou tel processus.
Pour déterminer un bon cas d'usage, Martha Bennett recommande de se poser les questions suivantes :
- Quel problème essayez-vous de régler avec la blockchain ?
- Est-ce que d'autres acteurs de votre écosystème cherchent à régler un problème identique ou similaire sur beaucoup de points ?
- Quelle opportunité essayez-vous de concrétiser ?
- Pensez-vous pouvoir embarquer des membres votre écosystème (y compris des concurrents) et pensez-vous pouvoir les convaincre de vous suivre dans ce projet ?
Sur cette dernière question, Martha Bennett explique que même les industries les plus riches - comme les services bancaires ou les banques d'investissement - doivent s'attaquer à l'efficacité des processus. « Tout le monde se soucie des coûts d'exploitation des opérations IT. Si des concurrents ont des processus identiques qui sont coûteux et lourds, pourquoi ne pas envisager de les partager à l'aide d'une blockchain ? ».
Comment savoir si la blockchain est adaptée au cas d'usage
Voici la checklist de Martha Beneth pour savoir si une blockchain est une (bonne) solution envisageable par rapport à un problème à résoudre :
- plusieurs parties ont-elles besoin d'accéder au même jeu de données ?
- toutes les parties ont-elles besoin d'être sûres que les données sont justes et n'ont pas été falsifiées ou dégradées ?
- quelles sont les conditions du système actuel : est-il sujet aux erreurs, incroyablement complexe, peu fiable, en désordre ?
- y a-t-il de bonnes raisons de ne pas avoir un système unique et centralisé ? Les DLT introduisent de la complexité et du risque, précisément pour les raisons énumérées ci-dessus. Il se peut que des raisons historiques expliquent l'absence de coopérations et qu'elles soient difficilement surmontables - justement parce qu'elles sont historiques, même avec une blockchain.
En plus de la question du passage à l'échelle, les premiers expérimentateurs se débattent avec une autre question épineuse : celle du juste équilibre à trouver entre le filtrage des droits d'accès, la transparence des données, la protection des données (et la confidentialité) - et la manière de gérer des exceptions, permanentes ou temporaires.
« Garbage in, Garbage Out » ou les risques de pérenniser de mauvaises données
La blockchain ne s'occupe pas de la qualité des données. « Si vos données sont mauvaises à l'origine, elles le resteront », prévient Martha Beneth, « vous ne faites que préserver les bêtises d'une manière plus persistante ».
De nombreux projets de blockchain ont pour but de suivre et d'assurer la provenance de marchandises afin de réduire les coûts de la chaîne d'approvisionnement et de réduire la fraude. Ce sont de « très bons cas d'usage », acquiesce l'experte de Forrester. « Mais si l'objet suivi a été trafiqué - et même si vous avez établi un lien inviolable entre l'objet physique et les données du registre - la représentation sur la blockchain sera un problème parce que d'un coup vous suivez un faux objet ». Les problèmes de fraude physique doivent encore être résolus, conclue-t-elle.
La règle des 80/20
La numérisation des processus papier a été une « véritable avancée », mais la blockchain ne peut pas « transformer le papier en données numériques », fait remarquer Martha Bennett. Or beaucoup de documents sont encore édités uniquement sous une forme physique. Si des processus n'ont pas encore été numérisés, les DSI doivent amener leurs entreprises à se demander pourquoi et voir comment y remédier, car c'est le point de départ de toute blockchain (et sa phase préliminaire).
Enfin, les DSI doivent comprendre que les problèmes IT ne représentent qu'une toute partie des projets blockchain. Les défis des DLT sont constitués, en gros, à 80 % de problématiques métiers et à 20 % seulement de questions technologiques.
« Les problèmes technologiques ont coutume d'être étudiés et solutionnés. Mais les questions opérationnelles - numérisation, casser les silos internes, restructuration des processus - peuvent prendre beaucoup plus de temps à se résoudre », avertit Martha Bennett en guise de conclusion de son intervention.
Pour approfondir sur Base de données
-
Quelle différence entre une blockchain et les technologies de registres distribués (DLT) ?
-
La blockchain grande vainqueur du Hackathon de Syntec Numérique
-
Amazon lance Quantum Ledger Database (et ce n'est pas une blockchain quantique)
-
Huit domaines où la blockchain peut effectivement aider les gouvernements (Gartner)