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Le suivi des émissions de CO2, un enjeu de taille pour l’IT
Les entreprises de divers secteurs ainsi que les pouvoirs publics ont recours à l’IT et aux solutions analytiques pour suivre les émissions de gaz à effet de serre afin de répondre aux nouvelles exigences réglementaires.
Si Shell était un pays, ce géant de l’énergie serait le sixième plus grand émetteur de gaz à effet de serre. Rien qu’en 2021, l’entreprise et ses produits ont généré l’équivalent de 1,375 milliard de tonnes de dioxyde de carbone, soit environ 2,8 % des émissions totales de l’humanité. Elle s’est engagée à ramener ce chiffre à zéro à l’horizon 2050, bien décidée à s’appuyer pour cela sur l’informatique et les données.
Dans son premier rapport sur les avancées de sa transition énergétique, publié en avril 2022, Shell annonce avoir déjà réduit ses émissions totales de 16 % depuis 2016, y compris celles produites lors de la combustion du pétrole et du gaz qu’elle vend. Les émissions générées par ses propres activités ont diminué de 18 % au cours de la même période, pour atteindre 68 millions de tonnes d’équivalent CO2. D’ici à 2030, l’entreprise prévoit de réduire ses émissions de moitié par rapport à son niveau de 2016.
La décarbonation de l’une des plus grandes entreprises de combustibles fossiles au monde nécessite d’investir dans les énergies renouvelables, de convertir les raffineries de façon à traiter des énergies et des produits chimiques bas carbone, de développer des technologies de captage et de stockage du carbone, et d’optimiser les processus existants. « Le numérique va jouer un rôle très important dans l’accélération de la transition énergétique », promet Dan Jeavons, vice-président des sciences informatiques et de l’innovation numérique chez Shell.
Le numérique peut en effet contribuer à rendre les procédés actuels plus efficaces, à accélérer la conception d’équipements destinés à des procédés tels que le reformage du méthane, qui permet de produire de l’hydrogène comme combustible sans émission de CO2, et à gérer les systèmes énergétiques qui dépendent des sources fluctuantes que sont le soleil et le vent. Dans une récente analyse effectuée pour le World Economic Forum, le cabinet de conseil Accenture estime que les technologies IT pourraient permettre de réduire les émissions de 20 % à l’horizon 2050 dans les secteurs de l’énergie, de fabrication de matériaux et des transports.
Les efforts de Shell
Mais ces mesures nécessitent une plateforme de données commune. Shell s’appuie pour cela sur l’architecture lakehouse (combinaison d’un lac et d’un entrepôt de données) de l’éditeur Databricks. La majorité des données de Shell se compose de séries de mesures périodiques. « Nous recevons tous les jours plusieurs millions de points de données », explique Dan Jeavons. Environ 300 millions de lignes de données sont ainsi ajoutées toutes les semaines aux 2,7 billions de lignes existantes.
Ces données sont exploitées à l’aide d’outils BI pour prendre des décisions, mais elles peuvent aussi être analysées en vue de repérer des problèmes à un stade précoce et d’améliorer des procédés. Au Nigeria, Shell a ainsi utilisé son optimiseur en temps réel pour paramétrer les équipements d’une usine de gaz naturel liquéfié, ce qui a permis de supprimer les goulets d’étranglement et de réduire de 70 % l’évaporation et le torchage du gaz (le fait de brûler intentionnellement du gaz naturel en excès ou en conséquence d’une panne d’une torchère).
Les émissions de CO2 de l’usine pourraient ainsi baisser de 130 000 tonnes par an, soit l’équivalent des émissions annuelles de gaz à effet de serre d’environ 20 000 personnes au Royaume-Uni. « Toutes les mesures qui peuvent être prises au niveau des procédés industriels lourds pour réduire le dioxyde de carbone lié à la production peuvent avoir un impact considérable », souligne M. Jeavons.
Miser sur la transparence
Il conviendrait d’accroître la transparence de ces données opérationnelles afin que les exploitants puissent partager leurs connaissances en matière de réduction des émissions. « Ces données permettent de faire des comparaisons et des mises en contraste », précise M. Jeavons, ajoutant qu’elles pourraient servir à optimiser les processus de manière continue, plutôt que ponctuellement, comme c’est le cas aujourd’hui. Mais pour cela, les fournisseurs d’énergie ont besoin de normes de données communes.
« Le problème, c’est que ces entreprises ont toujours exploité leur propre plateforme logicielle et leur propre système de données, dans des formats souvent propriétaires », déplore-t-il, et ce pour servir leurs propres intérêts. « Pour transformer le système énergétique, nous pouvons toutefois commencer par être plus transparents quant aux jeux de données que nous exploitons ».
Dan JeavonsVice-président des sciences informatiques et de l'innovation numérique, Shell
Shell et Databricks font partie des entreprises qui participent au forum Open Group OSDU, qui développe pour le secteur une plateforme de données open source standard.
Shell est souvent pointée du doigt par les militants écologistes. En mai 2022, une cinquantaine de manifestants ont interrompu son assemblée annuelle à Londres en scandant entre autres « Shell must fall » (Shell doit tomber). Toutefois, l’entreprise affirme pouvoir faire davantage en transformant ses activités plutôt qu’en les cessant. « Nous nous sommes engagés publiquement à transformer notre activité en profondeur, assure Dan Jeavons, et je peux vous garantir que mon équipe s’efforce tous les jours de trouver des moyens d’exploiter le numérique pour atteindre ces objectifs. »
En misant sur l’analyse des données, Shell fait beaucoup plus que la grande majorité des utilisateurs, estime Junta Nakai de chez Databricks. Autre exemple, le groupe britannique Rolls-Royce, spécialisé dans l’aérospatiale et la défense, a annoncé l’an dernier avoir fait économiser aux compagnies aériennes 200 000 tonnes d’émissions de CO2 depuis 2014. Cette performance aurait été obtenue grâce à son service de surveillance de la régulation moteur, qui générerait un gain d’efficacité et contribuerait à la maintenance prédictive.
Il est probable que d’autres acteurs suivront, comme en témoigne l’intitulé de poste de Junta Nakai : « vice-président chargé des services financiers et du développement durable ». Cette dernière notion a été ajoutée pour refléter l’importance croissante pour les investisseurs des notions d’ESG. En clair, les entreprises ayant un bilan environnemental positif ou des stratégies permettant de se rattraper trouveront des financements plus facilement et à moindre coût. Là encore, pour estimer ce critère environnemental, les investisseurs ont besoin de données fiables.
Junta Nakai révèle qu’un client de l’entreprise, un important fonds de pension, a décidé d’utiliser Databricks pour faire son propre calcul, après avoir découvert que les évaluations ESG (critères environnementaux, sociaux et de gouvernance) qu’il recevait de différents fournisseurs ne concordaient pas toujours à la réalité. « Il peut à présent évaluer le caractère écologique ou éthique d’un investissement de manière très quantitative », commente-t-il. L’agence de notation américaine S&P Global fait appel à ce fournisseur pour offrir à ses clients un service d’analytique des investissements ESG.
Les régulateurs exercent également une pression croissante. La Securities and Exchange Commission (SEC) étatsunienne a ainsi publié, en mars 2022, des propositions visant à obliger les entreprises qu’elle encadre à divulguer les émissions provenant de leurs propres activités (dites Scope 1), ainsi que celles générées par leurs fournisseurs d’énergie (Scope 2) et par leurs autres fournisseurs et clients (Scope 3), si elles se sont fixé un objectif en ce sens. « Aujourd’hui [les données relatives aux émissions de carbone] sont traitées comme des informations de seconde classe, car elles ne sont pas aussi concrètes que le chiffre d’affaires ou les bénéfices », regrette Junta Nakai.
Junta NakaiHead of Financial Services & Sustainability, Databricks
Les propositions de la SEC devraient changer cet état de fait en obligeant les organisations à accentuer leurs efforts destinés à la collecte et à la vérification de ces données, et à déclarer leurs émissions non plus annuellement, mais de manière trimestrielle ou mensuelle.
La mesure des émissions de Scope 1 et 2 peut s’avérer difficile avec d’anciens équipements peu adaptés aux processus numériques. Il est toutefois possible de recourir à l’Internet des objets pour suivre ces composants, par exemple en utilisant des lecteurs optiques, capables de lire et de transmettre les données affichées par les compteurs d’eau, d’électricité et de gaz, ainsi que les jauges industrielles existantes.
Devin Yaung, vice-président senior des produits et services IoT d’entreprise du groupe technologique NTT, affirme que l’ajout de ce type de dispositifs peut être plus facile que l’installation de compteurs intelligents. Son groupe propose une gamme de services IoT axés sur la durabilité, comprenant également des capteurs pour la gestion des fuites d’eau, la maintenance prédictive, les polluants, la température et l’humidité.
En dehors des environnements industriels, la remontée de données à partir de capteurs IoT peut rendre les bâtiments plus efficients. Par exemple, le suivi de l’occupation peut permettre de déterminer s’il faut chauffer, rafraîchir ou nettoyer les pièces. Selon Devin Yaung, de nombreuses entreprises doivent commencer par définir leur situation actuelle. « Ce qui manque souvent aux entreprises, c’est un point de référence : quel est votre niveau d’efficacité aujourd’hui ? La plupart des gens fonctionnent à l’aveugle », ajoute-t-il.
Les émissions de Scope 3, générées par les partenaires et les clients, sont plus difficiles à mesurer que celles de Scope 1 et 2, mais certaines gagnent en précision. SAP Concur exploite et fournit les données du service londonien Thrust Carbon, qui couvrent toutes les émissions générées par les voyages d’affaires et les hôtels. Bien que ces données ne soient pas exactes, Thrust Carbon utilise le kilométrage, le type d’avion et le nombre moyen de passagers pour ses estimations relatives aux vols. « Ces calculs ne cessent de se perfectionner », se félicite Ami Taylor, directrice principale de la stratégie produit chez SAP Concur.
Elle constate que les entreprises utilisent désormais les quatre C – coût, commodité, carbone et considération – lorsqu’elles fixent des directives ou des règles pour les voyages d’affaires. Elles peuvent ainsi s’appuyer sur les données pour estimer par exemple la conséquence d’une augmentation de la durée minimale d’un vol lorsque la classe affaires est autorisée. En Europe, le changement le plus évident consiste à prendre le train plutôt que l’avion, ce qui permet de réduire les émissions de 80 % en moyenne. Un de ses clients, une grande entreprise pharmaceutique, a ainsi transféré 65 % de ses vols vers le transport ferroviaire.
Déplacements alternatifs et visioconférences
D’autres déplacements peuvent être remplacés par des visioconférences, même si Ami Taylor admet que le « présentiel » reste préférable dans certaines situations, notamment lorsque le personnel n’a jamais rencontré ses responsables ou ses collaborateurs. Une étude de SAP Concur, portant sur 700 responsables européens chargés des voyages d’affaires, a révélé qu’environ quatre cinquièmes de leurs clients ont retrouvé leur rythme d’avant la pandémie, en ce qui concerne les déplacements nationaux, contre trois cinquièmes d’entre eux pour les voyages à l’international. Ce qui ne les empêche pas de vouloir faire des progrès en termes de développement durable.
Ami TaylorSenior Director, Global Product Strategy, SAP Concur
« Les gens envisagent les déplacements de manière plus réfléchie et plus ciblée, et voyagent lorsque cela se justifie », observe Mme Taylor. L’un des moyens d’y parvenir consiste à organiser des événements plus longs qui permettent de mieux rentabiliser les déplacements nécessaires, en regroupant plusieurs activités ou rendez-vous.
Dans certains secteurs, les fournisseurs proposent des services de calcul individualisé des émissions de carbone. C’est par exemple le cas de l’entreprise berlinoise Vaayu pour le commerce de détail. Celle-ci exploite les données des systèmes de points de vente afin d’estimer les émissions en fonction de trois facteurs principaux : produits, emballage et livraison. Comme l’explique Namrata Sandhu, directrice générale et cofondatrice de l’entreprise, la fiabilité des données étant variable, le système indique le degré de précision de chaque transaction. Le fait de baser les données sur des transactions réelles les rend disponibles rapidement. « L’on peut immédiatement commencer à mesurer ses émissions de carbone au jour le jour », ajoute-t-elle.
Il est facile de réduire certaines émissions avec peu ou pas d’impact sur les acheteurs, par exemple en changeant ou en supprimant les suremballages utilisés pour le transport des marchandises vers les magasins, ou en modifiant les produits conçus pour être vendus en magasin lorsqu’ils sont livrés à domicile. Par ailleurs, indiquer aux clients la quantité d’émissions qu’occasionnerait le retour d’un article peut les inciter à changer de comportement. Ces données peuvent servir à prouver l’engagement des commerçants en faveur de l’environnement. Le bijoutier londonien Missoma a ainsi publié ses émissions de carbone liées aux livraisons via Vaayu, révélant qu’à la mi-juin, il avait enregistré une moyenne de 3,72 kg d’équivalent CO2 par colis au cours des 30 jours précédents.
La réduction des gaz à effet de serre (encore) un argument marketing
Certaines entreprises vont même plus loin en publiant régulièrement toute une série de données. C’est le cas de la ville de Reno, dans le Nevada. La municipalité publie ses émissions mensuelles de Scope 1 et 2, ainsi que sa consommation d’énergie quotidienne, en précisant la part de l’électricité produite toutes les heures par les panneaux solaires installés sur ses propres bâtiments. Ce service est fourni par nZero, un éditeur local. Jusqu’au mois de mars, il était baptisé Ledger8760, soit le nombre d’heures dans une année. Cette entreprise encourage, entre autres, les utilisateurs à relever et à transmettre automatiquement leur consommation d’électricité, par tranches horaires ou plus fréquemment.
Les émissions de carbone issues de l’électricité varient considérablement au cours de la journée, y compris pour les consommateurs qui dépendent exclusivement du réseau. Josh Weber, cofondateur et CEO de nZero, confie qu’un client exploitant un important bâtiment destiné à l’hôtellerie a découvert qu’il sous-évaluait ses émissions de plus de 200 tonnes de CO2 par an parce qu’il consommait davantage d’électricité le soir. Le 6 juin à Londres, nZero a calculé que la recharge complète d’une Tesla Model 3 aurait produit 13,7 kg équivalents CO2 vers 10 h, contre 17,7 kg vers 22 h. L’intensité carbone de l’électricité distribuée par le réseau peut fluctuer bien davantage selon le lieu, en fonction des habitudes de consommation et de la production locale d’énergie renouvelable.
Le greenwashing n’est jamais très loin. D’après Josh Weber, de nombreux clients financent les services de nZero sur leur budget marketing. De fait, les organisations cherchent à faire savoir qu’elles s’efforcent de réduire leurs émissions. Toutefois, des données détaillées permettent aussi de calculer le retour sur investissement en matière de carbone, ce qui a conduit un client de l’entreprise à conclure qu’il était plus avantageux, pour remplacer son chauffage au gaz, d’installer une pompe à chaleur électrique plutôt que des panneaux solaires.
Si l’on ne peut obtenir des données exactes sur les émissions de carbone, il est néanmoins possible de les améliorer considérablement, affirme le président de nZero, qui ajoute : « Nous ne disposons peut-être pas de toutes les données, mais nous savons que nous pouvons accéder à des informations de meilleure qualité que celles qui sont utilisées aujourd’hui par la plupart des entreprises et des organisations. Pour prendre des décisions data-driven, il faut… des données ».