Jumeau numérique : à la recherche de fondations mathématiques
Des scientifiques du MIT et de l’institut Oden cherchent à poser les fondations mathématiques de jumeaux numériques pour les déployer à l’échelle. Un défi de taille à la croisée de multiples disciplines.
Les éditeurs et les cabinets de conseils ont déjà défini ce qu’est un jumeau numérique. L’on s’entend sur le fait que ce soit une représentation virtuelle d’un produit, d’un véhicule ou d’un système complexe, tel un bâtiment ou une usine, employé à des fins de simulation, de surveillance, d’optimisation et d’entretien. Ce concept renvoie dans cette définition à la CAO et la gestion du cycle de vie du produit (PLM).
Depuis Gartner et d’autres ont étendu cette acception à un objet physique, un processus, « une organisation, une personne ou d’autres abstractions ». Gartner évoque depuis lors des jumeaux numériques (et non plus un seul) qui, comme des couches d’un SI (oui, l’analogie nous paraît pertinente sur LeMagIT), s’imbriquent. De ce point de vue, il faut donc autoriser l’extraction automatique des données de manière très régulière ou en temps réel, l’injection de ces informations dans des lacs de données/data warehouse/base de données par-dessus lesquels l’on applique un traitement de simulation et/ou de prédiction pour ensuite visualiser cela dans un outil BI, voire un modèle 3D. Ces entreprises catégorisent les produits et les logiciels qui, une fois assemblés, permettent d’atteindre ce sacro-saint jumeau numérique.
Si cela est très facile à écrire ou à dire, le faire est une autre paire de manches. Comme les analystes de Gartner aiment à le préciser, « nous sommes au début de la courbe d’adoption ». Et sans surprise, dans cette première phase, il est difficile de statuer sur une forme de standardisation. Le Digital Twin Consortium s’y essaie et aborde ce sujet par le prisme du modèle-objet, celui employé par les concepteurs en CAO. La Digital Twin Alliance, un partenariat économique entre Aveva, Schneider Electric et le groupe Doris, cadre son effort à l’aune de l’expertise dans un domaine spécifique : la gestion des plateformes pétrolières et gazières.
Mais n’y aurait-il pas un moyen de standardiser réellement le jumeau numérique ? Si la langue reste un frein, un langage universel réunit éditeurs, chercheurs et entreprises : les mathématiques. C’est le parti pris de Michael Kapteyn, doctorant en ingénierie aérospatiale computationnelle au MIT. Il est dirigé par Karen Willcox, directrice de l’institut Oden pour l’ingénierie et les sciences computationnelles à l’université d’Austin, au Texas. Karen Willcox a présenté le travail de son étudiant lors de l’AICON 2021, une conférence organisée par Bosch le 3 mars.
Les deux chercheurs croient en la possibilité d’établir « une fondation mathématique unifiée dans le but de passer d’un jumeau numérique ponctuel à des mises en œuvre de jumeaux numériques accessibles et robustes à l’échelle ».
Passer par cette étape n’a rien d’anodin, selon Karen Willcox. Cela implique une intrication du monde physique, numérique et humain. Elle prend l’exemple de son domaine d’expertise, l’aérospatial, et identifie plusieurs défis de taille.
Les défis posés par les jumeaux numériques
« Nous traitons des phénomènes physiques complexes, ces phénomènes complexes qui se réfèrent à de multiples échelles, à la fois dans l’espace et dans le temps, et à de multiples disciplines. Et ce que cela signifie, c’est que la modélisation de ces systèmes est très coûteuse du fait de l’ensemble de ces paramètres », déclare-t-elle.
« Le deuxième défi est celui des interactions cyberphysiques. Bien sûr, les systèmes physiques, les équipements eux-mêmes, sont complexes. Mais de plus en plus, le logiciel, les capteurs, l’automatisation, toutes les interactions entre ces différents composants le sont aussi », ajoute la chercheuse.
« Si l’on prend l’exemple d’un avion commercial, le cycle de vie s’étend sur des décennies, il comporte de multiples étapes. Et au cours de ces différentes étapes, l’avion a une forme très différente. Qui plus est, il implique de multiples parties prenantes. Et cela va être important, alors que nous commençons à parler de données et de partage de données et de modèles tout au long du cycle de vie d’un actif. Et enfin, il y a le fait que nos systèmes ne sont pas statiques. Ils ne sont pas conçus, construits et terminés, mais ils changent, ils subissent des dégradations, ils sont entretenus, ils sont mis à niveau. Et nous devons vraiment être en mesure de modéliser et de capturer cette phase d’évolution des actifs » expose Karen Willcox.
Selon elle, ces défis en apparence spécifiques à l’aérospatial s’appliquent à différents systèmes complexes, que ce soit des véhicules, des entreprises ou même le corps humain.
Malgré ces difficultés, les avancées en data science et dans les différentes technologies IT citées plus haut rendent le concept de jumeau numérique tout à fait tangible.
Karen Willcox mentionne une définition récente du jumeau numérique proposé par l’American Institute of Aeronautics and Astronautics (AIAA) en 2020. « Un jumeau numérique est un ensemble de constructions d’informations virtuelles qui imitent la structure, le contexte et le comportement d’un individu ou d’un bien physique unique. Il est mis à jour dynamiquement avec les données de son jumeau physique tout au long de son cycle de vie et permet de prendre des décisions qui créent de la valeur », récite-t-elle.
Et selon Karen Willcox, cette définition est l’essence même de ce qui différencie un jumeau numérique d’un modèle basé sur la physique utilisé en ingénierie.
Transformer un jumeau numérique en un modèle mathématique
Ce sont ces particularités qu’il faut prendre en compte pour établir les fondations d’une abstraction mathématique d’un jumeau numérique.
Michael Kapteyn et les deux autres auteurs de l’article « A Probabilistic Graphical Model Foundation for Enabling Predictive Digital Twins at Scale » ont créé un système « asset-twin », en clair une structure paire qui représente l’objet et son jumeau numérique. Celui-ci repose sur six grandeurs/états. Trois d’entre elles sont issues de l’objet physique : les états physiques (St), c’est-à-dire les dimensions de l’objet et ses paramètres (dégradations possibles), les données observables (Ot) en provenance « des capteurs et de différents sous-systèmes », ainsi que les entrées de commandes (Ut) qui influent sur l’état physique de l’objet symbolisé.
Les trois dernières se placent sur le versant numérique. Les auteurs se réfèrent à un état numérique (Dt), soit des paramètres qui définissent les modèles de calcul pour mettre à jour le jumeau numérique, des grandeurs d’intérêts (Qt), à savoir des simulations, des prédictions et des estimations en combinant les états physiques et numériques. « Quand nous réalisons le jumeau numérique d’un avion, cela nous permet d’évaluer les déformations, les contraintes appliquées aux matériaux, les défaillances possibles… tout ce qui sera nécessaire pour prendre une décision. Nous pouvons ensuite formaliser la tâche de détermination des actions optimales en définissant une fonction de récompense, désignée par Rt », complète Karen Willcox. Ces décisions sont fonction de l’objectif.
Mathématiquement, les chercheurs emploient un modèle graphique probabiliste. Il s’agit d’un réseau bayésien dynamique ou réseau bayésien temporel. Il permet de représenter l’évolution des variables dans le temps. Ici sont figurés le passé, le présent et le futur (t1, t0, t2).
« Le réseau bayésien dynamique relie l’état à ces différents moments par le biais des probabilités conditionnelles, les états que nous avons décidé de représenter », précise Karen Willcox. L’état de l’objet évolue dans le temps, le jumeau numérique assimile les données observables, et les reproduit. Une fois cette mise à jour effectuée, il est possible de réaliser des prédictions et des simulations sur l’état futur du produit. Une suggestion d’action sur les commandes à même l’objet peut ensuite éviter sa dégradation. Mais ce modèle peut aussi être appliqué pendant le développement d’un produit et sa production.
Les chercheurs ont mis en pratique ce modèle unifié avec un jumeau numérique d’un drone de livraison. Ils souhaitaient évaluer la modification de la structure du drone et les possibles corrections de direction à effectuer pour éviter des déformations ou les détériorations. « Une fois que les fondations mathématiques sont établies […], tout s’imbrique plus facilement », vante la scientifique.
Ne pas oublier les ingénieurs… et le passé
Si ce modèle mathématique est issu des statistiques et de la data science, « il est absolument essentiel que les jumeaux numériques intègrent le pouvoir prédictif, l’interprétabilité et la connaissance du domaine des modèles basés sur la physique », souligne-t-elle. En langage profane, la chercheuse intime une communion entre data science et ingénierie, entre expert des données et ingénieurs sur le terrain.
Karen WillcoxDirectrice, Institut Oden
« Je pense qu’il est très important de garder à l’esprit le passé. Tout ce dont j’ai parlé, avec ces jumeaux numériques, utilise l’apprentissage automatique, l’IA et la data science. Mais nous avons également besoin de la très longue histoire de la science et de l’ingénierie informatiques avec de puissantes simulations basées sur la physique, l’optimisation évolutive et les problèmes inverses », ajoute Karen Willcox.
Enfin, la directrice de l’Oden Institute croit qu’une mise en pratique d’un jumeau numérique ne demande pas une précision ou une compréhension totale d’un problème.
« Nos modèles et nos données n’ont pas besoin d’être parfaits pour être utilisables. Pendant des années, nous avons employé des modèles faussés pour prendre d’incroyables décisions », indique-t-elle en citant le succès de la mission Appolo menée par la NASA.