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Intelligence Artificielle : pour obtenir de grands succès, faites de « petits projets »

Pour créer le plus de valeur, les projets IA doivent se concentrer sur des objectifs réalisables plutôt que d'essayer de réinventer les processus métier ou les produits et les services - selon Tom Davenport, auteur de « The AI Advantage »

Tom Davenport a été l'un des premiers promoteurs du Big Data et de l'analytique. Ce professeur et consultant a écrit, dès 2007, « Competing on Analytics », un des livres qui a popularisé l'idée auprès de nombreux chefs d'entreprise que les données constituaient un patrimoine et un avantage concurrentiel.

Plus circonspect dans son nouvel ouvrage, « The AI Advantage » au MIT Press, Tom Davenport recommande cette fois aux dirigeants d'être modestes et prudents avec l'Intelligence Artificielle. Et surtout d'éviter les « Moonshots » (ces projets ambitieux, exploratoires et - trop ? - novateurs, sans attente de rentabilité à court terme et souvent sans étude complète des risques).

Il conseille au contraire de progresser avec l'IA petit à petit, petit succès après petit succès (les fameux « small wins »).

Plus largement, Tom Davenport est d'accord pour dire que l'Intelligence Artificielle est une technologie très puissante. Mais pour lui, en entreprise, elle n'aura pas l'impact immédiat et aussi profond que certains lui prédisent.

Dans cet entretien en deux parties, notre confrère Ed Burns de SearchEnterpriseAI (groupe TechTarget, également propriétaire du MagIT) discute de ce que Tom Davenport définit comme étant l'Intelligence Artificielle et de la manière dont les chefs d'entreprises peuvent mener leurs projets pour répondre au mieux à leurs besoins et créer réellement de la valeur.

SearchEnterpriseAI/ LeMagIT : Quand vous parlez de l'IA, de quoi parlez-vous précisément ?

Tom Davenport : J'en ai une conception assez large. Je crois que les formes les plus simples de Machine Learning sont essentiellement de l'analyse prédictive. Mais je pense aussi qu'il est très difficile de tracer une limite et de dire : « Si c'est une régression logistique, c'est de l'analytique ; si c'est du gradient-boosting, alors c'est de l'IA ». Je mets donc tout le Machine Learning dans l'IA. J'y mets aussi toutes sortes de choses en rapport avec le langage : le traitement et la compréhension du langage naturel (NLP et NLU), que la plupart des gens mettent aussi dans l'IA, jusqu'à la génération du langage naturel (NLG), qui selon certains n'en est pas. Moi je l'inclus parce que là encore je pense qu'il est difficile d'établir une limite. Et j'y mets aussi l'automatisation robotique des processus (RPA), qui je pense n'est pas vraiment de l'intelligence en soi, mais comme on y ajoute de plus en plus d'apprentissage statistique... Et puis c'est une question d'automatisation, alors je le mets dans ce grand sac un peu fourre-tout.

SearchEnterpriseAI/ LeMagIT : Dans votre livre, vous dites que les entreprises doivent envisager des projets d'IA modestes plutôt que de se lancer dans de grandes initiatives plus ou moins exploratoires - ces projets « Moonshots » (du nom des projets futuristes de Google). Pourquoi ce conseil ?

Tom Davenport : J'ai vu un certain nombre de ces « Moonshots » échouer : MD Anderson avec IBM, ou Watson encore à la DBS Bank de Singapour.

On parle beaucoup des gros projets « révolutionnaires » comme la livraison par drones d'Amazon, ou ses magasins sans caisses Amazon Go. Ce sont, de mon point de vue, des Moonshots. Mais [le fondateur et PDG d'Amazon Jeff] Bezos a bien souligné [dans sa lettre 2017 aux actionnaires] que la plus grande partie de ce que fait Amazon est « d'améliorer discrètement mais de manière significative le cœur de ses activités ». Et même chez Google (NDR : qui est une des entreprise à l'origine du nom de « projet Moonshot » avec sa division Google X et son projet transhumaniste Calico), des 2 700 projets avec de l'intelligence artificielle qu'il avait en 2016, la très grande majorité visait des changements assez progressifs - du moins de ce que peut en dire un observateur extérieur.

Donc, je pense simplement que les projets ont beaucoup plus de chances de réussir s'ils sont humbles. Pour avoir un impact vraiment spectaculaire, il faudrait faire quelque chose sur tout un processus - ou du moins sur la totalité du travail d'un poste. De mon expérience, pour faire cela, il vaut mieux regrouper et agréger plusieurs « petits » projets plutôt que d'en avoir un seul gros.

SearchEnterpriseAI/ LeMagIT : Pouvez-vous approfondir ce qui vous fait dire  que ces grands projets ambitieux à base d'intelligence artificielle ne sont pas vraiment payants pour les entreprises ?

Tom Davenport : Je pense que c'est en grande partie dû au fait que les technologies ne sont pas encore complètement matures. C'est ce que Dave Gledhill, DSI et chef des opérations à la DBS Bank, a dit à propos de Watson - dont c'était le tout début. Mais même encore aujourd'hui, je pense qu'il est incroyablement difficile d'arriver à faire de grandes choses, qui sont très compliquées, que ce soit guérir le cancer (NDR : but du MD Anderson Cancer Center de Houston cité plus haut), de déterminer quelle est l'action ou l'obligation idéale pour un client (ce qu'essayait de faire DBS), ou que ce soit de livrer des colis par des drones autonomes !

Donc, à moins que vous ne soyez prêt à prendre beaucoup, beaucoup de risques, je pense que ce n'est probablement pas une bonne idée. Les systèmes - dont ceux à base d'IA - restent assez cantonnés. Ils ne font bien qu'une tâche relativement précise. Or par définition, les Moonshots sont plus larges.

Autre chose, nous n'avons pas beaucoup de recul et d'expérience avec les applications de l'IA. Or les attentes sont très grandes. Nous avons connu plusieurs mises au rebut de ces technologies par le passé. Ces abandons ont été provoqués, je crois, par trop d'attentes déçues. Mieux vaut donc être un peu trop conservateur mais ne pas se laisser démotiver ni démoraliser par de gros échecs.

SearchEnterpriseAI/ LeMagIT : Mais ne pensez-vous pas qu'il y a aussi un risque à adopter une stratégie trop prudente - comme le risque de louper l'opportunité d'obtenir un avantage concurrentiel définitif avec un projet qui transforme les processus plus en profondeur alors que d'autres peuvent le faire ?

Tom Davenport : Si vous voulez accomplir quelque chose de vraiment nouveau, c'est très bien - mais faites le avec une série de projets connexes dans un domaine particulier de votre activité. Je pense que vous réussirez de cette manière. A condition, une fois encore, que chaque projet pris individuellement reste relativement petit.

Si vous voulez vraiment être ambitieux, je ne pense pas qu'il y ait de risque à diviser votre démarche IA en une série de petits projets.

Mais pensez aussi aux véhicules autonomes. Je parlais récemment à Manuela Veloso, qui vient de se faire recruter par JPMorgan Chase. Elle est à la tête du département de Machine Learning de la Carnegie Mellon Univeristy (CMU) de Pittsburgh. Elle me racontait en substance que quand elle est arrivée à l'université, au milieu des années 80, tout le monde disait : « les véhicules autonomes sont presque là. Nous avons des prototypes dans les labos, etc. ». C'était il y a 30 ans. Et aujourd'hui ? Ils sont encore « presque là ».

La morale de cette histoire, c'est qu'il y a toujours beaucoup d'éléments différents qui doivent fonctionner ensemble, comme dans le cas des véhicules autonomes. Et qu'il est très difficile d'éliminer l'existant, c'est à dire de modifier rapidement la manière dont les choses fonctionnent les unes avec les autres. Il faut le faire progressivement.

Donc je pense que le plus grand risque n'est pas d'être prudent ou modeste, mais que les gens en arrivent à la conclusion qu'une partie du battage médiatique autour de l'IA n'était pas justifiée.

Deuxième partie de cet entretien

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