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Intelligence Artificielle appliquée aux RH : les cas d’usages
L’IA a de nombreux atouts pour les ressources humaines. Et même si les DRH se montrent encore prudents, certains usages se sont d’ores et déjà imposés. Ce dossier vous propose de plonger dans l’état de l’art de l’IA appliquée aux RH (sans en oublier ses limites).
L’Intelligence artificielle (IA) appliquée aux RH est un sujet sensible. D’une part, parce que dans Ressources Humaines, il y a « humaines ». D’autre part, parce qu’une réglementation comme le futur « IA Act » de l’Union européenne considère légalement qu’il s’agit d’un domaine d’application pas tout à fait comme les autres.
« Il y a une vraie crainte face à la réglementation de l’IA éthique. Personne ne souhaite devoir gérer un “bad buzz” et des reproches de discrimination à cause de la technologie », confirme Jean-François Sebastian, PDG de SAS France (éditeur historique d’outils pour les Data Scientists). « Nous constatons chez nos clients une volonté grandissante de mettre en place des formations et des chartes d’intelligence artificielle éthique. Cela va dans le très bon sens, mais cela explique également la prudence d’adoption d’outils RH basés sur l’IA ».
Jean-François SebastianPDG, SAS France
Une étude de Forrester auprès des DRH américains confirme « ce manque de confiance » (sic). Il ne s’agit pas d’une défiance, mais plus d’un manque de moyen en experts de l’IA pour superviser les algorithmes et contrôler les résultats. Le constat est le même en France. D’après une étude du cabinet Axys Consultants, les DRH français perçoivent bien les bénéfices de l’IA, mais des freins, voire une certaine méfiance demeurent.
Pourtant – et c’est le paradoxe –, les SIRH sont de plus en plus « infusés » à l’IA. Et plusieurs usages « augmentés » sont d’ores et déjà passés dans les mœurs des équipes RH.
Voici donc un tour d’horizon de ces cas d’usage, des plus démocratisés aux plus avant-gardistes, que les DRH françaises emploient quotidiennement ou qu’elles sont en train d’explorer.
Les usages de l’Intelligence artificielle les plus démocratisés dans les RH
« L’usage le plus naturel, et accepté, est certainement celui qui se cache dans le moteur de recherche intégré [dans le SIRH] », constate Sylvain Letourmy, Directeur Stratégie Solutions RH Oracle France & Europe du Sud. « Notre expérience quotidienne sur Internet depuis des années fait que nous nous sommes accoutumés à une forme de “magie”. Quels que soient les mots utilisés, l’outil retrouve les synonymes, cherche dans les titres et les contenus, dans les descriptifs et il classe les réponses par types (fiche employé, poste, formation, action RH, etc.) ».
De la même manière, les chatbots font eux aussi partie des usages acceptés. « Ils font désormais partie intégrante des fonctionnalités de libre-service des systèmes HCM/SIRH. La plupart des employés ont rencontré cette technologie dans d’autres applications en dehors du travail et cette automatisation est naturellement arrivée dans les technologies RH », souligne Greg Pridgeon, Analyste senior chez Forrester. « L’apparition de cet usage pour les employés, les managers et les RH n’est donc pas une réelle surprise », confirme Sylvain Letourmy.
Les chatbots permettent « d’améliorer l’expérience des collaborateurs qui peuvent obtenir des réponses rapides à leurs questions ou effectuer des tâches (demande de congés, consultation de fiche de paie, etc.) sans avoir à se préoccuper du système RH utilisé », renchérit Sabine Hagège, directrice Stratégie Produit HCM chez Workday.
Le recours à l’IA serait également devenu « quasiment incontournable » pour les recruteurs, dixit la responsable. Dans ce domaine, l’IA analyse les CV et identifie les meilleurs profils. Certaines DRH utilisent même des moteurs intelligents pour sourcer les candidats sur les réseaux sociaux, ajoute Karim Safine, Business Development Director chez SAP SuccessFactors.
Toujours dans le recrutement, les entreprises françaises ont de plus en plus recours à des formes d’IA pour rédiger des annonces d’emplois « sans aucun biais cognitif, tout en restant compétitives », continue Karim Safine.
Sylvain LetourmyDirecteur Stratégie Solutions RH, Oracle France & Europe du Sud
Plus avancé, mais déjà vulgarisé d’après Sylvain Letourmy d’Oracle, le matching de données met en relation une information de référence avec des « offres » et fait des suggestions.
« Tout comme Netflix estime des pourcentages d’adéquation de contenus avec nos habitudes, ou comme Deezer nous suggère de nouveaux titres qui devraient nous plaire, nous sommes désormais habitués à l’idée que notre SIRH nous suggère des postes, des contenus de formation ou des actions en fonction de ce que nous avons décrit dans notre profil ou des actions que nous avons réalisées dans le passé », compare-t-il.
De fait, une pépite française comme Talentsoft (rachetée par Cegid) fait déjà du « matching » entre les compétences internes et les besoins de l’entreprise grâce à une IA. Mais pour faire ce matching, encore faut-il s’entendre sur les mots. Workday applique donc des algorithmes sémantiques pour unifier la définition des compétences et en comprendre les différentes formulations possibles. Les usages de ce lexique commun vont du recrutement (analyse de CV) à la formation (analyse des profils et des fiches de postes internes).
La formation est justement un domaine où l’IA a particulièrement bien trouvé sa place. « Nous sommes officiellement entrés dans l’ère du contenu “micro-learning” analysé et recommandé par le Machine Learning », assure pour sa part Karim Safine. « Les utilisateurs s’attendent à ce que l’entreprise connaisse très précisément leurs besoins et leurs préférences en formation ». Pour lui, ce serait même devenu un « un prérequis » dans l’esprit des employés.
Enfin, la gestion administrative RH se convertit, doucement, mais sûrement, à l’automatisation intelligente avec des outils comme la RPA.
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Les usages « de pointe » de l’IA appliquée aux RH
D’autres usages ne sont pas encore uniformément déployés, mais sont en train de se démocratiser.
L’un des domaines où l’IA monte particulièrement en puissance est celui de la gestion des compétences.
« Les DRH sont confrontés à la complexité d’un environnement en permanente recomposition », relève Sylvain Letourmy d’Oracle. « L’IA permet de compiler des millions d’enregistrements de données publiques – dont des fiches de postes, des CV, et [dans le SIRH d’Oracle] de produire un référentiel “universel” composé de 130 000 compétences et de 16 000 fiches métiers ».
« Dans un deuxième temps, l’IA suggère au collaborateur des compétences qu’il semble détenir ou qu’il pourrait développer, sur la base des informations contenues dans son profil (descriptif de poste, expériences précédentes, projets, entretiens annuels, etc.) ». Mais, insiste-t-il bien, « le collaborateur garde la mainmise, car c’est lui qui valide ou non les suggestions de l’IA ».
André BrunetièreDirecteur des produits et de la R&D, Cegid
Dans un précédent numéro d’Applications & Données, André Brunetière, directeur des produits et de la R&D de Cegid avait déjà évoqué ce type d’usages. « Si on change d’échelle, et que l’on passe de celle d’une entreprise à celle du marché, on peut réfléchir à certaines choses comme détecter les métiers émergents », déclarait-il. « Une IA peut détecter, au fil du temps, un regroupement de compétences nouveau qui se retrouve souvent associé à un poste et ainsi définir les bases d’un nouveau métier. Par exemple, dans mon domaine qu’est la technologie, il y a cinq ans, personne ne parlait du métier de DevOps. […] Cela aurait pu être intéressant de détecter ces signaux faibles, pour aider les DRH dans les fiches de description de postes, le pool de compétences à rechercher, etc. ».
L’IA commence aussi à être utilisée dans « l’analyse des données en texte libre » (l’analyse de sentiments).
« Il s’agit, au sein d’un corpus de documents, d’identifier des thèmes plus ou moins récurrents et d’identifier la tonalité positive, neutre ou négative des propos tenus sur ces thèmes », explique Sylvain Letourmy. « Cet usage est directement issu des pratiques marketing. Il ouvre de nouveaux champs d’exploitation collective de données RH stockées en texte libre. On pense évidemment aux raisons de départ, aux commentaires des études d’engagement, aux sondages instantanés, ou aux entretiens annuels ».
Ces données synthétisées par une IA sémantique peuvent ensuite être croisées avec des informations structurées issues d’autres processus RH. « On peut par exemple identifier la liste par département des collaborateurs obtenant de bonnes évaluations de performance, mais dont les commentaires sur les souhaits d’évolution de carrière sont négatifs, ceci afin de permettre aux managers de prendre des mesures par anticipation », illustre-t-il.
Cette étape ouvre même la porte au prédictif. « Les solutions savent analyser de manière précise des données opérationnelles structurées et les croiser avec des données non structurées (comme des retours d’une enquête de satisfaction en texte libre) pour en sortir des tableaux de bord quantitatifs précis, à destination des managers et des directeurs, [puis] proposer des plans d’action complets afin de résoudre une situation de turn-over accru dans une équipe ou un département de l’entreprise », vante Karim Safine de SAP.
Sabine HagègeDirectrice stratégie produit HCM, Workday
Côté employés, les algorithmes commencent à guider les collaborateurs dans leurs développements individuels (avec le matching et des suggestions donc), mais aussi à améliorer le bien-être au travail. « Par exemple, avec un rappel que le collaborateur n’a pas pris de jours de repos depuis un certain temps. Ou avec des propositions de services financés par l’employeur et adaptés à un profil [d’employé] – comme la participation à la garde d’enfant ou à l’achat d’un vélo », illustre Sabine Hagège de Workday. Pour elle, c’est une tendance forte. « L’usage de l’IA afin de mieux comprendre les attentes et les sentiments des salariés est en forte croissance depuis la crise sanitaire », résume-t-elle.
Les applications « avant-gardistes » de l’intelligence artificielle appliquée aux RH
Reste que scorer des éléments et faire du prédictif – voire du prescriptif – avec du Machine Learning (ML) ou du Deep Learning est encore un usage « avancé » assez avant-gardiste.
« C’est assurément l’un des domaines qui se développera dans les prochaines années », promet néanmoins Sylvain Letourmy.
« Les algorithmes de ML sont en mesure de prolonger la courbe d’un graphique selon son tracé le plus probable et entre deux scénarii les plus extrêmes ». Mais, nuance-t-il, pour être pertinentes, ces estimations doivent porter sur deux à trois ans d’historique de données fiables et exhaustives sur un périmètre donné.
Conséquence, « le Core HR [N.D.R. : ou Core RH] est incontournable pour rationaliser les données RH ». Comme de plus en plus d’organisations sont équipées de ce type de solutions depuis plusieurs années, on peut s’attendre à ce qu’elles soient prêtes aujourd’hui « à extrapoler l’usage de leurs données RH vers plus de “prédictif” », anticipe le responsable d’Oracle.
André Brunetière de Cegid confirme. « Une fois qu’on a réussi à avoir une donnée exploitable, rechercher des patterns [N.D.R. des récurrences dans les données] pour faire de l’analyse prédictive, c’est forcément intéressant », acquiesce-t-il. « Cela peut être du risque de départ des collaborateurs ou de l’analyse comparative d’éventuelles iniquités entre collaborateurs liées à différents critères ».
L’analyse de CV pourrait également – et à nouveau – bénéficier de la démocratisation du prédictif. Aujourd’hui, un usage classique consiste à automatiser l’extraction des informations contenues dans ces documents puis à faire un matching assez basique. Demain, les DRH pourraient décider d’aller plus loin avec une IA avancée.
« Il existe beaucoup d’outils d’analyse de CV. Ils cherchent principalement à trouver la concordance maximale entre un poste et un CV. C’est assez efficace. Mais je pense que le nouveau défi, dans un monde du travail qui devient tendu – en tout cas dans certains secteurs – c’est de trouver les potentiels et pas les matchs exacts », anticipe André Brunetière. « Trouver la personne qui a déjà occupé exactement le même poste, vous n’avez pas besoin d’une intelligence artificielle bien sophistiquée. En revanche, trouver des profils qui pourraient évoluer (avec de la formation, du coaching, etc.) vers tel nouveau poste, là je pense qu’il y a des choses à développer ».
À côté du prédictif avancé, une autre tendance se dessine à l’horizon : l’utilisation de l’IA pour exploiter de grands volumes et mettre à jour des tendances. « C’est en train de se développer », assure Sabine Hagège de Workday. « Certains de nos clients sont ainsi en mesure d’obtenir une vision précise des impacts des politiques menées en faveur de la diversité et de l’inclusion, et peuvent prendre des initiatives appropriées lorsque l’impact n’est pas celui escompté ».
Quant à Karim Safine de SuccessFactor, il voit poindre une nouvelle génération de chatbots RH. « Certaines entreprises se sont lancé dans la création d’assistants digitaux complets, capables de fournir la plupart des services RH (y compris coaching de carrière) à des employés, des managers, parfois même à des directeurs », confie-t-il.
« Ces assistants digitaux prendront la forme d’une ou plusieurs applications mobiles à installer sur son téléphone. Ils seront chargés d’analyser en permanence les nouvelles informations (e-mails, agendas professionnels, etc.), pour fournir des recommandations intelligentes à l’utilisateur et ceci sur tous les volets : networking interne, meilleurs réflexes de productivité, techniques de management, hygiène antistress, etc. »
Limites de l’IA appliquée aux RH et vieilles habitudes
L’IA appliquée aux RH a néanmoins plusieurs limites.
Une limite technique au prédictif par exemple : « ce type de modèles prend en compte une périodicité et de multiples critères qui impactent les variations, [mais] ils n’intègrent pas les phénomènes de ruptures majeures entre deux périodes », souligne Sylvain Letourmy.
Sylvain LetourmyDirecteur Stratégie Solutions RH, Oracle France & Europe du Sud
Mais les deux principales limites semblent bien être l’éthique et l’explicabilité des résultats.
« Plus qu’aucun autre dirigeant, les DRH sont extrêmement vigilants à l’éthique liée à l’usage de l’IA et à la préservation des dynamiques humaines dans l’organisation », assure le responsable d’Oracle. « Nous n’observons pas de réticences majeures concernant l’IA, tant qu’elle sert à augmenter les capacités d’usage des données RH existantes […]. En revanche, les formes d’usage de l’IA qui viseraient à se substituer à l’humain, pour des tâches d’évaluation ou de prise de décision, sont systématiquement rejetées à plus de 70 % ».
« Pour être acceptée et intégrée dans les usages RH, l’IA se doit d’être éthique, non biaisée, et ses résultats, explicables », conclut-il.
« L’intérêt de l’IA explicable, ce n’est pas simplement de sortir des boîtes noires. C’est aussi de donner des explications pour savoir quoi faire », renchérit André Brunetière de Cegid. « Si je vous dis : “cette personne va démissionner”… la belle affaire ! Mais si je vous dis que c’est à cause de tel ou tel critère qu’elle va démissionner, là vous avez des leviers pour essayer d’agir et d’éviter qu’elle parte ».
Enfin, et peut-être surtout, on ne change pas ses vieilles habitudes facilement. « Il y a un vrai intérêt pour l’intelligence artificielle parmi les DRH que nous côtoyons », confirme également Sabine Hagège de Workday. Mais « les DRH restent malgré tout prudents », admet-elle dans la foulée.
D’abord parce qu’« ils veulent s’assurer que l’IA n’introduira pas de biais ». Ensuite parce que « pour leurs propres besoins d’analyse, ils se sont fiés à leur jugement et à leur intuition pendant longtemps, les habitudes sont donc difficiles à changer ».