ESG : comment relever le défi des données ?
Mesurer ses processus, collecter les données, les enrichir avec des sources externes, puis les rendre intelligibles pour agir. Telles sont les exigences imposées par les nouvelles réglementations ESG. Le défi est de taille, car ce domaine de la science des données est nouveau et incroyablement complexe. Mais des pistes existent déjà pour le relever.
On réduit mieux ce que l’on mesure. Et donc s’il existe des données.
Cette mesure et ces données – au cœur d’un projet de réduction des gaz à effet de serre comme celui de VINCI Construction – sont un défi pour à peu près toutes les stratégies ESG/RSE. Car la première difficulté est souvent la même : où sont les données ? Sont-elles fiables ? Et les indicateurs choisis pour les modéliser et suivre les actions sont-ils suffisamment larges et pertinents ?
Le constat a été confirmé lors d’une conférence organisée sur le sujet par Ekimetrics, spécialiste français de la gestion et de l’analyse avancée des données, en présence de Bpifrance et de McKinsey.
L’objectif : mesurer plus pour avoir une vision globale
En préambule, le directeur associé de McKinsey, Mickael Brossard, y a rappelé que les indicateurs actuels (c’est-à-dire principalement sur le carbone et la consommation électrique) sont nécessaires, mais pas forcément suffisants pour avoir une vision globale de l’influence d’une entreprise sur son environnement.
« Il en faudrait aussi sur l’eau, et en particulier sur l’eau potable », appelle-t-il de ses vœux. « Il faudra que l’on trouve un moyen pour en parler ». De fait, dans l’IT, le WUE (Water Usage Effectiveness) est apparu pour compléter le PUE (Power Usage Effectiveness) dans les data centers.
« L’avantage d’un métric, c’est qu’on le mesure. Mais le gros problème, c’est de savoir lequel prendre, et comment penser véritablement “durabilité” », insiste Mickael Brossard. Pour lui, l’ESG est comme « un nouveau langage » qui devra s’articuler autour de plusieurs indicateurs. « Nous passons d’un monde mono-objectif à un monde multi-objectif », résume-t-il.
Plus largement, pour l’expert, « tout le monde devrait connaître son empreinte carbone. Savez-vous quelle est votre “footprint” à vous ? », questionne-t-il.
Oui, mais voilà, un tel « footprint » peut-il se calculer de manière irréfutable ? La question est difficile pour les individus. Elle l’est encore plus pour les entreprises.
Elle annonce aussi la création d’une nouvelle comptabilité : une « comptabilité carbone analytique », comme la décrit Jean-Marc Jancovici, président de The Shift Project (lire ci-après).
Un manque de données ESG
Pourquoi calculer son empreinte est-il donc si difficile ? La question se pose légitimement, dans la mesure où beaucoup d’entreprises se sont fixé sans problème apparent des objectifs de décarbonation, la plupart du temps à horizon 2025.
Mais l’apparence cache une réalité moins évidente : seuls 8 % d’entre elles seraient, en 2022, dans les temps de passage qu’elles se sont donnés. Ce chiffre – cité par Laurent Félix, DG France d’Ekimetrics – est celui de Jean-Pascal Tricoire, PDG de Schneider Electrics.
Et les 92 % des « retardataires » expliqueraient leurs difficultés avant tout à cause d’un manque de données utilisables.
Il y en a pourtant beaucoup de disponibles – en interne, par secteur ou sur les questions climatiques. Mais « elles ne sont pas encore qualitatives », constate le DSI de Bpifrance, Lionel Chaine, même si les données lui semblent de plus en plus fiables d’année en année (par exemple sur l’empreinte carbone des appareils numériques). « Mais il faut le dire honnêtement, nous sommes en chemin ».
Laurent FélixDG France d’Ekimetrics
« Chez nos clients, avoir un socle de données climatiques, c’est assez rare. Aussi bizarre que cela puisse paraître », renchérit Laurent Félix. Et pour cause, la tâche est ardue. « Ces données sont géographiques, temporelles, structurées et non structurées (comme des images satellites). Je n’ai jamais vu un domaine avec une telle complexité de données. C’est hors norme ».
De surcroît, les données brutes ne suffisent pas. « Il faut y ajouter de l’intelligence », complète-t-il.
Encore plus complexe : il n’existerait pas, aujourd’hui, de standard de référence permettant de déterminer un score ESG incontestable. « C’est de la cuisine avec un peu de SASB, un peu de CSRD, etc. », plaisante, à moitié, Laurent Félix.
Résultat, certains scores ESG sont à l’origine de polémiques, comme celle entre Greenpeace et TotalEnergies – l’ONG remettant en cause les chiffres du groupe français.
L’IMC de Bpifrance
Puisqu’il faut faire un peu de cuisine, Bpifrance a concocté pour ses besoins un « IMC ». Rien à voir avec l’Indice de Masse Corporelle (même si la référence est assumée), IMC signifiant « Indice de Maturité Climat ».
« Nous regardons toutes les normes [qui existent]. Mais pour agir – nos équipes doivent prendre des décisions pour investir dans telle ou telle entreprise –, nous avons fait notre propre indice en intégrant le maximum d’éléments », confie Lionel Chaine. « Nous sommes en train de le bâtir, de manière très pragmatique, avec les données dont nous disposons ».
« Notre IMC est une sorte de MVP (Minimum Viable Product) de proxy », résume le DSI. « On le teste, on voit et on le construit de manière itérative. C’est le doute d’une nouvelle science […] C’est plus compliqué que ce que l’on pensait au départ », admet-il. « Aujourd’hui on apprend beaucoup dans cette période de transition. C’est le propre de toutes les grandes périodes de transformation et d’instabilité ».
Lionel ChaineDSI de Bpifrance
La règle cardinale ici est d’essayer de se débrouiller avec les données à disposition pour s’adapter à chaque situation. « Quand il s’agit d’un groupe du CAC 40, vous avez beaucoup de données (encore faut-il qu’elles soient fiables et accessibles). Mais quand vous avez un entrepreneur avec 20 employés, les données ne sont pas de la même nature », illustre Lionel Chaine.
La diversité des cas et la complexité des données font aussi que l’humain reste incontournable pour adapter cet IMC intelligemment.
« Ce n’est pas du tout automatisable, contrairement à ce que l’on pourrait croire », assure Laurent Félix dont la société aide Bpifrance dans ce projet. « Par exemple, il faut un savoir-faire humain pour dire que telles données sur l’empreinte carbone, dans tel secteur (comme le bâtiment) ou pour telle taille d’entreprise, n’ont pas le même poids que dans un autre secteur (comme les services) ou pour d’autres tailles d’entreprise ».
Cette expertise – non automatisable – est d’autant plus critique que l’IMC a aussi pour but (en plus d’aider Bpifrance à investir) d’amener les entreprises à se comparer à leurs pairs, puis à mettre en place des plans d’action qui ne soient pas génériques, mais « verticalisés ».
Quelques données quand même sur la France
De 1990 à 2005, McKinsey estime que la France a émis 550 mégatonnes de carbone par an. « Depuis, nous ne sommes pas trop mal, avec -2 % par an ». L’Europe dans son ensemble ferait moins bien.
Cette bonne performance s’expliquerait en grande partie par le recours au nucléaire. « En Europe, le secteur de l’énergie représente 30 % des émissions. En France, son poids relatif est beaucoup plus faible à 10 % », évalue Mickael Brossard.
L’agriculture (surreprésentée en France), l’industrie et le bâtiment font chacun 20 %. Soit deux fois plus que l’énergie. Enfin le transport constituerait 30 % des émissions françaises, dont une très grande part viendrait de la voiture.
Cette ventilation assez équilibrée montre en creux qu’il faut « agir sur tous les fronts, et qu’il n’y a pas de “silver bullet” qui puisse tout résoudre », conclut Mickael Brossard. Un seul indicateur, une seule action ou un seul secteur ne peuvent pas être un levier miracle pour résoudre globalement le défi climatique ou pour améliorer un ESG particulier.
Encore plus largement, au-delà de l’Europe, la France représente 3 % du PIB mondial, et « seulement » 1 % des émissions de CO2, complète McKinsey. « 99 % de la production de carbone est faite ailleurs. D’où l’importance de mécanisme collectif comme la COP27 », rappelle son expert.
Agir même sans (toutes les) données
S’il est vrai que « le sujet de la mesure pour les entreprises est encore devant nous » (dixit Lionel Chaine), que les sources de données fiables sur lesquelles s’appuyer sont encore en train de se constituer (comme la taxonomie verte de l’Union européenne), que les évaluations des empreintes (carbone, eau, etc.) restent imprécises, et s’il est vrai que 99 % du carbone vient d’ailleurs et que les données opérationnelles manquent, est-ce une excuse pour ne rien faire ?
Non, répondent tous les participants.
Mickael BrossardDirecteur associé, McKinsey
Non, d’abord, parce qu’il y a urgence et que l’Europe peut – et devrait, au regard de son histoire industrielle et de pollueur depuis le XIXe siècle (dixit Lionel Chaine) – montrer la voie.
Non, ensuite, parce que pour tenir son objectif d’être Net Zero en 2050 (c’est-à-dire que ses émissions ne seront pas nulles, mais qu’elles devront être compensées par d’autres moyens), la France doit « atteindre -7 % par an », chiffre Mickael Brossard. « Si vous faites du vélo, vous savez qu’une pente à 3 % et une pente à 7 %, ce n’est pas du tout pareil. Il va falloir changer de braquet ».
Non, toujours parce qu’il est possible d’agir – moins précisément, certes, mais d’agir tout de même – avec des données incomplètes. « Les chiffres et les modèles sont encore en travaux, il faut avoir l’humilité de le dire. C’est un long cheminement, [mais] cela n’empêche pas de prendre des décisions », assure Lionel Chaine.
« Il nous manque certainement beaucoup de technologies et de données, mais nous avons déjà beaucoup de leviers pour agir maintenant », insiste-t-il. « À la base il faut mesurer. Mais même si les mesures sont imparfaites, il faut agir et regarder les impacts. Puis remesurer. C’est en le faisant que l’on améliorera les mesures et les métrics », martèle-t-il. « Et ne nous cachons pas derrière la complexité, qui est réelle, pour ne rien faire. Dans l’IA, on n’a pas attendu de n’avoir que des données propres [pour lancer des projets] ».
D’autant plus que, d’après lui, les premières actions sont faciles (isolation, etc.) et rentables.
Des proxys pour estimer « à la louche »
Non enfin, parce qu’il est possible de faire des estimations simplement, en quelques questions – comme le propose la startup Greenly.
Pour sa part, Bpifrance utilise également souvent des comparaisons. « L’IoT va nous aider demain [à avoir des mesures précises] – c’est d’ailleurs pour cela que l’on pense que l’Industrie 4.0 est essentielle dans la transition énergétique – mais aujourd’hui on utilise beaucoup les proxys (sectoriel, d’infrastructure, etc.) », confirme Lionel Chaine.
De son côté, Ekimetrics utilise une Data Science « toute bête » (sic) pour estimer, à moindre coût et sur un grand nombre d’entreprises, l’empreinte carbone avec un simple numéro SIRET.
« Pour 80 % des secteurs, notre marge d’erreur est de moins de 20 % », se félicite Laurent Félix. « Ce n’est pas de la “rocket science”. C’est une distance vectorielle entre l’entreprise elle-même et ses jumeaux dans une base publique comme celle de l’ADEME », précise-t-il.
Ekimetrics propose par exemple cette méthode à une banque qui a environ 1,5 million de clients PME. Elle permet d’identifier ceux qui ont une empreinte carbone « remarquablement » élevée (au sens statistique) et qui pourrait donc être réduite rapidement.
« On sait même dire quels sont les leviers principaux », ajoute Laurent Félix. La banque propose alors des financements pour une meilleure isolation, ou pour des pompes à chaleur ou encore pour électrifier les flottes, puis elle chiffre les bénéfices pour l’entreprise. « C’est du win-win », résume le responsable d’Ekimetrics, qui mène un projet similaire sur un portefeuille de Bpifrance de 350 entreprises.
À titre de comparaison, face à ces proxys, un bilan carbone poussé coûterait 4 000 euros minimum pour une PME et pourrait monter à plus de 100 k€ pour une grande entreprise. « Mais on considère, à certains égards, que cela ne sert pas d’aller dans le détail pour agir », insiste Laurent Félix.
Vers une nouvelle comptabilité
Laurent FélixDG France d’Ekimetrics
« On ne peut pas calculer le contenu carbone d’un produit de manière exacte, sans que l’ensemble des entreprises – en France ou à l’étranger – qui ont contribué à sa fabrication disposent d’une comptabilité carbone analytique », écrivait en janvier 2023 Jean-Marc Jancovici, président du Think Tank « The Shift Project ».
L’empreinte carbone globale d’une entreprise est en effet découpée en trois « scopes ». Les deux premiers dépendent directement de l’organisation (sa consommation d’énergie, ses déchets, etc.). Le troisième vient de ses partenaires et de ses fournisseurs. Or pour Lionel Chaine « le scope 3 est encore en pré-découverte ».
Mais les choses bougent, même si le chantier est énorme. « Il faut être clair, nous sommes en train de poser les bases d’une nouvelle comptabilité – on commence par le carbone, puis on ajoutera l’eau. IFRS ne s’est pas fait en un jour » compare le responsable de Bpifrance.
Aujourd’hui « dans l’EBITDA, rien ne valorise la transition écologique. C’est un frein », regrette Laurent Félix. « Il faudrait intégrer d’autres choses que les seuls éléments financiers dans le P&L [N.D.R. : Profit & Loss. En français : le compte de résultat], [comme] des éléments sociétaux et environnementaux », milite le DG d’Ekimetrics France.
Lionel ChaineDSI, Bpifrance
« En attendant, même dans la comptabilité en euros, beaucoup de sociétés qui font leur “décarbon-action” (sic) verraient des résultats tangibles », nuance Lionel Chaine. « Quand le prix de l’électricité explose, si vous consommez moins, et même si les métrics carbone ne sont pas forcément au point, vous gagnez de l’argent [en étant plus durable]. S’occuper du climat, ce n’est pas perdre de l’argent ».
Plus largement, tout investissement dans des actions durables, s’il grève les budgets dans un premier temps, pourrait générer de la valeur dans un second. « Cela peut être rentable. Ces technologies vont aussi apporter de la différenciation. Demain, on voudra des produits décarbonés. C’est une façon de se réindustrialiser avec des innovations de rupture, et de ne pas se battre avec les mêmes armes que les industries du passé. Sinon on ne pourra pas lutter. Mais je suis optimiste. »
Encore faudra-t-il pouvoir évaluer cette valeur immatérielle et cette rentabilité, de manière aussi objective que possible, pour éviter le greenwashing et les polémiques.
« Il faut éviter les biais cognitifs », acquiesce Lionel Chaine. « Aujourd’hui, on croit que tel secteur est le plus polluant, ou que telle action est la plus adaptée. Mais mesurons. Regardons. Et derrière on verra ce qui fonctionne vraiment ». Les problématiques des données ESG s’annoncent, elles aussi, durables.
IA, durabilité et vieillissement des collatéraux
En interne, Bpifrance a mis en place un comptoir de données. « Toutes celles que l’on collecte, on les stocke, on les analyse, et on les vieillit [grâce à des algorithmes] », raconte Lionel Chaine.
Un prêt est accordé en fonction des garanties apportées par un emprunteur. On parle de « collatéral ». Par exemple, une entreprise qui possède un immeuble aura un actif immobilier, valorisable, qui la rend a priori solvable.
Mais un collatéral qui a une valeur aujourd’hui en aura-t-il encore demain ? On comprend que la question intéresse au plus haut point un prêteur comme Bpifrance.
Sous l’influence du changement climatique, les valeurs des actifs vont évoluer, prévoit Lionel Chaine. « Si vous avez un bâtiment sur une terre argileuse en zone de sécheresse… et bien, votre collatéral ne vaut plus grand-chose », illustre-t-il.
Aujourd’hui, en fonction de l’adresse d’un bien, Bpifrance le vieillit sur 7 critères (zone inondable, accès à l’énergie si vous êtes électro-intensif, etc.). Pour déterminer la valeur future du collatéral, la banque publique d’investissement s’appuie en input sur de multiples jeux de données – comme celles de Météo France – passées et prévisionnelles (jusqu’en 2050).
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