5G publique, 5G privée : pourquoi rien ne fonctionne encore
Les offres 5G des opérateurs télécoms commercialisées depuis fin 2020 ne sont pas véritablement de la 5G. Cet article explique pourquoi le marché est encore loin de savoir déployer la dernière génération de réseau cellulaire.
Fonctionne-t-il vraiment ? Le réseau cellulaire 5G a officiellement commencé son déploiement en Europe fin 2020 ; ses débits devaient être plus rapides que ceux de la 4G, des réseaux privés devaient être possibles pour mieux couvrir les sites industriels que ne le fait le Wifi. Un an et demi plus tard, les projets de réseau cellulaire privé commencent à prendre forme et des abonnements 5G sont vendus au grand public. Sauf que… tout cela tourne en 4G.
La 5G n’est pas ce que vous croyez. C’est un terme générique dans les télécoms, regroupant divers projets technologiques qui n’ont rien à voir entre eux, si ce n’est qu’ils représentent tous d’énormes enjeux économiques.
La 5G du 3GPP : juste de la cuisine interne
Il y a d’abord la 5G imaginée par le consortium 3GPP, l’autorité de standardisation dans les télécoms. Celle-ci concerne l’infrastructure. C’est-à-dire les équipements RAN qui, au pied des antennes, injectent les signaux hertziens des appareils mobiles dans les fibres terrestres d’un opérateur jusqu’à l’un de ses cœurs de réseau. Un cœur de réseau est l’endroit où les communications sont routées entre les abonnés, avant de repartir vers une autre antenne, via un autre cœur de réseau, puis un autre RAN.
Le 3GPP se réunit quatre fois par an pour décider comment optimiser les rouages de ce système. Quand les évolutions prévues sont jugées plus importantes que d’habitude, on change de dénomination : c’est ainsi que l’on est passé de la 3G à la 4G, puis, en 2017, de la 4G à la 5G.
En l’espèce, le 3GPP appelle 5G une infrastructure qui pare mieux aux incidents en redémarrant toute seule les services plantés, qui accélère le trafic en optimisant la transmission des paquets de données, et qui supporte des communications privées en garantissant des débits fixes pour les usages critiques. On pense au pilotage à distance des équipements industriels dans les usines, voire à celui de tout engin automobile. Toutes ces nouvelles fonctions doivent générer des économies et des revenus en plus. Une manne pour les opérateurs.
La 5G des opérateurs : une nouvelle génération d’abonnements
Avant d’être rentable, la 5G projetée par le 3GPP va d’abord coûter très cher en transformation aux opérateurs. Pour se financer, ils ont donc imaginé relancer la commercialisation de leurs abonnements en proposant une nouvelle génération de débits, plus rapides, sur des antennes qui émettent à des fréquences plus hautes. Ils ont – aussi – baptisé « 5G » cette nouvelle génération d’abonnements.
Mais comme déployer de nouvelles antennes est en soi un projet long et coûteux, les opérateurs profitent de l’effet d’annonce pour commercialiser aussi des abonnements « 5G » sur des antennes déjà installées depuis des lustres. Problème : elles n’ont ni la rapidité de la 5G promise par les opérateurs, ni, bien entendu, l’infrastructure optimisée de la 5G que veut le 3GPP. En fait, ce sont des antennes prévues pour la 4G, voire pour la 3G.
Le problème éthique de vendre de la vieille 3G maquillée en 5G ne semble pas animer les foules. Les consommateurs, accrocs aux produits dernier cri, et les autorités, soucieuses de ne pas casser la dynamique économique des opérateurs nationaux, semblent s’en accommoder.
La 5G privée : des réseaux cellulaires 4G cantonnés aux sites industriels
Simultanément, les industriels et les sites logistiques ont manifesté un empressement nouveau pour être couverts par un réseau cellulaire privé qui leur servirait à piloter à distance leurs robots.
Dans un contexte de réindustrialisation lié à la pandémie et à la guerre en Ukraine, ils veulent accélérer la productivité des usines et des entrepôts avec des engins qui se déplacent tous seuls, sans fil à la patte, et avec des chaînes de montage qu’ils peuvent réorganiser en quelques jours, sans devoir refaire à chaque fois des maçonneries pour passer des câbles Ethernet. La demande est légitime, elle correspond à ce que promet le volet « réseau privé » de la 5G imaginée par le 3GPP.
Sauf qu’aucune technologie 5G n’existe déjà pour répondre à leur besoin. Leur projet, baptisé lui aussi « 5G » privée, se met donc en place avec les technologies de la 4G. En 2019, l’Arcep a accepté d’ouvrir la vente privée de licences pour utiliser localement une bande de fréquences large de 40 MHz autour de 2,4 GHz (dite « bande 38 »). Il s’agit encore d’ondes prévues pour la 4G, avec un débit de 4 G.
L’enjeu économique de vendre des abonnements à des sites, sur lesquels s’activent des dizaines de milliers d’ouvriers, de techniciens et de machines, est énorme. Depuis la fin de la pandémie, en 2022, des dizaines de prestataires jouent des coudes pour répondre à des appels d’offres qui ne sont même pas encore formalisés.
Par exemple, divers acteurs du numérique (Ericsson, Nokia, OBS, Capgemini, les membres de l’AFNUM…) ont obtenu auprès du Conseil national de l’industrie de se mettre en avant par le biais d’un rapport « mission 5G industrielle » qui a ceci de discutable qu’il est censé expliquer aux industriels ce qu’eux-mêmes demandent déjà… LeMagIT a eu l’occasion d’interviewer les deux seuls acteurs français qui semblaient véritablement connaître le sujet en 2022 : Rapid.Space et Hub One.
Il est probable que l’Europe ne tarde pas à voir arriver sur son territoire des acteurs américains qui pourraient jouer la carte du rouleau compresseur. Ainsi, aux USA, l’opérateur Comcast s’est saigné d’un chèque de 495 millions de dollars pour préempter des licences de fréquences sur 830 zones industrielles (l’équivalent américain de la bande 38 européenne s’appelle la bande CBRS). Son concurrent Verizon est en train de faire de même, mais à l’échelle mondiale. L’idée étant d’incarner ensuite un passage obligé pour déployer un réseau cellulaire privé. C’est ainsi que Verizon a pu remporter sans difficulté le projet de couvrir le port de Southampton, au Royaume-Uni.
Côté prestataires, AWS arrive avec une solution clés en main : il suffit de souscrire un abonnement à un service en ligne de réseau cellulaire privé et l’hyperscaler s’occupe du reste, de la livraison des équipements télécoms au fonctionnement du réseau en cloud. Sa solution ne fonctionne pour l’heure que sur les ondes américaines.
La bande 5G en 26 GHz : indisponible, excessivement limitée
Parlons des fréquences sur lesquelles les opérateurs du monde entier se sont accordés pour commercialiser des abonnements 5G. Deux bandes de fréquences ont été mises en avant dans les publicités.
Celle qui attise les convoitises et échauffe les débats liés aux préoccupations sanitaires est la bande de fréquence comprise entre 24 et 39 GHz, qui devrait plutôt se situer entre 24,25 GHz et 27,5 GHz en Europe (« bande des 26 GHz »). C’est elle qui pourrait fournir une bande passante supérieure à 10 Gbit/s, soit dix fois mieux qu’une connexion fibre FTTH ! Modulo le fait que l’on parle ici d’une bande passante à partager entre tous les utilisateurs connectés à la même antenne.
Problèmes : ces fréquences n’ont pas encore été libérées – ni par l’Arcep ni par les autres gendarmes des télécoms européens –, les antennes correspondantes sont introuvables, et les équipements RAN censés faire le pont entre elles et le cœur de réseau d’un opérateur n’existent pas.
Par ailleurs, plus la bande de fréquence est haute, plus sa portée est réduite. La bande aux alentours de 26 GHz ne permettra à une antenne que d’émettre dans un rayon de 300 mètres. Et encore, en rase campagne, sans aucun mur ni aucun arbre entre l’antenne et l’appareil qui s’y connecte. De fait, les applications sont pour ainsi dire très réduites : un réseau de caméras sur un parking, ou le pilotage des robots mobiles dans l’enceinte d’un atelier haut de plafond.
La bande 5G en 3,5 GHz : il faudra 25 ans pour couvrir les villes françaises
La seconde bande de fréquence proposée est celle comprise entre 1,7 et 4,7 GHz, plus précisément entre 3,4 et 3,8 GHz en Europe. C’est celle que les opérateurs télécoms ont achetée aux enchères fin 2020 pour proposer au grand public une connectivité 5G qui permettrait d’atteindre des débits pratiques de 1 Gbit/s par antenne, dans un rayon de 400 mètres en ville, soit quatre fois mieux que les 240 Mbit/s d’une antenne 4G qui émet aux alentours de 2,6 GHz. Encore une fois, à se partager entre tous les utilisateurs.
Précision : on parle ici des débits pratiques les plus optimaux, lorsque les opérateurs parviennent à additionner plusieurs fréquences pour un même flux (technologie MIMO x4). Une antenne 4G de base, dépourvue de l’équipement informatique nécessaire pour traiter du MIMO x4, offre plutôt une bande passante maximale théorique de 100 Mbit/s, soit environ 60 Mbit/s en pratique.
Il existe une formule mathématique pour connaître le débit que l’on peut atteindre à une certaine fréquence, le théorème de Shannon-Hartley. On retiendra que l’augmentation des hertz (nombre d’impulsions par seconde) a un double effet : non seulement cela accélère la vitesse à laquelle les bits d’informations se succèdent dans une communication, mais cela permet aussi à chaque opérateur d’avoir une fenêtre de tir plus large – plus de fréquences – pour envoyer des bits d’information durant une seconde.
Dans les faits, en 4G aux alentours de 2,6 GHz, les quatre opérateurs nationaux émettent chacun sur une ou deux bandes de fréquence larges de 20 MHz (50 Mbit/s théoriques, sans MIMO). Aux alentours de 3,5 GHz, ils accèdent chacun à une bande dont la largeur va de 70 à 90 MHz (soit entre 350 et 450 Mbit/s théoriques, sans MIMO).
Problème : installer de nouvelles antennes prend du temps. Selon l’observatoire de l’Arcep de mars 2022, qui fait le bilan des déploiements au bout d’un an de commercialisation de la 5G, SFR a installé 2 828 antennes sur le territoire métropolitain, Orange 2698, Bouygues Telecom 2689 et Free 2384. Cela correspond à un peu moins de 800 nouvelles antennes par mois (la commercialisation a débuté quand 1 200 vraies antennes 5G étaient déployées), chacune couvrant un rayon d’environ 400 mètres en ville, soit une surface de 0,5 km2.
La surface urbaine en France étant estimée à 119 000 km2, il faudrait déployer 240 000 antennes pour que tous les citadins français aient accès à la 5G en 3,5 GHz. Au rythme actuel, la couverture intégrale du territoire prendrait 25 ans.
Autre problème, l’équipement RAN au pied de ces antennes – à date toujours fabriqué par Ericsson, Nokia, Huawei ou ZTE – est encore souvent celui de la 4G, ce qui limite chaque bande utilisée à une largeur de 20 MHz. En clair, si l’opérateur n’a pas installé au pied de son antenne 5G quatre équipements RAN, alors la bande passante maximale à se partager entre tous les utilisateurs est de 50 Mbit/s sans MIMO, 100 Mbit/s avec MIMOx2 ou 200 Mbit/s avec MIMOx4.
L’essentiel des fréquences 5G : de la 3G et de la 4G maquillées
En attendant de déployer de nouvelles antennes, les opérateurs recyclent celles qu’ils utilisaient déjà pour… la 3G. Début 2022, Bouygues Telecom, SFR et Orange avaient ainsi reconfiguré un peu plus de 9 000 antennes émettant aux alentours de 1 800 et 2 100 MHz, avec une bande passante de seulement 60 Mbit/s, pour qu’elles se présentent aux utilisateurs comme des antennes 5G.
Free bat tous les records, en ayant maquillé en 5G 13 470 antennes qui émettent sur deux bandes de 10 MHz chacune, aux alentours de 700 et 800 MHz, pour un débit cumulé maximal de 75 Mbit/s en MIMOx2. À la décharge de Free, ses antennes couvrent un rayon de 8 km autour d’elles et sont les plus efficaces pour couvrir les zones rurales, délaissées par les autres opérateurs. Reste qu’elles ne couvrent pas que les zones rurales.
Infrastructure 5G : la difficulté de concevoir des RAN sur des boîtiers x86
Parlons à présent de l’infrastructure. Les abonnements 5G des opérateurs utilisant toujours les mécanismes de la 4G, ils sont baptisés 5G NSA, littéralement de la 5G non autonome.
En 5 G NSA, les RAN au pied des antennes peuvent être de type 4G (gestion de bandes larges de 20 MHz) ou 5G (plus de 20 MHz), mais ils sont toujours fournis par les quatre mêmes équipementiers Nokia, Ericsson, Huawei et ZTE. Leurs RAN sont considérés comme des boîtes noires : ils coûtent cher, il faut appeler le fournisseur en cas de panne, et personne ne sait vraiment comment fonctionne la puce ASIC qui les anime.
L’un des axes de réflexion des membres du 3GPP est de libérer les opérateurs de la mainmise des quatre équipementiers historiques, que ce soit pour les RAN, comme pour les cœurs de réseau.
En 2022, il n’existe que trois acteurs au monde qui soient parvenus à faire fonctionner une logique RAN sur une architecture x86. Cette approche est bien plus satisfaisante dans le sens où la solution coûte moins cher, qu’elle prend moins de place et qu’il est possible d’exécuter la logique dans plusieurs machines virtuelles. Ainsi, il devient possible de les redémarrer à tour de rôle en cas de plantage, afin de maintenir un minimum de service pour les usagers. Ces trois acteurs sont Intel lui-même, l’éditeur français Amarisoft et un laboratoire de recherche français, OpenAirInterface, affilié à l’école d’ingénieurs Eurecom.
OpenAirInterface est encore au stade de prototype. Amarisoft est implémenté dans des stations radio de base fabriquées par Rapid.Space. La solution d’Intel est concrétisée par Dell sous la forme d’un petit boîtier modem au pied de l’antenne (le RU, ou Radio Unit), boîtier raccordé à un relais (le DU, ou Distribution Unit) qui agit comme un concentrateur de plusieurs RU sur une zone plus ou moins étendue. Cette architecture en étoile sert à réaliser des économies significatives et apporte plus de flexibilité dans les déploiements ; elle permettrait par exemple d’installer une antenne en haut d’un lampadaire.
Un an après le début de la commercialisation de la 5G, aucune de ces trois solutions n’est déployée sur le terrain en France ; elles ne sont utilisées que dans le cadre de prototypes.
Par ailleurs, Intel, Amarisoft et OpenAirInterface semblent avoir réussi à implémenter sur stations x86 les fonctions RAN… de la 4G. Dans ses prérogatives, le 3GPP liste plusieurs nouvelles capacités qui doivent définir un RAN véritablement 5G. Citons la possibilité d’utiliser une même porteuse pour plusieurs communications (OFDM, ou Orthogonal Frequency-Division Multiplexing, déjà utilisé en Wifi 6), celle d’orienter le signal dans une direction plutôt que de le disperser tout autour (Beamforming) ou encore une cadence plus stricte pour émettre les paquets d’une communication afin de réduire la latence.
Ces optimisations au niveau des antennes doivent servir d’une part à libérer de la bande passante pour transporter plus de trafic. Et, d’autre part, elles doivent permettre d’apporter de l’Internet fixe haut débit dans les zones où il n’est pas possible d’acheminer une fibre. Dans ce cas, les sites connectés seraient équipés d’un modem 5G. En 2022, ces capacités sont toujours en développement.
Cœur de réseau 5G : Il faut encore passer à Kubernetes, puis ajouter des fonctions
Côté cœur de réseau, si les fonctions de routage (voix, messagerie, données, services de plus haut niveau…) n’implémentent toujours que les caractéristiques de la 4G, l’hégémonie des équipementiers historiques a disparu. Les opérateurs utilisent depuis ces dernières années des clusters de serveurs x86 classiques qui exécutent des machines virtuelles dédiées aux télécoms. Techniquement, ces clusters de virtualisation reposent la plupart du temps sur la plateforme de virtualisation Open source OpenStack. Azure et AWS veulent inciter les opérateurs à déplacer ces clusters de VMs dans leurs clouds.
Pour que la 5G devienne SA (c’est-à-dire autonome), il faudra d’abord que les machines virtuelles sur Open Stack soient remplacées par des containers sur Kubernetes. Cette approche concrétisera la faculté de relancer automatiquement des services plantés et, surtout, de déployer à la demande plus d’instances virtuelles en cas de pic d’activité. En France, seul Orange a indiqué plancher sur cette transformation.
La perspective de mettre en containers les services de routage télécoms n’est pas qu’un enjeu économique pour les opérateurs. Elle porte aussi la promesse d’enrichir des fournisseurs informatiques qui deviendraient prestataires de ces opérateurs. LeMagIT a entre autres évoqué les cas de Dell et VMware, de l’écosystème Kubernetes, mais aussi d’hyperscalers comme Azure.
Ensuite, le cœur de réseau 5G SA doit être capable, dans ses routages, de ménager des fenêtres d’émission réservées à une communication. C’est ce que l’on appelle le Network Slicing et il s’agit de la clé pour véhiculer de la 5G privée sur un réseau 5G public. Il doit aussi analyser le trafic pour déduire de quelle manière il pourrait émettre des communications en consommant le moins d’énergie possible au niveau des RAN. D’autres fonctions comprennent la prise en charge de communications par satellite.
La nouveauté est que ces fonctions ne seront plus développées par les seuls équipementiers historiques : les startups sont appelées à participer. LeMagIT a notamment parlé du cas du laboratoire de recherche français B<>Com.