Travailler avec des indiens, un défi plus culturel que technique
Au quotidien, travailler avec des partenaires indiens ne pose pas de difficulté technique majeure. Mais les différences culturelles sont susceptibles de générer nombre de problèmes à la limite de l’imaginable pour un occidental.
Les salaires continuent d’être avantageux. Chez Wipro, on estime qu’il faudrait 22 ans pour que salaires indiens et américains convergent sur la base d’une croissance annuelle de 10 % en Inde et de 3 % aux US. En 2007, la progression des salaires dans les SSII indiennes a été, en moyenne, de 12 %. Elle devrait être inférieure à 10 %, en 2008. Le seul paramètre financier augure de belles années pour l’offshore indien. Mais tout n’est pas rose.
La première difficulté consiste probablement à s’accorder sur les spécifications d’un projet. Fabrice Caquin et Thibault Marguet, co-fondateurs d’Alternative India, une société de sous-traitance en ingénierie lourde qu’ils ont montée à Pune, près de Mumbai, connaissent bien ce problème.
De son côté, Jean-Yves Grisi, directeur général de KPIT Infosystems France, assure résoudre le problème à l’aide de coordinateurs, un métier spécifique dont il précise le profil. Regardez ci-dessous.
La sélection, voire le recrutement de collaborateurs indiens, n’est pas non plus triviale. Jean-Yves Grisi recommande clairement aux chefs de projet tentés par l’aventure de prendre part à la constitution des équipes locales qui devront travailler pour eux.
Question de confiance
Reste que, au moment de la constitution d’une équipe locale, la problématique est comparable à celle de l’embauche. Et là, se pose la question de la valeur des certifications et des titres de formation.
Pour Partho Ganguli, ancien analyste IDC à New Delhi, les salariés sont formés mais il y a pression sur le chef de projet, ainsi que sur les salariés pour que ceux-ci rejoignent au plus vite l’équipe projet… Il n’est pas le seul à mettre en doute la valeur des formations et des diplômes ou certifications délivrés dans le sous-continent, sans qu’il soit pour autant question de remettre en cause la qualité des ingénieurs locaux, dans leur ensemble. Il en va ainsi que Fabrice Caquin et de Vincent Spehner, fondateur de Thinkdry, une société de développement sur Ruby on Rails à Pune.
Mais Karthik Shekkar, secrétaire générale du syndicat Unites Professionals en Inde n’est pas tendre avec la formation délivrée par les SSII. Ecoutez-les.
Pour ne rien gâcher, selon Partho Ganguli, « passés 12 à 15 ans d’expérience, les indiens commencent à créer leur entreprise. Leur position reste vacante un petit moment. Du coup, il est difficile de trouver de bons architectes logiciels et de bons chefs de projets. Alors il arrive que montent des gens qui ne sont pas totalement compétents. Avec les risques que l’on imagine pour la qualité des productions. »
Des embauches « roue de secours »
Garder les talents pose problème aux SSII indiennes ; gérer l’intérim après un départ, aussi. Ce souci peut d’ailleurs parfois rejaillir leurs clients. Pour Partho Ganguli, il arrive qu’un salarié prenne rapidement la place d’un autre, parti précipitamment, pour faire tampon : « une nouvelle personne a pris sa place en attendant le vrai remplacement. »
Et là, rien ne garantit malheureusement que la travail avance, même si toutes les SSII indiennes, conscientes du problème, affichent leurs efforts pour limiter voire éviter tout impact.
La conséquence de ce manque de fiabilité, c’est un coût supplémentaire. Michel Guez en a fait la découverte en préparant l’ouverture des locaux de Smartesting à Bangalore : « le comptable qui nous a aidé avait prévu le budget pour des employés qui ne travailleraient pas ; ils seraient là, payés à ne rien faire, dans l’attente de devoir remplacer un autre employé. »
En Inde, on explique que ces salariés sont « on the bench », sur le banc de touche. Au final, chez Infosys, le taux d’utilisation des ingénieurs serait de 72 % avec un objectif de progression à 76 % à court terme puis à 80 % à plus long terme. Pour les ingénieurs en tout début de carrière, ce taux serait déjà dépassé. Chez Wipro, le taux d’utilisation des ingénieurs est de 70 %.
Précédemment, il était de 66 %. La SSII essaie de porter ce chiffre à 72 ou 73 % d’ici un an. « Certaines unités, dans les services de gestion d’infrastructure, par exemple, sont déjà à 78 % », explique Sunita Rebecca Cherian.
Garder des troupes motivées
Les explications à cette situation sont multiples. Fabrice Caquin en avance une : « l’un des salariés qui nous a quitté du jour au lendemain était tout simplement embauché ailleurs. » C’est probablement la raison la plus évidente.
Mais pas la seule. La motivation est aussi un facteur essentiel. Kishor Patil, directeur général de KPIT Infosystems, détaille les éléments susceptibles de motiver un ingénieur indien. Harsh Inaniya, ancien salarié d’une entreprise de BPO occidentale installée en Inde, témoigne. Pour lui, les salariés indiens sont moins professionnels que leurs homologues occidentaux, la faute notamment à leur jeune âge.
De son côté, Romain Dupuy, co-fondateur de la société de développement Web Spaarth installé à New Delhi, multiplie les initiatives pour assurer à ses troupes un niveau de motivation élevée, selon des méthodes empruntées aux SSII indiennes.
Choc des cultures
Mais ce n’est pas tout. Il faut aussi tenir compte de valeurs traditionnelles telles que les castes, la religion ou encore la famille. Chez Kone, à Chennai, lors d’une discussion informelle, la confirmation est tombée : « Ah. Vous avez compris. Les finlandais ont mis des mois à comprendre. » Voilà qui renvoie loin, au début des années 1980, à l’ouverture de la filiale de Kone en Inde. Mais la problématique reste la même. Des expatriés, installés à Bangalore, à New Delhi, ou encore à Pune, témoignent.
Michel Guez reconnaît volontiers avoir été très surpris lors de l’examen d’un budget prévisionnel qui lui a été soumis par son comptable local : « il y avait une ligne précisant « Pujah ». Je ne savais pas de quoi il s’agissait. On m’a expliqué qu’il s’agissait d’une cérémonie religieuse ; indispensable pour l’inauguration. » Il n’est pas seul à avoir vu la religion s’inviter dans la vie de l’entreprise. Romain Dupuy raconte.
Les proches passent avant tout
Et puis, il y a la famille. Avec laquelle le rythme de travail très exigeant de l’industrie IT ne manque pas d’être source de conflits. Fabrice Caquin et Thibault Marguet relèvent que « beaucoup d’indiens, du Nord notamment, viennent à Pune pour acquérir une expérience, avant de retourner dans leur région d’origine pour l’y valoriser, mais au plus près de leurs proches et de leur famille.
Vincent Spehner fait le même constat. Ou presque. Lui rencontre même des personnes en recherche d’emploi qui refusent de devoir traverser la ville et s’éloigner de leur famille ou de leurs proches pour travailler. Mais le plus gênant est sûrement qu’un problème familial peut aussi être à l’origine d’un départ impromptu, peut-être définitif, et surtout d’une durée indéterminée.
Sans compter tous les petits incidents dont cette dimension culturelle peut être à l’origine et qu’évoque Romain Dupuy, ci-dessous.