Itil : l’espéranto de la production ne se maîtrise qu'avec le temps
En voie de généralisation, le référentiel Itil engage les entreprises dans une démarche de longue haleine. Il faut compter environ cinq ans pour parvenir à un rythme de croisière.
Ce fut d’abord un argument marketing brandi par les prestataires. En adoptant Itil, ces derniers s’alignaient sur un ensemble de bonnes pratiques, validées par des expériences à l’étranger, gage de qualité pour leur production informatique. Ce fut ensuite les directeurs de production des grands comptes qui se sont emparés du référentiel pour valoriser leur activité au sein de DSI qui avaient tendance à focaliser leurs démarches qualité sur les études. C’est de plus en plus une arme employée par les DSI eux mêmes pour transformer leur service en division autonome travaillant pour des clients internes, les métiers.
Au final, le référentiel de bonnes pratiques s’est imposé au minimum comme le nouveau langage commun des métiers de la production informatique. Un succès considérable en quelques années seulement. Baromètre de cette bonne santé, le forum de l’association de promotion du référentiel, l’itSMF France (association de promotion du référentiel regroupant utilisateurs, éditeurs et prestataires) a réuni l’année dernière plus de 1 100 personnes. Et en attend au moins autant pour l'édition 2008, qui se tiendra le 4 novembre. L'association compte pas moins de 2 500 membres.
De facto, selon l'ensemble des sociétés de conseil et des SSII du marché, aujourd'hui quasiment 100 % des grands comptes sont engagés dans une démarche Itil. Bien sûr avec des degrés d'avancement divers.
Vaincre la résistance des équipes
Car si Itil se généralise, il ne s’installe que lentement dans les organisations. Et peine parfois à dépasser les quelques processus par lesquels les entreprises démarrent leur démarche (incidents, problèmes, changements, configurations). Comme le notent tant les spécialistes de la production au sein des DSI que les experts des sociétés de conseil, la mise en œuvre d’Itil progresse souvent moins vite que prévu. Les entreprises se montrant souvent trop optimistes quant à leur calendrier. Sans pour autant, d'ailleurs, que ce dérapage se traduise par une décroissance des budgets.
C'est un fait : la démarche est souvent très longue à mettre en place, notamment dans les grandes organisations. Notamment pour la gestion des problèmes où il faut parfois fédérer plusieurs méthodes existantes. Ou pour la mise en oeuvre de la ou des CMDB (base de données permettant la gestion des configurations du SI), comme le prouve l'enquête réalisée à l'automne dernier par Devoteam Consulting (voir ci-contre). Sans compter que l'implémentation d'Itil se traduit aussi par des ajustements dans l'organisation. Quand le référentiel n'est pas tout simplement le prétexte à une remise à plat des équipes en place. Heureusement, Itil reste très modulaire et peut être mis en place très progressivement.
Déployer la « culture » Itil
A condition de ne pas se heurter à la résistance des équipes. Notamment à celle des opérationnels, qui se voient couverts de documentation et soudain sommés de rendre des comptes. Avant tout, se plier au référentiel de bonnes pratiques consiste à déployer une nouvelle culture dans une organisation. Ce qui est forcément très long. Des délais de cinq à six ans semblent faire consensus parmi toutes les expériences que nous avons recensées.
L'enquête menée en octobre dernier par la SSII Devoteam, qui a développé toute une activité autour du sujet, confirme d'ailleurs ce délai. « La durée minimum d’investissement sur Itil est de l’ordre de cinq ans, en témoigne la courbe des budgets consacrés au référentiel en augmentation plus forte les deux premières années que les trois suivantes, notent les consultants de Devoteam, sur la base de leur enquête auprès de 145 professionnels appartenant à 82 entreprises françaises. La vitesse de croisière semble atteinte entre la seconde et la troisième année d’investissement ».
« C’est du vent. Ou c’est énorme »
Pour mener sa barque à bon port sur une telle distance – et installer une culture appelée à durer -, mieux vaut miser sur une politique des petits pas. Mettre en avant des gains rapides, tout en conservant l’objectif stratégique en ligne de mire. Là encore, pas forcément évident. Car, par définition, les entreprises partent souvent d'une situation mal maîtrisée et, donc mal évaluée.
La plupart du temps, les gains d'Itil restent difficiles à mesurer, simplement parce que la base de comparaison n'existe pas. Bien sûr, des gains qualitatifs finissent par apparaître : meilleure maîtrise des risques, apprentissage progressif des bonnes pratiques, meilleure évaluation des enjeux lors des changements, etc. Mais il faut savoir faire preuve de patience. Et de souplesse. Ceux qui veulent suivre Itil à la lettre sont perdus. Dans les organisations qui s'y sont risquées, l'échec est souvent au rendez-vous. Avec à la clef, deux réactions courantes : Itil n'est que du vent, ou, au contraire, Itil est trop imposant pour être maîtrisé.
Itil, nouvel argument de vente
Pragmatisme et adaptation au contexte pour mots d’ordre donc. Et résistance au discours des éditeurs, intégrateurs et cabinets de conseil ajoute Nexsys, un cabinet spécialisé dans le conseil en gestion de services de prestataires pour les DSI. Frédéric Derail, le cofondateur, n'est pas tendre quant à l’exploitation qui a été faite du référentiel : « les cabinets de conseil et SSII ont eu tendance à vendre aux DSI une mise en œuvre globale, alors qu’Itil permet de zoomer sur des sujets bien précis. » Selon lui, Itil sert à ces acteurs à se positionner sur un segment en forte croissance et à développer une offre globale leur permettant de signer des engagements sur des périmètres importants. « Aujourd'hui, heureusement, on constate une amélioration de la maturité des entreprises sur le sujet, ajoute-t-il. On voit des démarches moins lourdes, plus ciblées, plus séquencées. Qui délivrent des résultats à plus court terme. »
Outils : la douloureuse
Reste que la première vague a laissé des traces : « Nous n'avons pas assisté à de vrais retours en arrière, mais plutôt à des abandons. Certaines démarches ambitieuses ne sont tout simplement jamais traduites dans les faits », observe Frédéric Derail.
Autre difficulté : le prix des outils intégrés supposés couvrir tous les processus décrits dans le référentiel. Si les promesses de ce PGI de la DSI sont alléchantes, la facture a de quoi doucher les plus enthousiastes. Plusieurs DSI nous ont confirmé avoir reçu des chiffrages supérieurs au million d’euros.
Certains préfèrent alors s'en remettre à un outillage maison, adapté pour coller au référentiel. Comme Sofinco par exemple. Ce qui n'a pas empêché le spécialiste du crédit à la consommation de gagner un des trophées que remet chaque année l'itSMF France aux démarches Itil les plus convaincantes.
Un « big deal » par mois chez HP
S'il reconnaît la réalité de ce frein, Michel Isnard, directeur européen de l'activité Business Technology Optimization de HP (qui vend notamment la suite maison pour prendre en charge les processus Itil), estime que les choses sont en passe de changer. Et observe une accélération des affaires. Cet ex de Peregrine, un éditeur spécialisé dans le service desk aujourd'hui aux mains du géant californien, affirme signer, en Europe, au moins un contrat à plus d'un million d'euros par mois sur ce type d'offres. Avec des entreprises qui adoptent en une fois plusieurs modules de la suite HP, construite en agrégeant des technologies maison (OpenView) avec celles d'éditeurs rachetés (notamment Mercury et Peregrine). Et ce, tant avec des entreprises utilisatrices pour leur production interne que pour des prestataires. HP vient par exemple de remporter un contrat supérieur au million d'euros avec la SSII Atos-Origin, pour l'équipement de ses centres de services. Sur ce type de contrats – des demandes de « PGI de la production IT » -, la compétition oppose essentiellement HP, CA et BMC.
Pour Frédéric Derail, là encore, les entreprises ont gagné en maturité. Là où elles avaient parfois tendance à mettre en place un outil, comptant sur le logiciel pour structurer leurs processus, elles opèrent aujourd'hui de façon dissociée. « En fonction des processus choisis, dans un deuxième temps, elles mettent en place les outils adaptés. Et pas l'inverse », explique le dirigeant de Nexsys.
v3, l'appellation malheureuse
A cette réticence face à des outils onéreux, s'ajoutent des questions portant sur la sortie de la nouvelle version du référentiel, Itil v3. Bien-sûr, les experts du référentiel y voient une grande amélioration, avec l'apparition de liens entre les processus ou la mesure des bénéfices métier de la mise en place d'Itil.
Reste à convaincre les non connaisseurs, notamment les DSI et surtout les directions générales qui détiennent les clefs du budget. En reprenant la terminologie de l’édition (v2 puis v3), le référentiel ne peut que s’attirer leur méfiance. Alors que les organisations investissent depuis plusieurs années sur un ensemble de bonnes pratiques, voir ce guide sortir dans une nouvelle version suscite des interrogations quant à la pérennité des investissements déjà consentis. Sans oublier des maladresses. Comme le schéma censé présenter la philosophie de cette v3 (voir ci-contre) et dont la richesse est pour le moins... anxiogène. De facto, avec sa version 3, Itil étend son périmètre en sortant de la seule production, pour toucher les études, les architectes, les directions opérationnelles et fonctionnelles ou encore les fournisseurs.
« Il ne s'agit pas d'une révolution et les processus implémentés restent valables », martèle l'itSMF France, qui organisait récemment une journée sur le thème de la transition entre v2 et v3. Preuve que, malgré les messages rassurants émis par les experts du sujet depuis 6 mois, les utilisateurs restent nerveux. Et qu'ils préféreraient poursuivre leur travaux de longue haleine autour de la v2 avant de passer à un référentiel encore plus ambitieux.
Trois questions à : Vincent Douhairie, administrateur de l'itSMF France et directeur général délégué de Synopse Consulting
« Les livres sont la loi, les décrets d'application appartiennent aux utilisateurs »
LeMagIT : Vous avez animé récemment un séminaire pour l'itSMF expliquant que le passage de Itil v2 à v3 relève d'une transition douce. Est-ce une réponse à une forme d'inquiétude chez les utilisateurs ?
V.D. : Il y a une curiosité évidente de la part des utilisateurs. Une attente. De ce fait, des interrogations se manifestent sur les apports de cette v3 et sur la conservation des acquis de la v2. La nouvelle version d'Itil se traduit par une extension du périmètre couvert par le référentiel, par son extension aussi à d'autres populations que celles de la production. L'intérêt de la v3 consiste à positionner les services dans une logique de cycle de vie. Cette version fournit une grille de lecture de la v2, avec une dimension de maîtrise dans le temps. Elle ne remet donc pas en cause les investissements consentis sur la version précédente.
LeMagIT : Pourtant, cette v3 peut aussi apparaître comme plus complexe que la précédente ?
V.D. : Rappelons d'abord que les processus mis en place dans la v2 sont toujours là. Les feuilles de route de la v3 sont de prime abord certes plus complexes, mais elles amènent aussi plus de justification du bien-fondé des démarches Itil et de mesure des résultats. Or, si, dans certaines organisations, le référentiel met autant de temps à s'imposer, c'est que, précisément, les motivations qui ont conduit au projet Itil restent mal explicitées.
LeMagIT : Dans le cadre de l'itSMF, vous ne semblez pas trop pousser cette v3...
V.D. : Notre association privilégie la logique des utilisateurs, qui ont besoin de temps pour digérer un référentiel comme Itil. Nous n'avons pas vocation à mettre en avant la nouveauté. On insiste plutôt sur les capacités de personnalisation du référentiel. Si les livres d'Itil sont la loi, les décrets d'application appartiennent aux utilisateurs. Il y a eu un effet d'annonce autour de la v3, avec cinq livres sortis en même temps, le coeur de méthode. Mais il y aura des livres complémentaires et des outils interactifs où les utilisateurs pourront faire vivre le modèle sur la base de leurs retours d'expérience.
L'inertie que l'on constate aujourd'hui autour de la v3 est naturelle. Mais, déjà, sur le marché de la formation, 50 % de l'activité est lié à cette mouture. Le créneau de la conduite du changement liée à la transition entre les deux versions est, lui, encore en gestation.