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Crypto-monnaies : ce qu’elles doivent à la cyber-délinquance
La toute récente flambée du bitcoin apparaît assurément liée au lancement d’un marché à terme dédié à Chicago. Mais cet accès fiévreux ne saurait cacher l’apport durable de la cyber-délinquance à la valeur des crypto-monnaies.
Il était très attendu, c’est le moins que l’on puisse dire. Un marché à terme basé sur le cours du Bitcoin vient d’ouvrir à Chicago. Pour beaucoup, comme Loïc Guézo, de Trend Micro, c’est à lui qu’il convient d’attribuer la toute récente progression exponentielle du cours de la crypto-monnaie : en un mois, il a quasiment triplé pour flirter aujourd’hui avec les 18 000 $... contre moins de 800 $ il y a un an.
Pour Ronan Mouchoux, chercheur du Great de Kaspersky, l’ouverture de ce marché est le signe d’un changement majeur : « le bitcoin n’est pas seulement un moyen de paiement ; il est également utilisé à des fins de placements spéculatifs, ou de placements de plus long terme ». Et de faire une comparaison avec des valeurs refuge, comme l’or.
Cette comparaison, Jean-François Dechant, directeur exécutif de Vade Secure en charge du développement, la fait également. Pour lui, « nous pouvons effectivement parler de bulle spéculative, mais à terme, le bitcoin va probablement devenir une valeur refuge, au même titre que l’or, ce qui devrait donc stabiliser sa valeur ».
Daniele Bianchi, professeur assistant de la Warwick Business School, ne voit pas les choses autrement : « il est évident que le bitcoin est en train de gagner de plus en plus de légitimité en tant que classe d’actif ». Et le lancement du marché à terme basé sur le bitcoin à Chicago « a le potentiel d’ajouter à la dynamique et d’augmenter l’attrait de cette crypto-monnaie pour les investisseurs institutionnels et de détail ».
L’ombre de la cyber-délinquance
Pour Michel Lanaspèze, directeur marketing de Sophos pour l’Europe de l’ouest, « il n’y a aucun doute que le Bitcoin et les autres crypto-monnaies ont contribué à l’essor de la cybercriminalité, et tout particulièrement au succès du modèle d’attaque des ransomwares ». Mais pour lui, la réciproque est aussi vraie.
Ainsi, Michel Lanaspèze estime que « ces cyberattaques ont probablement joué un rôle significatif dans la montée en puissance du Bitcoin. On peut observer une augmentation de sa valeur pendant la période des attaques très médiatisées de WannaCry en mai dernier ».
Même son de cloche chez Jean-François Dechant : pour lui, « c’est indéniable », les opérations de cyber-extorsion – rançongiciel, chantage au déni de service distribué (DDoS) ou encore à la divulgation de fuites de données – ont contribué à l’augmentation de la valeur des crypto-monnaies. Et s’il note l’apparition d’un « mouvement spéculatif extrême » cette année autour de Bitcoin, il estime que « la cybersécurité a joué un rôle de catalyseur sur la montée en puissance de cette monnaie, en démocratisant son usage auprès de centaines de millions de personnes qui ne connaissaient même pas son existence ».
Professeur de management à l’université de Caroline du Nord à Greensboro, Nir Kshetri s’est récemment penché sur la manière dont les crypto-monnaies ont pu stimuler les activités de cyber-extorsion. En la matière, selon lui, le Bitcoin est clairement la monnaie la plus utilisée.
Et oui, la cyber-délinquance a bien contribué à la progression de sa valeur, ne serait-ce qu’en élargissant son audience : « c’est de l’économie de base – plus la demande est élevée, plus le prix l’est ». Et justement, rapporte-t-il, « 33 % des entreprises britanniques ont acheté des Bitcoins pour être préparées à payer des rançons. Il a été rapporté qu’une université américaine a créé un compte en crypto-monnaie pour se préparer à des attaques par rançongiciel ». Et il faudrait aussi compter avec « beaucoup d’entreprises qui ne communiquent pas sur ce genre d’activités ».
… ou celle de la spéculation ?
A l’automne 2016, nos confrères du Guardian indiquaient en effet que certaines institutions financières installées outre-Manche examinaient « le besoin de maintenir des stocks de bitcoin dans le cas malheureux où elles seraient elles-mêmes la cible d’une attaque de haute intensité » sans être en capacité de rétablir rapidement leurs activités.
Géraldine Hunt, chez TitanHQ, estimait d’ailleurs clairement, au mois d’août dernier, que « les attaques par ransomware sont devenues si fréquentes aujourd’hui que de nombreuses institutions financières telles que des banques européennes engrangent du bitcoin pour se protéger contre les attaques et accélérer le processus de reprise d’activité. Tout cela a aidé à faire progresser la valeur du bitcoin, qui renforce sa popularité ». Et contribue dès lors à accélérer le phénomène, en boucle…
Dans un tel contexte, Luis Delabarre, ingénieur avant-vente sénior chez Malwarebytes, estime également que l’activité cyber-délinquante a contribué à la hausse du cours de Bitcoin, et des crypto-monnaies, notamment en élargissant leur audience, et cela même si ce n’est pas la seule influence : « nous connaissons quelques entreprises qui ont fait un service de payer des rançons en bitcoins pour des victimes de ransomware, en prenant bien sûr une commission au passage ne serait-ce que pour couvrir leurs risques ».
Mais tous les experts ne sont pas de cet avis. Vincent Lavergne, de F5 Networks, estime que l’on « ne peut absolument pas conclure que les activités cybercriminelles ont un impact pouvant influer sur le cours des crypto-monnaies ». Ronan Mouchoux ne dit pas autre chose : « nous n’avons aucune preuve que les usages criminels ont fait augmenter le prix du Bitcoin en 2017 ». Symantec affiche également cette opinion, considérant que « la croissance de la valeur des crypto-monnaies est principalement portée par la spéculation et les tendances économiques ».
Accessoirement, les processus de gestion des risques liés aux fluctuations des taux de change, pour des sociétés comme celles décrites par Luis Delabarre, ne manquent pas d’alimenter des phénomènes aux effets comparables à ceux de la spéculation.
Du Bitcoin à d’autres crypto-monnaies
Quoi qu’il en soit vraiment, Nir Kshetri estime globalement que toutes les crypto-monnaies sont promises à un bel avenir. Mais il s’attend toutefois à ce que les cyber-délinquants se tournent de plus en plus vers des alternatives à Bitcoin, comme Monero, Dash et Zcash. Et cela pour une bonne raison : « les transactions en Bitcoin sont difficiles à suivre, mais dans la plupart des cas, ce n’est pas impossible ». Et pour lui, c’est Monero qui offre la discrétion la plus poussée à ce stade. Ce qui ne manque pas d’attrait pour des activités illégales, même si pour l’heure, « convertir Monero en numéraire traditionnel est plus difficile ».
Ronan Mouchoux souligne que la migration est déjà engagée : « nous avons constaté sur l’année 2017, une migration notable des demandes de rançon de bitcoin vers des crypto-monnaies à blockchain masquée, principalement Monero et Zcash. La raison principale ? Limiter le besoin de recourir à des « processus additionnels de mixage » visant à brouiller les pistes avec un Bitcoin à la traçabilité trop importante.
Jean-François Dechant fait la même observation, soulignant au passage que les opérateurs de WannaCry « ont fait un trade bitcoin vers Monero pour éviter le suivi des fonds ». Pour lui, « c’est une tendance à suivre ».