« Nous ne recherchons ni licornes ni cafards », Doug Leone (Sequoia Capital)
LeMagIT a pu s'entretenir avec Doug Leone,le co-dirigeant de Sequoia Capital, l'un des plus anciens fonds de Venture Capital de la Silicon Valley. L'occasion de faire le point sur la "crise", la stratégie d'investissement de la firme et sa vision de l'Europe...
À l’occasion d’une récente rencontre avec Kaminario à Menlo Park dans les bureaux californiens de Sequoia Capital - l’un des fonds qui ont investi dans le spécialiste du stockage Flash -, LeMagIT et plusieurs confrères (dont Serge Leblal, du Monde Informatique et Bertrand Garé de l’Informaticien) ont pu s’entretenir avec Doug Leone, l’un des partenaires dirigeants de Sequoia Capital.
Sequoia est l’un des fonds de Venture Capital les plus anciens de la Silicon Valley. Fondée en 1972, la firme a investi très tôt dans des sociétés comme 3Com, Apple, Atari, Cisco, Electronic Arts, Oracle, NetApp, NVidia et Symantec. Et elle est aussi connue pour avoir plus récemment investi dans Google, Yahoo, YouTube, Instagram, WhatsApp, LinkedIn, Meraki, Isilon Systems, Paypal, Nimble Storage, Ruckus Wireless, Tumblr ou Palo Alto Networks… Au total Sequoia a investi dans plus de 500 sociétés au cours des 45 dernières années.
Doug Leone a un profil atypique pour un Venture Capitalist. Né à Gènes, il est arrivé avec ses parents sur la côte Est des États-Unis à l’âge de 11 ans. Il a fait ses débuts à New-York à des fonctions commerciales chez Prime Computer (un fabricant de minis, devenu spécialiste de la CAO avec le rachat de Computervision, avant son acquisition en 1998 par PTC). Il a ensuite travaillé pour HP, Oracle et Sun Microsystems (où il a fait partie des 100 premiers employés). Il a ensuite été recruté en 1988 au sein de Sequoia par son fondateur, Don Valentine - Donald Valentine avait fait partie de l’aventure Fairchild Semiconductor avant de cofonder National Semiconductor, puis de créer Sequoia Capital.
En juillet 1998, Valentine, qui a récemment fêté son 84e anniversaire, a confié les rênes de Sequoia à Leone et à Michael Moritz, un ex-journaliste de Time magazine. La firme a alors commencé à s’internationaliser avec l’ouverture d’un premier bureau en Israël, puis d’implantations en Chine et en Inde. Lors de notre discussion Doug Leone est revenu sur cette stratégie d’internationalisation et a répondu avec une brutale franchise aux questions portant sur les choix d’investissement de la firme, sur les raisons de son absence en Europe et sur les valorisations a priori absurdes atteintes par certaines sociétés du web.
L’entretien a débuté par une présentation de Sequoia expliquant pourquoi la firme avait décidé de s’implanter en Israël, pays d’où est originaire Kaminario que nous vous livrons verbatim.
Sequoia Capital, Kaminario et Israël
Doug Leone : Nous avons fait nos débuts en Israël en 1999. À l’époque, le bureau dans lequel nous nous trouvons était notre unique bureau et nous ne nous intéressions pas à vous s’il n’était pas possible de venir vous voir à vélo [Sequoia était alors réputé pour concentrer ses investissements dans la Valley]. Quand d’autres fonds sont allés à Boston, dans le Research Triangle (en Caroline du Nord) ou à Dallas, nous avons décidé de rester dans la Silicon Valley.
Et puis nous avons découvert une autre Silicon Valley, en Israël. Nous avons alors fait l’impasse sur l’Amérique Continentale et nous nous sommes implantés en Israël. On l’a d’abord fait avec un fonds conjoint de 10 M$ avec Cisco System. Puis nous avons recruté des partenaires et nous en sommes aujourd’hui à notre cinquième fonds en Israël. Nous y sommes présents depuis 17 ans et nous y avons fait toutes les erreurs possibles. On a appris avec le temps qu’Israël a des technologies sans pareil, mais est plutôt faible côté marketing et ventes. Nous avons donc dû mixer l’ADN des sociétés Israéliennes - et notamment le caractère décidé et têtu de leurs fondateurs, et je dis cela comme un compliment car ce sont des traits importants pour un fondateur de société - avec le savoir-faire financier et marketing que l’on trouve ici dans la Silicon Valley ou à New York.
Chez Sequoia Capital nous cartographions les marchés et nous cherchons de nouvelles opportunités. Dans le cas de Kaminario, nous cherchions une société avec un savoir-faire d’ingénierie fort et une architecture de stockage capable de délivrer une performance évolutive. Nous avons ajouté notre patte en matière de marketing et de vente. Au conseil d’administration, le représentant de Sequoia est Israélien, mais il représente Sequoia dans son ensemble. Il n’y a pas de Sequoia Israël et de Sequoia US, mais un seul et unique Sequoia.
Bertrand Garé (l'Informaticien) : Dans la Silicon Valley certains font aujourd'hui la chasse aux « Unicorn » (licornes) alors que d’autres semblent privilégier la chasse aux « Cockroaches » (cafards) et qui sont apparemment plus résilientes aux conditions actuelles de marché. Quelle est la position de Sequoia à ce sujet ?
Doug Leone : Ce qui s’est passé dans la Valley au cours des deux dernières années était prévisible. C’est la troisième fois que je vois un tel mouvement et cela se produit environ tous les 16 ans. C’était éminemment prédictible. En fait si vous allez en ligne sur View from the Top qui est un événement de Stanford Graduate Business School et que vous avancez à la 25e minute de la vidéo, vous verrez que j’avais annoncé ce qui arriverait dans la Silicon Valley il y a un an. Pas parce que je suis si intelligent, mais parce que cela s’est déjà produit.
Les hedge funds sont venus les investisseurs publics ont débarqué et tout le monde a pensé que des entreprises seraient valorisées 10 ou 20 Md$, les fameuses « licornes ». J’avais dit à l’époque à Stanford que si vous cachiez les noms de beaucoup de ces « Unicorn » et ne montriez que l’état de leur finance, vous ne valoriseriez même pas la plupart pour 1 Md$ et partiriez en courant.
Pour répondre à votre question nous ne cherchons ni licornes ni cafards. Nous recherchons avant tout d’excellentes compagnies avec des fondateurs réalistes, qui peuvent résister aux cycles d’investissements et parfois aux cycles économiques et évoluer avec prudence pour bâtir une grande compagnie. C’est ce que nous cherchons et avons toujours cherché.
Parfois, c'est vrai, il faut faire des choses un peu folles [en matière d’investissement et de valorisation] parce que vous avez beaucoup de concurrents. Parfois une société est chère, mais vous aimez vraiment ce qu’elle propose. Et parfois les choses redeviennent plus rationnelles. Et en ce moment les choses deviennent plus rationnelles.
Sequoia et l'Europe
LeMagIT : Vous dites être allé en Israël parce que la technologie y est excellente. Si vous regardez l’Europe, Il y a des bulles de technologies qui émergent dans certains secteurs spécifiques, mais le financement y reste largement défaillant. Dans mon pays, la France, par exemple des choses intéressantes sont en train de se produire autour du machine learning ou des réseaux, mais il y a peu de fonds pour supporter les compagnies émergentes. Elles n’ont souvent pas d’autre choix que de se déplacer aux États-Unis, ce qui est un processus délicat et perturbant. Elles pourraient bénéficier d’une meilleure implantation des VC en Europe continentale.
Doug Leone : Nous investissons déjà dans une demi-douzaine de compagnies en Europe. Nous avons bien choisi en Europe, toutes nos sociétés y sont des leaders. Mike (Michael Moritz) et moi-même sommes nés en Europe et croyez-moi, j’aimerais avoir de bonnes raisons d’être présent en Europe.
Nous avons étudié deux fois la question de l’ouverture d’un bureau permanent de Sequoia en Europe au cours des dix dernières années. Et notre conclusion a été négative par deux fois. Car l’Europe est un grand continent avec une croissance très faible. Nous avons décidé à la place d’aller en Chine et en Inde car ce sont aussi de grands pays mais avec de grandes croissances. Et si vous regardez les « sorties » en Europe, elles sont encore en nombre limité.
Vous avez grandi en France et moi en Italie, et ce ne sont pas des pays où il est facile de faire des affaires. Je vais être poli et ne pas m’attaquer au vôtre ou au mien spécifiquement, mais nous avons encore regardé l’Europe il y a 24 mois. Il n’y a pas beaucoup de création de technologies ou de propriété intellectuelle qui apportent des innovations fondamentales. Israël à l’inverse en crée des tonnes.
Chez Sequoia, nous pensons qu’il faut enfreindre les règles des maths et que 1+1 doit être égal à 3. S’il faut travailler plus en Europe et voir nos efforts dilués pour des résultats tout juste incrémentaux, cela ne vaut pas la peine. Nous sommes allés en Chine et en Inde en nous posant la question de savoir ou les futures compagnies à forte croissance seraient pour les 10 à 20 prochaines années. Et il était clair, que 1+1 pourrait y valoir 3,5.
L’Europe malheureusement n’enfreint pas les règles des maths. Nous avons décidé, et je le dis avec respect, de continuer à investir en Europe, mais de ne pas y avoir de bureau.
Sequoia et les valorisations élevées
LeMagIT : Vous étiez l’un des premiers investisseurs dans Linkedin [Sequoia y a investi 4,7 M$ en 2003 et a dû sortir du capital lors de l’introduction en bourse en 2011] que Microsoft vient tout juste de racheter pour 27 Md$. L’éditeur aurait pu choisir d’investir ces 27 Md$ du développement interne ou de les placer dans un fonds et basiquement rebâtir un équivalent de Sequoia. Il me semble que ces 27 Md$ auraient alors sans doute produit un meilleur retour sur investissement que ce que Microsoft va pouvoir en tirer…
Doug Leone : Je ne suis pas en position de commenter sur cet investissement. Mais laissez-moi vous poser une question : quand FaceBook a dépensé 19 Md$ pour racheter Whatsapp n’auriez-vous pas effectué le même raisonnement.
LeMagIT : J'avais exactement la même analyse...
Doug Leone : Je vais donc partir de cette base. Imaginez que vous possédez 100% de FaceBook. Votre capitalisation boursière est de 190 Md$. Il y a un énorme missile pointé sur votre tête et il s’appelle mobile. Il arrive sur vous et il n’y a rien que vous puissiez faire. Vous avez le choix d’investir 19 Md$ dans des start-ups comme Whatsapp et Instagram et instantanément protéger votre flanc et tuer cette menace. Est-ce que cela ne vaut pas une dilution de vos parts de 10% ?
LeMagIT : C’est une façon intéressante de retourner la question.
Doug Leone : Exactement. Ne pensez pas en valorisation, mais aux actifs dont vous disposez et à comment vous voulez jouer aux échecs avec ces actifs. Les gens se focalisent trop sur les valorisations. À 19 Md$, WhatsApp n’était pas cher. Quand FaceBook a racheté Instagram pour 1 Md$ tout le monde pensait : sont-ils fous ? Savez-vous ce qu’Instagram vaudrait aujourd’hui. La firme a passé la barre des 500 millions d’utilisateurs. C’est potentiellement une société qui a elle seule vaut aujourd’hui 30 à 40 Md$. Et à l’époque, les gens disaient : comment ont-ils pu en un Week-End dépenser 1 milliard de dollars dans Instagram. En fait, les dirigeants de FaceBook ont été très intelligents : pour 20 Md$ la menace que faisait peser le mobile sur leur business a disparu.
C’est sur cette pirouette gracieuse et sur cette leçon de capitalisme darwinien, que Doug Leone s’est éclipsé de notre salle de réunion, sans toutefois répondre à la question sur Microsoft et LinkedIn… Pour mémoire, les 60M$ investis par Sequoia dans WhatsApp ont finalement rapporté près de 3 Md$ au fonds après le rachat par FaceBook. Et les 26,2 Md$ investis par Microsoft dans LinkedIn correspondent à 2,5 fois ses dépenses en R&D annuelles et à 7,5 ans de budget du CNRS (33 000 agents).