Pourquoi Blockchain annonce une révolution du secteur bancaire
Blockchain – grand livre comptable distribué, derrière les transactions Bitcoin – constitue à la fois une menace et une opportunité pour les services financiers. C qui explique que les banques s'y intéressent de près. Très près même.
Lorsque plus de 8000 professionnels des services financiers du monde entier se réunissent, il est facile de se faire une idée de ce qui crée le « buzz » dans le secteur bancaire. Lors du salon Sibos de l’année dernière (l'un des plus importants du secteur), un mot revenait sans cesse dans les allées du centre de conférences de Singapour : Blockchain.
« L'an dernier, les conversations portaient essentiellement sur les risques et la conformité. En 2015, elles concernent toutes l'innovation et Blockchain », confirme Bipin Sahni, responsable de l'innovation et de la R&D pour la banque américaine Wells Fargo.
Techniquement, Blockchain est une base de données distribuées (SGBDD) sur laquelle repose notamment la monnaie virtuelle Bitcoin. Mais les banques commencent à explorer le potentiel qu'offre cette technologie en tant que grand livre comptable, chiffré et distribué en temps réel, de transactions impliquant une multitude d'actifs financiers.
La Royal Bank of Scotland fait partie des établissements qui souhaitent ouvrir la voie en matière de blockchain. La banque a l'intention de piloter un service s'appuyant sur cette technologie dès cette année, et prévoit de sortir son produit d'ici fin 2016. Il s'agira probablement d'une forme de service de paiement. Si elle réussit, la RBS pourrait bien être la première banque à commercialiser l'utilisation de Blockchain.
L'engouement suscité, qui ne cesse de croître, est dû en partie au fait que cette technologie se soit émancipée de la monnaie qu'est le Bitcoin.
« Oublions le Bitcoin et les cryptomonnaies, invite Lawrence Wintermeyer, PDG d'Innovate Finance, la fintech britannique. Depuis quelques mois, blockchain est au centre de toutes les conversations. »
Une révolution numérique sur le point d’éclater
D'où vient cet intérêt soudain ? Les banques se rendent compte de l'imminence de la révolution numérique.
Au début des années 2000, leurs innovations technologiques étaient axées sur des instruments financiers toujours plus complexes et exotiques, visant à maximiser les marges de la chaîne de valeur bancaire. Ce qui a conduit à la crise de 2008, en partie parce que la complexité créée surpassait la capacité des institutions à éviter le pire.
Depuis la crise, l'attention s'est portée sur les technologies appliquées au risque et à la conformité. Mais à présent que le secteur reprend confiance, de nouveaux horizons font leur apparition, Et parmi ces nouveautés, Blockchainconstitue à la fois une menace et une opportunité.
Adam Ludwin, PDG de Chain.com, un éditeur de solutions fondées sur Blockhain, estime que cette technologie promet de changer radicalement le mode de fonctionnement des institutions financières. « C'est l'équivalent de la voix sur IP pour les services financiers. Aujourd'hui, n'importe qui peut aller sur Skype, composer un numéro, discuter avec son correspondant et raccrocher, exactement comme il y a 20 ans, avec un téléphone analogique dont la ligne était acheminée via des réseaux commutés ».
« De a même manière, poursuit-il, Blockchain ne représente en soi pas de différence majeure pour l'utilisateur. Mais toujours est-il que la pile de la voix sur IP a été révolutionnaire et déstabilisante à son époque. Nous devons séparer l'expérience utilisateur du coeur de l'infrastructure et de la réduction des coûts d'exploitation induits. »
Une provenance garantie pour les transactions
Blockchain est une technologie peer to peer qui utilise son registre distribué ainsi qu'un chiffrage avancé pour garantir la provenance de chaque transaction. Pour les banques, cette provenance est actuellement fournie par un certain nombre de systèmes administratifs, qualifiés souvent de lourds et de bureaucratiques.
Par exemple, si vous transférez un euro ou un dollar à un ami par voie électronique (ou si vous le dépensez chez un commerçant), votre banque retire un euro de votre compte. Dans le même temps, la banque de votre ami crédite son compte d'un euro. En fin de journée, les deux banques doivent rapprocher ces deux transactions afin de les faire concorder.
Ce processus implique des réseaux de transactions internationaux et des mécanismes complexes. Ce qui explique pourquoi il faut parfois attendre plusieurs jours avant de voir certains paiements réellement crédités sur un compte bancaire. Blockchain a le potentiel d'éliminer ce traitement administratif, tout en permettant de sécuriser et de vérifier une transaction en temps quasi réel.
Ainsi, une startup spécialisée dans cette technologie pourrait fournir des services de manière beaucoup plus rapide et économique aux établissements bancaires. Et ces derniers seraient en mesure de réduire considérablement le coût de leur infrastructure de traitement administratif.
« Si je prends une photo avec mon iPhone et que je vous l'envoie, vous ne recevez pas la photo que j'ai prise, mais seulement une copie. Les bases de données fonctionnent de la même manière : elles envoient des copies plutôt que la photo originale. En revanche, si je vous envoie un dollar, il est impensable que je puisse le conserver », explique Adam Ludwin. « Or, cela est impossible avec les bases de données actuelles, car elles ne sont pas conçues dans ce but. La technologie Blockchain est conçue dans cette optique : la base envoie l'actif numérique d'origine. Cela nécessite moins d'intermédiaires et moins de rapprochements. C'est une véritable transformation. »
Une architecture Blockchain sur les marchés financiers, à condition de créer la confiance
Les banques commencent à percevoir le potentiel de cette technologie et à investir pour en savoir plus. La RBS fait partie des neuf institutions du consortium R3 fondé en septembre 2015, dont les membres s'attèlent à définir une structure et une architecture rendant possible l'utilisation de blockchain sur les marchés financiers.
« Il y a un an, les gens en avaient peur, confie le DSI d'UBS, Oliver Bussman. Mais aujourd'hui, Blockchain est un sujet sur lequel nous sommes tous prêts à travailler conjointement. Les banques cherchent à comprendre l'impact et les cas d'utilisation de la technologie. Elles prennent conscience de la nécessité d'une collaboration et de normes ouvertes, sur le modèle du consortium R3. Des régulateurs prennent également une part active aux discussions. Cela n'est jouable que si nous sommes assez nombreux dans le secteur et si nous nous mettons d'accord sur des normes. »
Simon Taylor, vice-président du service de R&D sur les applications Blockchain pour la Barclays, est persuadé que dix personnes donneraient certainement dix définitions différentes de ce qu’est le « blockchain ». Mais ce concept est néanmoins une priorité pour tous.
« La question n'est plus de s'interroger sur le pourquoi du blockchain, mais d'apprendre à le mettre en oeuvre. La raison d'être de cette technologie n'est plus remise en question ; cette bataille a été remportée. Il s'agit maintenant de savoir comment l'appliquer : quel flux de processus, quelle forme et quels standards adopter », précise-t-il. « Il manque encore de nombreuses pièces au puzzle, et il est essentiel de créer des forums et de collaborer pour rassembler tous ces éléments. N'oublions pas qu'il s'agit d'une infrastructure de marché. »
Les banques ont néanmoins toujours du mal à justifier un investissement, même si elles sont conscientes des possibilités et des risques d’une technologie très disruptive.
« Nous avons étudié un ou deux cas d'utilisation lié au Blockchain. Cependant, un cas d'utilisation est généralement accompagné d'une analyse de rentabilité, et c'est de là que vient la difficulté. C'est une chose d'avoir des cas d'utilisation, mais c'en est une autre de fournir une analyse de rentabilité crédible », met en garde Stephan Müller, DSI de groupe pour la Commerzbank.
« Les gens ont l'habitude des systèmes en étoile, avec en leur centre l'autorité chargée de toutes les tâches liées à la sécurité et à la normalisation. Mais, avec les registres distribués, comment instaurer la même confiance que dans un système en étoile ? Or chacun sait qu'en matière de mouvements d'argent, tout est question de confiance. »
À quoi ressemblera le « zero day » ?
Le concept de blockchain est tellement à l'opposé du mode de fonctionnement actuel des banques que beaucoup ont du mal à savoir par où commencer.
« En tant qu'institutions, nous avons accéléré notre courbe d'apprentissage. Passée la phase d'incrédulité, nous avons fait nos premières armes. Puis nous avons utilisé la technologie pour comprendre deux questions fondamentales », expliqué Leda Glyptis, responsable du centre d'innovation de la Bank of New York Mellon pour la région EMEA.
La première : « À quoi ressemble le "zero day" ? »
« Toutes les conversations portent sur cet avenir abstrait où l'intégralité des transactions sera consignée dans un registre distribué. Mais imaginer le premier jour n'est pas une sinécure. Une multitude d'anciennes composantes devront interagir avec les nouvelles, et on ne peut imaginer pire casse-tête », explique-t-elle.
La deuxième concerne plus directement la rémunération des banques elles-mêmes. « Pensez à notre manière de gagner de l'argent en tant qu'institutions : nous nous appuyons sur des façons de procéder qui sont entièrement remises en cause par ces nouvelles possibilités. Elles entraîneront la modification de la nature comptable de notre activité et des gains d'efficacité opérationnelle, mais aussi une contraction de la chaîne de valeur ».
« Cela ne signifie pas seulement que notre division opérationnelle sera réduite, mais également qu'il nous faudra dégrouper nos produits. Produits que nous avons toujours considérés comme indissociables dans notre activité. Il ne s'agit pas tant d'une question technologique, mais plutôt de savoir par où commencer pour perturber le moins possible nos clients et les régulateurs. Nous pouvons cependant concevoir un monde qui nous permettra de créer de la valeur de manière radicalement différente, grâce à ces nouvelles technologies. »
Oliver Bussman d'UBS ne manque pas de souligner que nous n’en sommes encore qu'aux tout débuts de la révolution Blockchain.
« Il est important de préciser cela. Nous n’en sommes qu’à la phase d'expérimentation. Nous examinons les différents cas d'utilisation. Pour moi, le principal enseignement est que nous devons convenir d'une infrastructure de marché et d'un logiciel capables de répliquer nos produits financiers. La question est de savoir comment représenter ces produits dans le registre et dans le flux de processus correspondant ».
« Les efforts requis pour y parvenir sont hallucinants, mais le coût d'entrée sur le marché sera nettement plus faible à l'avenir. Nous devons réfléchir à la façon de simplifier ces processus. En adoptant cette infrastructure de marché commune, nous induirons la confiance, l'évolutivité et la sécurité requises. Alors, et seulement alors, nous verrons s’amorcer un tournant ».
Une refonte du secteur bancaire
D'après Simon Taylor, de la Barclays, un registre distribué adapté au secteur pourrait voir le jour d'ici une dizaine d'années. Toutefois, le profond bouleversement que risque de provoquer la révolution Blockchain pousse les grandes banques à prendre cette technologie très au sérieux dès aujourd’hui.
« Il est intéressant de voir que cette technologie nous a obligés à repenser entièrement notre chaîne de valeur de façon inédite », constate Leda Glyptis. « Nous ne savons pas encore si les nouvelles solutions au modèle à venir s'appuieront sur Blockchain. Mais nous, les banques, nous nous efforçons d'imaginer ce qui nous attend comme nous ne l'avons jamais fait auparavant, compte tenu des possibilités offertes par cette technologie. Ce potentiel et ces technologies ont entamé une refonte totale du secteur. »