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Opinion : A la fibre les opérateurs préfèrent encore le lucratif xDSL
Nombre de français ne verront sans doute pas le bout d'une fibre optique avant 2020 ou 2025 alors que les bases du déploiement FTTH ont été posées par l'Arcep dès 2008. L'explication de ce peu d'empressement est sans doute à chercher dans la forte rentabilité des services DSL actuels.
Pourquoi les opérateurs en place investiraient-ils rapidement des milliards dans la fibre alors que l’ADSL est si rentable ? Cette question est sans doute celle qu’il faut se poser pour expliquer le peu d’empressement des opérateurs à déployer leurs réseaux FTTH mais aussi leur peu d’appétence à investir hors des zones denses et très denses du territoire.
Faute d’une incitation réglementaire forte à investir, les opérateurs n’ont pour l’instant guère brillé par le respect de leurs engagements avec parfois même des ratés spectaculaires comme le déploiement de la fibre par SFR dans le 92 ou comme le déploiement promis de la fibre sur la communauté de communes Marseille Provence Méditerranée par le même SFR.
Des opérateurs internet très rentables...
Chez nombre d’opérateurs, l’heure est au misérabilisme : les marges s’effondrent, la concurrence est trop intense. Sauf que si l’irruption de Free a effectivement largement perturbé la rentabilité des opérateurs mobiles en France, elle n’a pas mis en cause celle des activités haut débit fixes. En fait, depuis le lancement de la FreeBox Revolution, Free a même réussi un petit miracle : contribuer à relancer la hausse des prix du xDSL. Fini, l’ADSL à 29,90 €. Le prix moyen est plutôt de 34 à 35 €. Du coup, les activités d’opérateur DSL restent très, mais alors très rentables.
C’est ce que révèlent les comptes pour le coup très transparents d’Iliad, la maison mère de Free. Chez l’opérateur, le flux de trésorerie disponible (ou« free cash flow ») généré par l’activité ADSL a atteint 317 M€ au premier semestre 2015 pour un chiffre d’affaires fixe global légèrement inférieur à 1,3 Md€. En clair Iliad met en banque près de 2,45 € chaque fois qu’il réalise 10 € de chiffre d’affaires dans l’ADSL. Le coeur de l’activité du chantre de la concurrence et des prix bas est donc aujourd’hui une extraordinaire machine à cash.
L’équation est finalement assez simple : Free paie chaque ligne de cuivre dégroupée 9 € par mois à Orange. L’opérateur doit ensuite amortir ses box (de quelques dizaines d’euros pour la box crystal d’ancienne génération, à 290 € pour une Freebox Révolution), ce qu’il fait sur une période de 5 à 7 ans. Il doit aussi payer les DSLAM, les frais de collecte, la bande passante internet et l’informatique pour piloter l’ensemble. Le coût d’infrastructure par abonné est donc sans doute de l’ordre de 17 à 20 €, pour un ARPU à 34,50 €. On enlève ensuite les frais de R&D, de marketing et de personnel et il reste une marge généreuse. Les maths sont similaires chez les grands concurrents, qui ont massivement dégroupé leur réseau (sans doute à l’exception de Bouygues encore très petit sur le marché de l’ADSL). Elles sont d’ailleurs régulièrement confirmées par les analyses tarifaires de l’Arcep.
Ces marges élevées (et qui augmentent chaque année avec l’amortissement des équipements et la baisse des coûts de bande passante) expliquent en partie le peu d’appétit actuel des opérateurs pour la fibre. Chaque année supplémentaire sans fibre est une année où l’on peut amortir encore un peu plus les coûts du réseau xDSL existant.
C’est ainsi qu’un opérateur comme Orange mène la guerre dans certaines régions contre les réseaux d'initiative publique (RIP) en jouant du VDSL et de la montée en débit sur le cuivre et en refusant de proposer ses services sur les RIP. De même, Free se refuse pour l’instant à proposer ses services sur les RIP FTTH, préférant mettre en avant ses propres offres xDSL.
Free : la fibre passe au second plan derrière le mobile
Aujourd’hui, Free semble plus préoccupé par le développement de l’infrastructure de Free Mobile que par celui de la fibre. Pourtant, la firme explique dans son dernier rapport d’activité, que le déploiement de la fibre lui permettrait d’abaisser encore un peu plus son coût d’infrastructure. « Ce déploiement [dans le FTTH] s’inscrit dans la continuité logique de la stratégie du Groupe Iliad, consistant à investir dans le déploiement de ses propres infrastructures, afin d’accroître ses niveaux de marge et sa rentabilité » explique ainsi l’opérateur.
Sauf que cette position ne s’applique que là où Free pourra maîtriser l’infrastructure. Et pour l’instant, Free concentre ses investissements en propre sur les zones très denses (ZTD) ou il estime pouvoir raccorder 3,4 millions de prises depuis ses Noeuds de raccordement optiques (NRO), une fois que le câblage des immeubles sera opéré. Dans les zones moyennement denses (ZMD), l'opérateur a choisi de cofinancer les déploiements d’Orange. Selon Iliad, son engagement de cofinancement avec l’opérateur historique porte sur plus de 4,5 millions de logements en dehors des zones très denses, qui seront déployés d’ici 2020. À la mi-2015, seules 700 000 de ces prises étaient raccordables sur cette zone.
Orange : Le précieux héritage du réseau cuivre
De façon générale, l’enjeu pour Orange est différent de celui de Free. L’opérateur historique a pour objectif premier de conserver une forme de prééminence sur les réseaux d’accès. Il sait que le réseau cuivre sur lequel il est l’acteur en situation de monopole ne sera pas éternel, mais en attendant il profite d’une rente de situation enviable. D’un autre côté, l’opérateur sait être agressif sur le FTTH lorsqu’il est menacé et notamment dans les cœurs de ville où il lui faut contrer les réseaux hybrides fibre/cuivre hérités du plan câble de SFR/Numéricable.
Il sait aussi investir dans les zones les moins denses, notamment quand il a signé avec les collectivités concernées comme c’est le cas en Auvergne. Mais même là on voit bien que l’opérateur reste froidement pragmatique et qu'il sait ménager la chèvre et le choux. Le plan auvergnat ne prévoit ainsi pas un fibrage généralisé, mais un plus « réaliste » fibrage de près des ¾ du territoire et une montée en débit pour le reste. En Auvergne, certains ne sont donc pas près de voir le très haut débit, alors que d’autres régions qui ont fait le choix du RIP visent une couverture fibre à 100%.
Pour ses déploiements FTTH en France, Orange vise officiellement 12 millions de prises opérationnelles en 2018, ce qui est un effort non négligeable, et il annonce 20 millions de prises actives en 2020 (dont 6 millions en zones très denses et 14 millions en zones moins denses). Mais au-delà de ces zones, la priorité semble être le statu quo. Officiellement, Orange n’a rien contre les RIP en fibre optique qui se montent pour pallier les carences des opérateurs privés.
Mais dans la pratique, c’est une à une sourde guerre de tranchée que l’opérateur se livre face aux RIP. D’un côté, il refuse souvent d’y proposer ses services et de l’autre, il continue à pousser ses propres services sur le DSL en jouant de la montée en débit. Une position qui contribue à geler le marché et à retarder d’autant la bascule des clients sur la fibre. Cette position n’est sans doute pas tenable éternellement et elle agace d’ailleurs bien des élus. Mais elle permet de gagner du temps et d’amortir un peu plus longtemps le précieux réseau cuivre. Il n’y a pas de petit profit, même mesquin…
SFR : Après le plan fibre, le plan câble ?
Enfin chez SFR, la situation est plus complexe. Avant le rachat par Numéricable, SFR s’était engagé de façon volontariste dans le déploiement du FTTH, au travers notamment d’accords avec Bouygues et Orange. Mais l’acquisition par Numéricable a mis plus d’un grain de sable dans les plans de SFR. Et si officiellement Patrick Drahi affiche ses intentions d’investir massivement dans la fibre, il semble ne pas avoir la même conception de la fibre que ses voisins. Quand SFR parle désormais de fibre, il faut plutôt entendre câble, une façon de protéger les coûteux investissements opérés ses dernières années par Numéricable dans la rénovation des réseaux câblés hérités de France Télécom et du plan câble.
Dans nombre de grandes villes, Numéricable opère déjà des réseaux hybrides couplant fibre et cuivre coaxial permettant des débits de l’ordre de 200 Mbit/s, qu’il revend aujourd’hui comme de la fibre. Un déploiement de FTTH entrerait en concurrence directe avec cette infrastructure câblée « historique ». Pour l’opérateur, il est donc urgent d’attendre. Sauf que cette attente doit être discrète. L’opérateur s’est en effet engagé auprès du conseil de la concurrence, à ce que le rachat de SFR n’ait pas d’impact sur ses déploiements de la fibre…
Le problème est que les retards commencent à être visibles. À Marseille, par exemple, SFR a signé en 2013 une convention pour couvrir l’intégralité des communes de l’agglomération MPM en FTTH avant la fin 2015, soit 1,05 million d’habitants. Le moins que l’on puisse dire est qu’on en est aujourd’hui très loin, puisque hors Marseille, les déploiements n’ont pas vraiment commencé à l’exception de Martigues.
À l’échelle nationale, la situation est similaire. SFR et Bouygues Télécom avaient conclu en 2010 un accord de co-investissement portant sur le déploiement horizontal de la fibre optique dans certaines communes des zones très denses et sur le raccordement des immeubles. Aux termes de cet accord, SFR était chargé de déployer le réseau fibré pour le compte des deux opérateurs, Bouygues Télécom participant financièrement à l'opération. Sauf que selon Bouygues, le nouvel ensemble SFR/Numéricable ne tient pas ses engagements : Bouygues Télécom estime que le rythme des raccordements effectivement réalisés par le nouveau groupe a subi un fort ralentissement depuis le rachat de SFR et a donc attaqué SFR devant le conseil de la concurrence.
Enfin, l’accord de co-investissement entre Orange et SFR est aujourd’hui largement caduc à tel point que SFR a explicitement autorisé Orange a déployer la fibre dans les zones où il avait à l’origine négocié l’exclusivité du déploiement. Entre la fibre et le câble, le groupe de Patrick Drahi a semble-t-il clairement fait son choix…
Pour en savoir plus : notre article sur Altitude Infrastructure et les réseaux d'initiative publique