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Les éditeurs français face au défi de l’IA générative
L’IA générative commence à mettre sous pression les modèles économiques des éditeurs. L’essor de « l’IA agentique » pousserait vers des tarifications plus flexibles, à l’usage pur. Mais les clients, conscients des gains de productivité générés en interne, s’attendent à des baisses de prix, alors même que les avantages concurrentiels procurés par l’IA aux éditeurs risquent de ne pas durer. Une piste de solution, explorée par la moitié des acteurs français du logiciel, se trouve dans l’open source.
En 2024, l’intelligence artificielle générative (GenAI ou IAG) a fait « une entrée retentissante » avec une « adoption rapide » dans l’écosystème des éditeurs français de logiciel.
Ces deux expressions sont en tout cas celles utilisées par Jean-Philippe Couturier, membre du conseil d’administration, chargé du collège Éditeurs et Plateforme, du syndicat professionnel des entreprises du numérique Numeum (ex-Syntec Numérique et TECH In France) pour résumer l’évolution majeure qui a marqué cette année le Top 250 des éditeurs français réalisé en partenariat avec EY.
Il s’agit même, pour Numeum, d’une « mutation profonde ».
Les éditeurs ont bien conscience des opportunités de l’Intelligence artificielle. Mais il voit aussi très bien les différents défis qu’ils vont devoir relever. Ils se trouveraient donc, en quelque sorte, à la croisée des chemins.
L’IAG, un fort potentiel de croissance
Le Top 250 met en lumière un certain engouement – pour ne pas dire un engouement certain – pour l’IA générative. Quatre éditeurs français sur dix auraient déjà intégré des fonctionnalités d’IAG dans leurs offres, et 42 % prévoient de le faire dans les deux prochaines années.
« L’intelligence artificielle se hisse parmi les priorités technologiques de 74 % des éditeurs » synthétise Numeum en commentaire du rapport. Mais le syndicat professionnel ajoute, dans la foulée, que « les éditeurs cherchent [actuellement] le moyen de maximiser la valeur de cette innovation pour leurs clients et réfléchissent aux modèles de monétisation ».
Cette adoption rapide s’explique par les avantages que procure l’IAG (qui n’est pas l’AGI). En interne, elle promet des gains de productivités : génération de code plus rapide, aide à la production de documentation, automatisation des tâches répétitives.
Et en externe, l’IA « augmente » les solutions logicielles : UI plus intuitives et plus personnalisées, chatbots et assistants virtuels, analyse facilitée de données non structurées (comme des factures au format PDF), interrogation de corpus documentaires massifs (un cas d’usage, puissant et cantonné à certains documents, très intéressant pour les secteurs réglementés, comme la santé ou le droit), etc.
« L’IAG transforme radicalement les solutions logicielles », insiste Katya Lainé, Présidente de la Commission IA de Numeum dans un livre blanc sur le sujet. « Notre rôle en tant qu’éditeurs de logiciels est d’incorporer ces nouveaux usages de l’IA générative dans nos solutions, de les adapter aux besoins spécifiques des utilisateurs tout en garantissant la sécurité et la maîtrise des données ».
Adaptation du modèle économique des éditeurs
Il n’en reste pas moins que le même rapport note que « l’investissement initial peut s’avérer conséquent » et, plus épineux encore, que les bénéfices évoqués précédemment restent hypothétiques.
L’investissement tout d’abord. Son financement pose la question de la monétisation de ces nouvelles fonctionnalités embarquées. Certains éditeurs le facturent déjà, d’autres non.
« Que sera la GenAI demain dans nos solutions ? Probablement des modules complémentaires au début, puis cela deviendra la normalité. [Mais] le plus intéressant de ce qui va se passer sur les 3 ans à venir, c’est la nouvelle façon de facturer les clients », anticipe Jean-Philippe Couturier.
Cette question de modèle économique intervient, de surcroît, alors que les clients – conscients des gains de productivité générés par l’IAG chez – pousseraient les éditeurs à baisser leurs prix.
Le sujet de la tarification ne semble pas encore tranché. « Actuellement, on teste et on designe [les fonctionnalités] avec les clients. À partir du moment où le modèle sera mature, on passera au pricing… qui de mon point de vue sera temporaire, parce qu’avoir de la GenAI ce ne sera plus la cerise sur la gâteau, mais comme avoir l’eau, l’électricité et le gaz », explique au MagIT Jean-Philippe Couturier. « Il y a une bataille des prix sur l’IA générative qui fait penser que cela peut devenir une “commodité” ».
Pour celui qui est également le fondateur de la solution RH Whoz, le sens de l’Histoire – malgré des modèles de plus en plus gros – n’irait pas vers une augmentation des prix, mais vers une baisse ; et vers une tarification basée non plus sur la licence et sur l’abonnement, mais vers une facturation à l’usage et à la conversation.
10 $ d’IA et 10 $ d’humain
Cette évolution serait tirée par l’avènement de l’IA agentique. « En fait, on demande [à l’IA] de fournir une prestation de services de façon automatisée […] C’est un pas très important dans l’évolution de l’IA générative. Les agents sont en train de faire muter le modèle SaaS qui passe du “Software as a Service” au “Service as a Software” », résume Jean-Philippe Couturier.
Certains gros acteurs américains ont déjà franchi le pas de la facturation plus granulaire et flexible à l’usage pur. « Salesforce a été un précurseur en facturant à la conversation (2 $) », confirme Jean-Philippe Couturier. Un modèle dont les éditeurs français pourraient donc s’inspirer « parce que nous voyons apparaître de nouveaux modes d’interactions entre l’utilisateur final et le SaaS. On ne va plus sur la solution. On est sur Teams, WhatsApp, Slack, et on interagit avec le logiciel sans jamais cliquer sur un bouton… et pour des tâches de plus en plus complexes. »
Le prix de 2 $ par conversation pourrait cependant être perçu comme contradictoire avec la baisse des prix anticipée de la GenAI. « Dans les call centers, 2 $ cela peut paraître cher », concède le responsable de Numeum et de Whoz. « Mais l’heure de service client, c’est à peu près 10 $. Et le prix de la GenAI pour répondre dans le service client, c’est aussi 10 $. Sauf que la durée de résolution est plus faible et sans s’arrêter ».
Prédictibilité du prix
Le modèle économique est donc aussi à la croisée de plusieurs chemins. Mais rien n’est écrit d’avance. L’option de la tarification à l’usage pur reste une piste. Rien ne prouve qu’il sera pérenne et adaptable, nuance le responsable.
Car l’usage pur pose un autre problème de taille : la prédictibilité du prix. « C’est un vrai défi à la fois pour les éditeurs et pour les clients », confie le responsable au MagIT. « C’est une vraie question. Un modèle économique doit créer de la valeur [pour les clients et pour les éditeurs], sinon, ce ne sera pas viable ».
« Vous dire comment cela va évoluer pour l’avenir… honnêtement, j’en suis bien incapable », admet avec humilité Jean-Philippe Couturier. « Mais si ce modèle se propage, ce sera un vrai changement de paradigme ».
Un avantage concurrentiel non pérenne
Deuxième sujet clef, après le financement de la R&D de IA : les bénéfices escomptés. L’avenir du pricing est d’autant moins tracé que si l’IAG devient « l’eau et l’électricité », elle ne risque de ne pas procurer un avantage concurrentiel pérenne… voire de ne pas donner d’avantage du tout.
« Rien ne dit que la technologie [d’IA générative] confère de facto un avantage concurrentiel », souligne même Numeum dans son rapport (« L’impact de l’intégration de l’IA générative dans l’offre des ESN/ICT et éditeurs de logiciel/plateforme »). « Cet avantage, s’il est avéré, peut tout autant ne se révéler que temporaire ».
« Nous avons nommé un responsable en tant qu’IA practice leader. Notre entreprise est l’une des premières à prendre cette direction, mais l’avantage concurrentiel conféré va être de courte durée. Nos concurrents vont faire de même », illustre Emmanuel Carjat, Directeur général d’Antemeta.
« Je ne pense pas que l’intégration de l’IA générative représente véritablement un avantage concurrentiel. Je dirais même que c’est de l’ordre du défensif », renchérit Marc Palazon, Directeur général de Smile. « L’IA générative ne représente donc pas tant un avantage concurrentiel qu’une nécessité pour exister ».
« À très court terme, il est possible de dégager certains avantages, mais à moyen terme, les situations risquent de se lisser », continue-t-il. « À moyen long terme, l’IA ne sera pas un facteur différenciant, mais existentiel ».
« Ne pas proposer d’outil ou de service utilisant l’IAG est absolument suicidaire », acquiesce Franck Lefevre, CEO de l’ESN K1 et délégué régional Normandie de Numeum. « Les entreprises peuvent dégager un avantage […] Mais cet intérêt concurrentiel ne durera qu’un temps. En revanche, une stratégie qui ne prendrait pas en compte cette technologie pourrait s’avérer destructrice en termes de chiffre d’affaires ».
L’open source à la rescousse
Les éditeurs français vont devoir résoudre un autre casse-tête. Si proposer de la GenAI demande des moyens financiers, il demande aussi un autre type de ressources. Des talents.
Or le manque de compétences en interne serait aujourd’hui un frein majeur. 71 % des éditeurs français disent en effet rencontrer des difficultés à recruter les profils qualifiés nécessaires pour développer et intégrer l’IAG.
Heureusement, face à ces défis, il existe une solution (ou en tout cas un début de solution). De nombreux éditeurs se tournent vers l’open source pour éviter de partir d’une page blanche – que ce soit pour les modèles (Llama, Bloom, Mistral, etc.) ou pour les frameworks (TensorFlow ou PyTorch).
C’est le cas par exemple de Harfanglab, le spécialiste de la cybersécurité, lauréat du Trophée 2024 de l’Innovation de Numeum, qui travaille actuellement, avec cette stratégie, sur l’intégration de la GenAI à ses services – confie Anouck Teiller, Chief Strategy Officer de l’éditeur et ancienne de l’ANSSI.
Harfanglab n’est pas le seul. Globalement, 53 % des entreprises interrogées par Numeum utiliseraient l’open source. « On voit beaucoup d’éditeurs qui récupèrent ces modèles (NDR : LLM) et qui les “post train” – ils les réentraînent avec leurs propres données », confirme Jean-Philippe Couturier.
L’open source permet également de s’affranchir – en partie – de la dépendance aux grands acteurs technologiques extra-européens. Une logique d’indépendance aux fournisseurs (que les hyperscalers appliquent également) que l’on retrouve avec la conteneurisation dans le cloud, le précédent grand chantier des éditeurs français.
La durabilité, un sujet pas encore mûr dans l’IA générative
L’impact environnemental de l’IAG est énorme. Il soulève de nombreuses questions sur la durabilité de cette technologie au moment de la démocratiser. Il pose même la question inverse de ne cantonner la GenAI qu’aux seuls cas d’usages où elle est la plus appropriée.
Mais le sujet ne serait pas encore réellement à l’agenda des décideurs.
« Le sujet de la sustainability est actuellement débordé par une certaine hype autour de l’IAG », regrette Julien Rouzé, cofondateur de Sopht, un spécialiste de la décarbonation, cité par le rapport de Numeum.
Le marché se dirigerait néanmoins, doucement, mais sûrement, vers des options comme l’IA frugale.
Le mouvement serait également motivé par le fait que d’ici 2026, la moitié des appels d’offres pour les services et les produits IT incluront des métriques spécifiques sur l’impact environnemental – selon une estimation d’IDC de 2023 citée par Numeum.