Bulle de l’IA générative : un arbre qui cache la forêt de l’intelligence artificielle ?
L’IA générative est à la mode. Mais elle n’est pas la réponse à tous les problèmes, prévient le président du spécialiste de l'IA et de la data science Ekimetrics. Lors d’un débat sur l’hypothèse d’une bulle spéculative, il plaide pour plus de lucidité. Y compris sur les gains de productivité à attendre.
Entre 2023 et 2024, le discours autour de l’intelligence artificielle générative a significativement évolué. Il y a un an, prévisions et études promettaient une adoption rapide, des transformations en profondeur et des gains substantiels.
Cette année, d’autres voix se font entendre et questionnent les promesses d’hier. Pire, l’hypothèse d’une bulle se dessine peu à peu. En juin 2023, le chef économiste de Goldman Sachs, Jan Hatzius, évoquait par exemple le chiffre d’un point de PIB gagné par an grâce à l’IA. Un an plus tard, Goldman Sachs publiait un rapport intitulé « IA générative : trop de dépenses, trop peu de bénéfices ? ».
IA générative : trop de dépenses, trop peu de bénéfices ?
L’économiste Daron Acemoglu, professeur au MIT, est lui aussi venu modérer les prévisions, en tablant sur un gain pour l’économie mondiale compris entre 0,93 et 1,16 point sur 10 ans. On est loin des 4 400 milliards et des 3 à 4 points de PIB précédemment avancés par McKinsey Global Institute.
Le dégonflement des perspectives doit-il dès lors être interprété comme le signe d’une bulle IA générative ? La question était au cœur des échanges organisés par le spécialiste de l'IA et de la data science Ekimetrics le 9 octobre avec Getlink, McKinsey et le VC Serena.
« L’arrivée de l’IA générative a été une sorte de sublimation de toutes les problématiques qu’on rencontre depuis plus de 15 ans. C’était la promesse absolue. Elle devait tout résoudre ; remplacer les métiers ; c’était magique », se souvient Jean-Baptiste Bouzige, président d’Ekimetrics.
Jean-Baptiste BouzigePrésident d’Ekimetrics
Mais les résultats n’étayent pas ce scénario. Après un an de projets dans de nombreux secteurs, il tire deux conclusions. La première : « Le ROI a beaucoup de mal à être délivré. Souvent notre marché est avant tout drivé par l’excitation, notamment capitalistique, plutôt que par l’impact réel ». Et la deuxième : « la recette pour délivrer de l’IA générative est la même que pour délivrer de l’IA […] Il y a une méthode pour cela. Et ce n’est toujours pas clic-bouton ».
La GenAI n’est donc pas l’alpha et l’oméga en IA, et son adoption réussie est le fruit d’une méthode.
Denis Coutrot, chief data officer de Getlink, confirme. Le gestionnaire du Tunnel sous la Manche a sanctuarisé un budget de 2,5 millions d’euros jusqu’à fin 2025 pour déployer sa feuille de route IA axée sur la maintenance (prédictive) des équipements. Et si l’IA générative n’est pas occultée, elle apparaît moins prioritaire.
Mais y a-t-il une bulle spéculative GenAI pour autant ? Le patron du cabinet spécialisé en IA juge également important de décomposer la chaîne de valeur de l’IA générative et de ne pas se focaliser uniquement sur les LLMs – et donc leurs concepteurs (OpenAI, Microsoft, Google, Mistral, etc.).
Acteur de l’investissement (et donc partie prenante), Serena tient à nuancer l’hypothèse d’une bulle de « l’IA générative comme un marché de 500 à 700 milliards de dollars, en croissance de 15 à 20 % par an jusqu’à atteindre 1 200 ou 1 400 milliards en 2029 », avance Olivier Martret, partner du fonds d’investissement.
Olivier MartretSerena
C’est sur la base de ces estimations que sont définies les valorisations des startups de la GenAI comme OpenAI (évaluée désormais à plus de 150 milliards de dollars).
Le cadre de Serena rappelle qu’OpenAI générait 500 millions de dollars de CA en 2022, puis 1,7 milliard en 2023. Cette année, ses revenus sont attendus à 4 milliards. Cette trajectoire justifierait donc les montants investis.
Olivier Martret estime aussi nécessaire d’établir une comparaison avec les hyperscalers (Google, Meta, Amazon, Microsoft, etc.), positionnés sur des marchés « de plusieurs centaines de milliards. »
« Quand on regarde OpenAI, une brique technologique disruptive avec une croissance de ses revenus année après année, effectivement, on peut se projeter sur une trajectoire comparable » à celle de ces mastodontes de l’IT, argue-t-il.
L’augmentation des investissements s’expliquerait en outre par d’importantes barrières à l’entrée (capacités de calcul et talents) sur le développement des modèles de fondation de la GenAI. « Les entraîner coûte beaucoup d’argent. C’est pour cela qu’il y a des levées de fonds délirantes », justifie le partenaire de Serena. « Je ne dis pas que ce n’est pas une bulle spéculative, mais je relève juste des éléments tangibles [qui] nous laissent penser que la création de valeur sera significative »
« Comme toute vague de disruption […], cela prend du temps. Notamment pour que cela s’intègre vraiment en entreprise », conclut-il.
La GenAI coûte plus encore en « change » et « transformation »
Arnaud Tournesac, directeur associé chez McKinsey, appelle quant à lui à s’extraire du « focus très LLM ». Applications, composants et infrastructure (« la grosse part du gâteau ») sont aussi à prendre en compte. Sur 1 € investi, 50 à 60 % partent dans les dépenses d’infrastructure (puces, cloud…), chiffre-t-il.
Arnaud TournesacMcKinsey
Pour expliquer l’état des ROI en IA générative, Arnaud Tournesac avance l’argument du temps d’adoption et des efforts associés. Il estime qu’un projet digital classique se caractérise par 1 € dépensé en technique pour 1 € de « change » ou de « transformation ». Avec la GenAI, le ratio passerait de 1 à 4 ou 5.
Jean-Baptiste Bouzige d’Ekimetrics perçoit lui « un énorme biais dans la chaîne de valeur », qui conduirait à se focaliser sur les LLMs au détriment des applications. Le dirigeant anticipe donc « un rééquilibrage » des investissements en faveur de celles-ci.
D’ici là, pour lui, une bulle se constitue – même si Jean-Baptiste Bouzige en relativise les risques du fait de la place occupée par les « grands acteurs ». Le patron d’Ekimetrics attend pour demain une concentration sur l’amont de la chaîne de valeur et une meilleure répartition de la valeur, dont les hyperscalers seraient les principaux (seuls ?) bénéficiaires actuellement.
« Il y a des positions à prendre sur les usages, car côté entreprise et utilisateur final, on cherche encore le ROI. […] Avant de rentabiliser tous ces investissements, oui il va falloir du temps », commente-t-il, préférant ainsi retenir le qualificatif de « bulle productive ».
Priorité à l’optimisation et à l’adoption des applications GenAI
Toujours selon Jean-Baptiste Bouzige, les prochaines années doivent être consacrées « à l’optimisation et à l’utilisation » des technologies d’IA générative, ainsi qu’à leur adoption. Il appelle par ailleurs à « faire le tri » en s’extrayant d’un second biais incarné par un discours centré essentiellement sur la productivité.
Jean-Baptiste BouzigePrésident d’Ekimetrics
Pour lui la productivité est le fruit de chantiers préalables (CRM, ERP, IT, Data) « mis au service de la sur-optimisation des systèmes. » Il regrette en outre la faible place accordée à « la créativité, surtout en période de crise ».
Jean-Baptiste Bouzige appelle donc à « changer de prisme » pour s’orienter vers la recherche de valeur ajoutée et de différenciation.
Il plaide également pour un changement d’approche. « Aujourd’hui, les Comex sont un peu perdus. On leur présente des listes de 50, 100, 200 cas d’usage possibles ». Il préconise au contraire de sélectionner deux applications, la première axée productivité, certes, mais avant tout « pour finir le chemin vers la AI Readiness ». C’est-à-dire des cas d’usage « très transverses permettant de mettre la donnée au propre et d’être prêt demain à déployer d’autres cas ». Cette recommandation est basée sur un constat : 50 à 70 % des entreprises ne seraient tout simplement pas prêtes à déployer des modèles IA dans leurs systèmes.
Les Comex sont encouragés en parallèle à choisir « un [deuxième] cas difficile de différenciation, réellement transformationnel », justifiant temps et investissements conséquents.
Un agent conversationnel pour Getlink, mais 12 cas d’usage IA
À rebours d’un discours ambiant, Jean-Baptiste Bouzige juge « qu’il n’est pas si grave de ne pas être early adopter ». Il préfère le statut de « smart adopter » de la GenAI. Une ligne à laquelle se range Getlink ?
L’exploitant ferroviaire transporte camions (1,2 million par an), véhicules et passagers via les Eurostars. « Notre entreprise est centrée autour des tunnels, qui représentent pour nous de gros enjeux, en termes de maintenance et de fonctionnement », resitue son chief data officer, Denis Coutrot.
Getlink a donc décidé d’investir en IA sur la maintenance prédictive – et d’y accoler un volet IA générative. Pour le CDO, la GenAI fait émerger trois problèmes : l’exposition des données, la fiabilité & la précision des solutions, et leur durabilité.
« Nous sommes face à un marché avec pléthore d’offres en constante évolution », résume-t-il. Ces caractéristiques sont synonymes pour l’exploitant d’obsolescence rapide et de coûts élevés lors du build comme du run.
Tout en menant un premier projet d’IA générative avec le développement d’un agent conversationnel ciblé sur la réglementation ferroviaire, Getlink a établi une feuille de route IA qui se concentre sur le matériel roulant et une approche par processus. Une douzaine de cas d’usage prioritaires ont été définis – avec pour chacun un ROI.
Le premier projet délivré porte sur la détection de freins serrés, une anomalie courante qui génère des problèmes de disponibilité des équipements et des coûts de maintenance.
« Nous avons réussi à démontrer aux équipes de maintenance que nous avions développé un outil qui les aide dans leur quotidien en leur permettant de gagner du temps et donc de la productivité […]. Nous avons capitalisé avec ces équipes sur les autres projets », se félicite-t-il.
Ses gains (-50 % de pannes), Getlink ne les doit pas à l’IA générative. Dans ce domaine, l’entreprise cherche encore ses utilisateurs les plus pertinents. Elle planche également sur le volet adoption et sur celui du ROI, qualifié de « difficile » par son CDO.