Intel annonce une mystérieuse union sacrée avec AMD
Les deux fabricants de semiconducteurs ont profité du salon Lenovo TechWorld 2024 pour annoncer la création du x86 Ecosystem Advisory Group. Manifestement pour mieux exister face aux puces ARM.
Ce fut l’une des annonces les plus surprenantes du dernier salon Lenovo TechWorld 2024 et elle n’était pourtant pas de Lenovo. Pat Gelsinger, le patron d’Intel, est venu sur scène pour lancer officiellement le « x86 Ecosystem Advisory Group ». Un consortium censé faciliter l’interopérabilité, pour les développeurs de systèmes et de logiciels, entre les processeurs x86 d’Intel et les processeurs x86 d’AMD. Dans l’assistance, les regards se sont croisés de toute part, chacun interrogeant son voisin : « mais pour quoi faire ? »
La réponse la plus censée n’a pas été donnée. Ni par Pat Gelsinger (à gauche sur la photo en haut de cet article), qui s’est félicité « d’être au moins d’accord sur ce point avec Lisa [Su, la patronne d’AMD, N.D.R.], qu’il faille construire une approche plus unifiée pour le futur de l’informatique ».
Ni par l’intéressée, montée quelques minutes plus tard sur scène pour rejoindre à son tour Yang Yuanqing, le patron de Lenovo (à droite sur la photo en haut de cet article), en commentant : « comme l’a dit précédemment l’un de nos partenaires, l’ambition est de réunir les acteurs du marché pour bâtir avec eux les futures extensions qu’ils souhaitent. » Ou comment faire passer l’idée qu’Intel reste son frère ennemi. Ça commence mal.
Lisa SuPDG AMD
Selon divers observateurs présents lors de l’événement, ce consortium a sans doute pour but réel de redorer le blason de l’architecture x86, dont le duopole Intel-AMD se déchire des parts de marché chancelantes, face à l’architecture ARM.
Car voilà bien le vrai problème d’Intel et AMD : les grands hyperscalers – AWS, Azure, GCP – ont tous désormais des processeurs ARM maison, pour s’éviter d’acheter des Xeon ou des Epyc trop coûteux en énergie. Les autres hébergeurs de cloud peuvent désormais s’équiper en processeurs ARM chez Ampere, bien plus efficaces pour condenser un maximum de serveurs dans un minimum d’espace que les offres d’AMD ou d’Intel.
Un scénario similaire s’est amorcé sur le marché des PC. Les constructeurs annoncent depuis l’été dernier à leurs clients que les nouveaux portables à base de processeurs Qualcomm SnapDragon X, encore des ARM, sont meilleurs que les Core et les Ryzen pour l’IA. Et comme tout le monde veut faire de l’IA…
Pour conjurer le sort, Pat Gelsinger et Lisa Su se sont donc efforcés de nommer au board du x86 Ecosystem Advisory Group les plus grands acteurs qui avaient commencé à s’impliquer dans les processeurs ARM. On y trouve les géants d’Internet Google, Oracle et Meta, les fabricants de PC Lenovo, Dell et HP, ou encore l’éditeur No1 de Linux et de Kubernetes, Red Hat.
On trouve aussi des fournisseurs à double casquette. Broadcom, qui fabrique des processeurs ARM, mais édite aussi, via VMware, la plateforme de virtualisation la plus importante sur machines x86. Et puis Microsoft, qui est fournisseur de cloud (Azure) et éditeur de Windows.
Résoudre un problème déjà résolu
De fait, la quête d’une meilleure interopérabilité entre AMD et Intel a du mal à convaincre. Les processeurs pour serveurs Intel Xeon et AMD Epyc, comme les processeurs pour PC Intel Core et AMD Ryzen, sont tous déjà compatibles. Les deux marques s’efforcent de produire depuis 30 ans des puces qui exécutent les mêmes logiciels. S’accorder sur une architecture commune est depuis des lustres le ciment de leur rivalité. Et leur rivalité est la garantie pour les clients qu’il existe toujours une solution de secours pour s’approvisionner.
Le jeu d’instruction x86 a été inventé par Intel en 1978. AMD est officiellement choisi en 1982 pour produire des clones de ses processeurs, afin de répondre à la demande. En 2003, alors qu’Intel s’égare dans des projets de refonte totale avec le processeur Itanium, c’est AMD qui modernise l’architecture x86 pour la faire basculer dans l’ère (toujours actuelle) du code 64 bits. Intel implémente le nouveau jeu d’instruction d’AMD dès l’année suivante, dans ses ultimes séries de Pentium 4.
Depuis, bien sûr, il subsiste des différences. Tel dispositif de sécurité, de chiffrement, de décompression ou de vectorisation des données est implanté avec une génération de retard chez l’un ou l’autre. L’efficacité sur un modèle de processeur peut aussi être conditionnée à l’utilisation d’une bibliothèque spéciale d’Intel ou d’AMD lors de l’écriture d’une application.
En théorie, on trouve bien des logiciels qui sont optimisés pour l’un ou pour l’autre et qui justifient qu’une entreprise continue d’acheter des serveurs avec la même marque de processeurs. Le cas s’est surtout présenté dans la virtualisation, où des VM ne fonctionnaient plus avec les mêmes performances, voire se mettaient à boguer, quand on les migrait entre des serveurs de différents types. C’est ce problème précis que le x86 Ecosystem Advisory Group est censé résoudre.
Mais pour le commun des entreprises, ce problème était déjà résolu par les outils de migration des plateformes de virtualisation, qui restreignent les applications aux seules fonctions communes à un instant T. Et par les bonnes pratiques de programmation qui mettent en garde les développeurs contre l’usage de bibliothèques trop propriétaires.
Surtout, nous sommes à l’heure du cloud-native. Les entreprises écrivent leurs applications en code de suffisamment haut niveau pour que leurs containers puissent passer d’un serveur Lenovo Intel Xeon sur site à une machine virtuelle EC2 ARM Graviton chez AWS. Dans ces conditions, on se demande si les clients sont nombreux à se soucier encore des incompatibilités subtiles qui peuvent exister entre un Xeon et un Epyc. D’autant que ce sont généralement les seules disponibilités, chez les fournisseurs de serveurs, qui conditionnent la vente de configurations Intel ou AMD.
En réalité, ces subtilités importent surtout dans les applications critiques. Dans les supercalculateurs, où les algorithmes sont finement compilés pour tirer parti du moindre avantage technique. Dans les services en ligne de pointe, pour convertir des données avec le moins d’attente possible. Des scénarios de niche où, de toute façon, les développeurs cherchent notoirement à exploiter des détails particuliers pour gagner la moindre microseconde, plutôt qu’à se reposer sur une compatibilité générique.
Bref. Dans tous les cas, il reste compliqué de voir en quoi une compatibilité encore meilleure entre Intel et AMD empêcherait les entreprises d’acheter des processeurs ARM dont l’incompatibilité totale ne semble, elle, pas poser de problème.
Enfin une nouvelle pour donner le sourire à Intel
En filigrane, on ne peut s’empêcher de penser qu’Intel est désormais suffisamment fébrile pour embarquer son concurrent dans un simulacre d’union sacrée.
20 ans après le Pentium 4, Intel a dégringolé de son piédestal de premier fabricant mondial de processeurs. Ayant raté la marche des processeurs pour smartphone, il a laissé se développer à vitesse grand V les usines du Taiwanais TSMC. Lui ne développe aucun processeur, mais il les grave pour quiconque sait en dessiner. Un modèle tellement rentable que ses chaînes de production surpassent à présent de deux générations celles d’Intel. AMD est l’un des clients de l’industriel asiatique, ce qui lui permet de proposer aux constructeurs des processeurs deux fois moins chers que ceux d’Intel.
Selon une étude du cabinet Mercury Research parue cet été, les processeurs d’AMD équipaient au début de l’année un serveur sur quatre, un PC de bureau sur quatre et un PC portable sur cinq. Vu ses prix cassés, l’entreprise de Lisa Su pourrait théoriquement faire mieux. Mais en pratique, il reste peu de place pour sa production sur les chaînes de TSMC, où l’on grave aussi les puces d’Apple, de Nvidia et, donc, des smartphones. Qu’importe : AMD a littéralement ressuscité il y a cinq ans, après avoir passé plus de dix ans à se contenter de quelques % de parts de marché.
Lors du dernier trimestre, les résultats financiers publiés montraient qu’AMD, encore en hausse, avait engrangé 1,5 milliard de dollars avec ses puces pour PC et 2,8 mds $ avec ses puces pour datacenter. Tandis qu’Intel, en baisse, avait engrangé 7,4 mds $ avec ses puces pour PC et 3 mds $ avec ses puces pour data centers.
Une simple règle de trois entre les résultats financiers et la proportion d’unités vendues permet de se faire une image de la situation. Les puces haut de gamme dans les datacenters (jusqu’à 20 fois plus chères que les entrées de gamme, car elles ont jusqu’à 16 fois plus de cœurs) sont fournies par AMD, tandis qu’Intel a consenti d’énormes efforts sur les tarifs de ses puces PC pour devenir à peine plus cher qu’AMD.
Le problème est qu’Intel n’a pas seulement à souffrir de la concurrence d’AMD. Selon diverses études de marché – pas aussi fiables, hélas, que celles de Gartner et IDC qui ne partagent plus ces chiffres –, les ventes de serveurs ARM devraient représenter pour cette année environ 6,5 milliards de dollars. En clair, le fait que les hyperscalers, surtout eux, se dotent à présent de serveurs équipés de processeurs ARM revient pour Intel et AMD à un manque à gagner équivalent à un trimestre de ventes, chacun.
Sur les PC, aucune étude n’est encore parue. Mais Rene Haas, le patron de la holding qui possède les droits intellectuels des puces ARM, veut croire que plus de la moitié des machines Windows vendues d’ici à 2029 seront équipées de ses processeurs.
Résultat : depuis le début de l’année, la valeur financière d’Intel est tombée sous les 100 milliards de dollars, soit son niveau en 2012. Le fondeur a dû renoncer (temporairement ?) à investir dans sa nouvelle méga-usine en Allemagne, provoquant la colère des autorités locales. Et, affront ultime, Qualcomm, fabricant de nombreux processeurs ARM pour smartphones, a laissé entendre en septembre qu’il pourrait le racheter.
Bref, si la nouvelle union sacrée entre Intel et AMD n’a pas un objectif technique très clair, elle a du moins le mérite de passer pour la première annonce de l’année qui donne le sourire à Pat Gelsinger.