IA générative : avocats et juristes à l’aube d’une transformation numérique majeure
Le secteur juridique est à la fois conservateur et friand de technologies. Avec l’IA générative, il se transforme en profondeur. Et le travail des avocats et des juristes doit désormais intégrer la compréhension et les bonnes pratiques de ces modèles qui pourraient bien chambouler jusqu’à la manière de facturer les clients.
L’IA générative prend un essor particulier dans le monde juridique. Elle y aide les avocats à rédiger des argumentaires, à résumer la jurisprudence, à analyser les contrats ou à parcourir des montagnes de dossiers pour rechercher les informations utiles concernant une affaire.
L’utilité de la GenAI a donné naissance à de nombreuses « LegalTech ». L’une d’elles, eDiscovery AI, est spécialisée dans la classification et la révision de documents électroniques, audio et vidéo liés aux cas juridiques. Aujourd’hui, plusieurs humains doivent examinent ces fichiers pour déterminer ce qui est pertinent et ce qui ne l’est pas. Le jeune éditeur américain vise à automatiser ce processus pour les cabinets juridiques. La vision de son fondateur, Jim Sullivan, sur le futur de l’IA dans ce domaine, est particulièrement intéressante.
Avant d’aborder ce que peut faire l’IA, pouvez-vous nous rappeler la procédure classique aux États-Unis d’analyse de documents dans le cadre juridique d’un « Discovery » ?
Jim Sullivan : À l’heure actuelle, un litige implique deux parties qui contestent un point. Chaque partie doit produire tous les documents de l’affaire qui sont pertinents pour l’autre partie. Et lorsque vous recevez ces documents de la partie adverse, vous devez déterminer ce qui est pertinent pour étayer votre dossier.
Jusqu’à présent, ces choses se sont faites dans une salle remplie d’avocats qui parcouraient les documents un par un. Il y a environ 45 000 personnes aux États-Unis dont c’est le métier d’être des « examinateurs ». Leur travail consiste à examiner les documents un par un, puis à les classer pour déterminer s’ils sont ou non pertinents pour l’affaire.
Jim SullivanFondateur, , eDiscovery AI
Nous disposions d’un certain nombre de dispositifs qui permettaient de trier plus efficacement les données. Mais l’IA générative est véritablement le premier outil avec lequel nous pouvons désormais examiner des documents comme le ferait un être humain, comprendre s’ils sont pertinents pour votre cas, expliquer pourquoi, et même les faire résumer afin que vous puissiez comprendre de quoi parlent tel ou tel fichier.
La technologie est bien meilleure que les humains pour classer les documents. Les gens ne sont parfois pas d’accord sur la pertinence d’un document et ils se rangent à la majorité des membres du panel. Ce n’est plus le cas avec la GenAI.
Un autre facteur que vous soulignez en faveur d’une approche plus technologique est la multiplication du nombre de documents à analyser. Pouvez-vous préciser ce point ?
Jim Sullivan : Les volumes de données sont devenus incontrôlables. C’est d’ailleurs l’origine de ce qu’on pourrait appeler « course aux armements » depuis 20 ans : les volumes de données augmentent, puis la technologie s’améliore pour aider à gérer ces volumes de données plus importants (classification automatique avec du ML, etc.). Puis les volumes augmentent encore. Et ainsi de suite.
Mais l’IA générative, c’est le plus grand pas en avant que nous ayons jamais vu. Elle sait examiner et classer n’importe quel document – texte ou image – pour déterminer de quoi il s’agit. Et elle fait beaucoup d’autres choses particulièrement utiles pour le secteur juridique : rationaliser les processus, générer des brouillons de briefs, formuler des arguments juridiques, aider dans les recherches juridiques, analyser les contrats – beaucoup de choses traditionnellement faites par le « paralégal ».
Il y a quand même de grandes questions. La première d’entre elles est celle de la confiance que les avocats peuvent avoir dans ces outils. Une hallucination d’une IA générative, et c’est toute une affaire qui peut être perdue…
Jim Sullivan : En ce qui nous concerne, nous déterminons « l’exactitude » d’un résultat en fonction de statistiques et de tests avant de faire confiance à quoi que ce soit qui sort d’une IA. Avant d’utiliser un résumé par exemple.
Jim SullivanFondateur, , eDiscovery AI
Il faut effectivement vérifier que les informations sont exactes et correctes. Nous devons le faire dans chaque cas où nous les utilisons. D’ailleurs, nous ne disons pas : « C’est exact. » Nous disons : « Nous avons effectivement vérifié que les informations sont exactes, car l’étape de validation est la partie la plus importante. »
Lorsque nous utilisons l’IA pour n’importe quel cas d’usage juridique, qu’il s’agisse de lire un brouillon ou de classer des documents, nous devons vérifier que ce qu’elle a créé est correct. Nous calculons le nombre de fois où le résultat est correct et le nombre de fois où il est incorrect afin de déterminer son taux d’erreur. Le but que nous cherchons à atteindre étant de battre une révision humaine.
Un humain va identifier correctement un document pertinent probablement dans 70 %, voire 80 % des cas. Nous oublions 20 à 30 % de tous les documents pertinents. Et tout le monde le sait ! Avec l’IA, nous pouvons prouver statistiquement que nous trouvons 90 % ou plus des documents pertinents.
Ce n’est certes pas parfait. L’IA fait des erreurs, mais à un taux bien inférieur à celui d’un humain. Et les types d’erreurs sont en fait bien moins graves, car il ne manque pas de documents très importants et évidents. Les erreurs de l’IA se situent au niveau de documents sur lesquels deux ou trois avocats seraient de toute façon en désaccord.
Qu’en est-il de l’acceptation par les humains ? Les avocats sont fiers de leur capacité à élaborer des plaidoiries pour les tribunaux. Sont-ils vraiment prêts à laisser l’IA faire une partie du travail à leur place ?
Jim SullivanFondateur, , eDiscovery AI
Jim Sullivan : Utiliser l’IA ne signifie pas que les avocats ne gardent pas leurs « touches » et leurs propres sensibilités. C’est juste qu’il est intelligent de demander à d’autres de prendre en main les choses qui ont moins de valeur ajoutée. D’ailleurs, les avocats utilisent des collaborateurs depuis longtemps pour rédiger des brouillons de document ou faire des comptes rendus.
C’est plus rapide. Utiliser l’IA, c’est un peu pareil. Et si vous ne voulez pas utiliser les mots générés par une IA, vous pouvez toujours simplement lui demander de faire un plan, avec les grandes lignes des différents arguments à mettre en avant et des idées à évoquer.
Si vous ne voulez pas que l’IA crée du contenu, demandez-lui de réfléchir pour vous avec un prompt du style : « Bonjour, voici mon affaire, écrivez quelques arguments en ma faveur et quelques arguments contre afin que je puisse les comprendre et les anticiper ». Et utilisez cela comme point de départ.
Je pense que le plus gros problème pour les avocats est surtout le fait que tout est basé sur le temps facturable. Or les clients commencent à dire : « Je m’attends à ce que l’IA vous fasse gagner du temps et réduise ma facture. Que faites-vous pour y parvenir ? »
Tous les cabinets d’avocats sérieux étudient cette question et utilisent l’IA générative pour la révision des documents ou pour générer et créer des documents. Et, si cela fait économiser la moitié du temps, vous facturerez à votre client la moitié du prix. Dans un sens, le taux horaire récompense l’inefficacité. Pour moi, un avocat qui fait des choses beaucoup plus rapidement et qui facture moins par affaire sera celui qui, au bout du compte, aura le plus de clients.
Un LLM (une IA générative) est-il plus efficace que d’autres dans le juridique ?
Jim Sullivan : Non. Chaque modèle de langage a ses points forts et ses faiblesses. Chaque fois qu’un nouveau LLM sort, nous l’analysons en profondeur. Certains sont meilleurs pour comprendre le langage humain. D’autres pour coder. D’autres encore pour générer des images, ou faire des math.
Mais il est extrêmement important de comprendre, en les testant, quels modèles sont les mieux adaptés à quels cas d’utilisation. Il faut aussi tenir compte du contexte et des prix.
Je pense qu’à l’avenir, nous verrons des modèles plus spécialisés et plus ciblés, qui auront besoin de beaucoup moins de puissance de calcul pour fonctionner. Ce sera plus avantageux.
Comment, d’après vous, va évoluer la profession d’avocat avec l’IA générative dans les années à venir ?
Jim Sullivan : Nous allons assister à un changement majeur. Et pas que pour les avocats. Dans tout ce que nous faisons. Une partie du secteur juridique sera probablement à la traîne, parce qu’il est plus conservateur. Les grandes organisations mettent souvent plus de temps à changer. Mais nous allons assister à une révolution bien plus grande que tout ce qui s’est produit au cours de notre vie.
Jim SullivanFondateur, , eDiscovery AI
Les chatbots servent déjà dans la relation client de nombreuses entreprises. La qualité des voix s’améliore, la vitesse et la précision de leur discours aussi. Dans énormément de domaines, l’IA va avoir un impact énorme sur la façon dont les gens travaillent.
Chez les avocats, mais comme pour d’autres professions aussi, je pense que tout le monde doit être conscient du fonctionnement et de l’évolution de ces technologies. Car je ne pense pas que quiconque risque de perdre son emploi s’il est prêt à apprendre et à comprendre tout cela. Les avocats qui adopteront l’IA seront certainement capables de faire plus, mieux et plus vite. D’autres auront davantage de mal à suivre.
En tout cas, si vous ne voulez pas utiliser l’IA, j’espère pour vous que vous prendrez votre retraite dans moins d’une dizaine d’années. Parce que sinon, vous allez passer des moments difficiles.
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