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Autonomie stratégique sur la GenAI : un rêve français impossible ?
Les investissements des géants américains en France ont été accueillis avec joie par les autorités lors de Choose France. Mais ces initiatives ne minent-elles pas encore un peu plus l’autonomie stratégique sur le numérique et l’IA ? – questionne France Digitale.
S’agit-il d’une illustration supplémentaire du « en même temps » présidentiel ? Lors de la dernière édition de Choose France, les dirigeants politiques se sont félicités du montant des investissements annoncés par les géants américains. En parallèle, le gouvernement entretient un discours pro-souveraineté numérique.
Les deux trajectoires sont-elles compatibles dans la pratique ? L’écosystème français du digital en doute.
La fin de la naïveté sur les crédits cloud et crédits GenAI
« Ce genre d’annonces me tend un peu », avoue Marianne Tordeux Bitker lors du DIMS 2024 organisé à Station F. « Nous avons tous compris qu’il n’y avait plus de naïveté à avoir sur les crédits cloud – qui sont devenus de nouveaux crédits GenAI – sur l’interopérabilité, sur le lock-in des solutions, etc. », liste la directrice des affaires publiques de France Digitale.
Comme « la naïveté est révolue », les hyperscalers investiraient pour continuer à régner. Attention donc à ne pas trop se réjouir de ces investissements et de leur impact sur le tissu économique français du digital. Il importe de continuer à « jouer collectif » pour permettre « à l’Europe, aux entreprises françaises » de s’insérer dans la chaîne de valeur de l’IA, et notamment générative.
Pour la porte-parole de France Digitale, la chaîne de valeur se structure en quatre couches : les puces, l’infrastructure, les modèles de fondation et les applications.
Sur les puces, la domination est nettement déterminée par l’accès aux matières premières, « assez trusté par la Chine », et aussi par la maîtrise de la conception et de la fabrication.
Comment l’Europe tire-t-elle son épingle du jeu au niveau des puces ? « Quelques entreprises européennes » ont trouvé leur place, mais la prédominance étrangère reste malgré tout indéniable. Marianne Tordeux Bitker encourage donc les acheteurs hexagonaux, acteurs de la chaîne de valeur de la GenAI, « à ne pas oublier les industriels français ».
L’intégration verticale sur le cloud menace la concurrence
Au niveau de l’infrastructure, deuxième couche de la chaîne de valeur, le « principal risque et en même temps la principale opportunité » se situent au niveau du cloud. Les intégrations verticales sont stratégiques dans ce domaine. Elles prennent par exemple la forme d’accords entre Nvidia et Microsoft, ou avec d’autres géants du cloud public.
« Quand on annonce la mise à disposition de 25 000 GPU pour les startups françaises, cela me tend. Cela signifie un risque accru de lock-in sur des outils qui ne sont pas forcément interopérables », prévient la lobbyiste.
Dans l’intérêt économique des acteurs français, Marianne Tordeux Bitker recommande donc aux entreprises de recourir au multicloud, « mais aussi à pratiquer le multi-LLM. Les startups commencent à le faire, et les grands groupes aussi, et c’est parfait. »
Les entreprises peuvent profiter des crédits cloud offerts, mais sans être naïves, martèle Marianne Tordeux Bitker. « C’est toujours cela d’économisé sur le coût globalement de développement. Mais utilisez différentes solutions, du Mistral, Photoroom […] Nous disposons d’excellentes technologies adaptées aux besoins et tailles de nos entreprises. »
Sur les LLMs, troisième couche de la chaîne de valeur, la cadre de France Digitale observe un alignement entre la vision des grands groupes et celle des investisseurs « qui ne croient plus à l’émergence d’un autre grand système génératif à usage général » comme le propose Mistral AI.
Les VC (Venture Capital) se concentrent désormais sur « des LLMs spécialisés, moins énergivores, moins coûteux en puissance de calcul et qui pourront répondre à des besoins spécialisés, trouvant ainsi un marché plus rapidement. »
La commande, l’instrument primordial pour la tech française
Au niveau de la couche applicative, et dans une optique d’autonomie stratégique, la seule réponse réside dans le collectif, insiste Marianne Tordeux Bitker.
Marianne Tordeux BitkerDirectrice des affaires publiques, France Digitale
Elle reconnaît que les collaborations entre grands groupes et startups n’ont pas toujours été simples en France. « Mais cela vaut véritablement la peine de continuer à essayer », milite-t-elle. Ces collaborations seraient « indispensables pour faire émerger des champions français et européens de la tech. »
L’atteinte de cette ambition – et le premier besoin des startups – est corrélée à l’argent. « Elles ont besoin de financements et de clients, tout autant que de talents. Mais les talents en France, nous les avons. » D’ailleurs, les implantations de centres de recherche de géants étrangers du numérique en témoignent.
« La bataille des talents, nous l’avons plutôt gagnée. En revanche, le financement et les clients, c’est cela qui nous manque. […] Utilisez le carnet de commandes », exhorte-t-elle.
Des outils pour faciliter le travail des acheteurs
Cet encouragement ne vaut pas que pour le secteur privé. Le public aussi a un rôle à jouer. Lors du DIMS 2024 de l’IMA, Guillaume Avrin, coordonnateur de la stratégie nationale en IA, déclarait d’ailleurs que la France devait progresser sur cet aspect.
« Il faut que l’État change un peu sa dynamique dans le cadre de France 2030, très orienté subventions, vers plus de commandes publiques et plus d’investissement en capital », concédait Guillaume Avrin. « C’est un sujet sur lequel nous travaillons ».
Pour accompagner le développement des commandes, privées et publiques, France Digitale a mis les bouchées doubles avec des mappings des offres, par secteur, par cas d’usage, par maturité, par stade d’investissement, etc.
« Jouons collectif. Je suis convaincue de la capacité de l’Europe à réussir. Mais cela n’aura lieu que si nous agissons ensemble », conclut la directrice des affaires juridiques. Reste que la bataille est loin d’être gagnée. « Je me bats pour obtenir de la commande publique. Mais lorsque je vois qu’on utilise Microsoft pour l’éducation, cela me rend folle », se désole Marianne Tordeux Bitker.