Hasso Plattner : quel héritage le géant de l’IT laisse-t-il à SAP ?
C’est la fin d’une ère. Hasso Plattner a quitté SAP mi-mai. Le co-fondateur et figure emblématique de l’éditeur allemand laisse un héritage énorme. Avec aussi des erreurs stratégiques que le nouveau leadership devra gérer. Sans lui.
C’est un très grand Monsieur de l’informatique professionnelle et un géant de l’industrie allemande qui tire sa révérence. Le 15 mai, Hasso Plattner a quitté le conseil de surveillance de SAP, éditeur qu’il a cofondé en 1972 avec Dietmar Hopp et trois autres anciens collègues d’IBM, et dont il a été le président pendant 21 ans.
Âgé de 80 ans, Hasso Plattner aura été la figue tutélaire des 52 premières années d’existence de son « bébé » SAP.
Herr Hasso « HANA » Plattner
Hasso Plattner n’a pas seulement fondé SAP. Il était aussi au gouvernail lorsqu’il a fallu négocier tous les virages stratégiques et technologiques majeurs.
Sous sa direction, SAP est passé de l’historique ERP R/3 à un autre ERP devenu tout aussi historique ERP Central Component (alias ECC). Un succès.
Puis il a lancé la « révolution S/4HANA » en 2015, un ERP de « nouvelle génération » qui s’appuie sur une base de données in-memory (HANA).
HANA aura d’ailleurs été le projet fétiche de Hasso Plattner. La base a vu le jour en grande partie au Hasso Plattner Institute, la faculté qu’il a fondée et financée à Postdam. À tel point que des dirigeants de SAP l’appelaient la « Hasso's New Architecture » avant 2010, année du lancement du produit sous le nom HANA.
Toujours sous sa houlette, SAP a entamé sa cloudification. C’est sous son influence, discrète, mais toujours présente, que SAP a fait l’acquisition de plusieurs solutions SaaS professionnelles majeures : Ariba pour la mise en relation des entreprises, SuccessFactors pour les RH, Fieldglass pour la gestion de l’intérim ou Concur pour la gestion des dépenses et des notes de frais.
Un héritage à la fois solide et compliqué
C’est sa vision, encore, qui amène le développement en interne de S/4HANA Cloud. Ou également l’élargissement du portefeuille produits de SAP, avec des offres comme la Business Technology Platform (BTP) pour le développement et l’intégration, comme Datasphere pour la gestion des données et, l’année dernière, avec une multitude de fonctionnalités à base d’IA et d’IA générative, dont l’assistant Joule.
SAP est aujourd’hui à un autre carrefour de son histoire. L’éditeur doit faire face à des défis technologiques et commerciaux. Ceux de l’IA, bien sûr. Mais le plus important reste la question persistante des migrations de son importante base clients vers le cloud (alors qu’une majorité de celle-ci reste attachée au sur site ou « on-prem »). Cette fois, SAP devra prendre ce double virage sans sa figure tutélaire.
Même s’il n’a pas tout réussi, qu’il a certainement fait des erreurs (HANA ? – lire ci-après), et qu’il laisse un héritage compliqué (mais solide), tous les observateurs estiment que Hasso Plattner aura indéniablement marqué l’industrie IT.
Un très grand Monsieur de l’IT européenne
Si l’on se place du point de vue entrepreneurial, Hasso Plattner est même un géant, estime Jon Reed, cofondateur et analyste chez Diginomica (société spécialisée dans les évolutions de l’IT B2B).
Hasso Plattner a commencé sa carrière en 1968 chez IBM, avant d’abandonner son emploi stable et bien payé pour fonder SAP. « Ce qui est remarquable, c’est que Hasso Plattner et les autres cofondateurs ont développé le produit en collaboration avec les clients ».
Son leadership a ensuite permis à SAP de tirer parti des grandes évolutions IT comme la transition du mainframe vers l’architecture client-serveur, illustre Jon Reed.
Résultat, l’ERP de SAP est devenu, en quelques années seulement, un produit mondial, dominant et présent dans les grandes entreprises comme très peu de produits l’ont été par la suite.
Et SAP est devenu le premier – si ce n’est, le seul – éditeur européen capable de rivaliser avec les mastodontes américains comme Microsoft ou Oracle.
« C’est quelqu’un qui, à terme, sera bien considéré dans l’histoire des logiciels d’entreprise » anticipe Jon Reed.
Dans son pays, Hasso Plattner est déjà une « star ». SAP est l’entreprise allemande la plus importante à avoir émergé après-guerre. On l’oublie souvent, mais tous les grands groupes allemands – Volkswagen (1937), Mercedes-Benz Group (1928), Allianz (1890), BMW (1916), Siemens (1847), etc. – ont été fondés avant 1945. SAP est donc une fierté nationale.
HANA, erreur stratégique majeure ?
Les analystes estiment cependant que l’héritage de Hasso Plattner est multiple et qu’il a commis des erreurs, parfois majeures.
On reproche par exemple à SAP d’avoir trop tardé à redévelopper « from scracth » une offre cloud complète. Ce qui a ouvert la voie à des concurrents comme Oracle (qui l’a fait avec Fusion) et Salesforce (qui est « cloud-native »). Ceux-ci en ont profité pour lui prendre des parts de marché dans l’ERP et dans le CRM en mode SaaS.
Mais pour Holger Mueller, VP et analyste principal (allemand) chez Constellation Research, la plus grande erreur stratégique et technique de Hasso Plattner, « et de loin », aura été HANA.
« À l’origine, c’était une excellente idée, mais cela a pris trop de temps, consommé trop d’argent et mobilisé trop de talents », lance-t-il. « Si SAP avait utilisé d’autres bases comme celle d’Oracle [au lieu d’imposer HANA], il aurait à mon avis gagné trois ou quatre ans sur S/4”.
On pourra rétorquer que Hasso Plattner ne souhaitait pas laisser cette brique critique (la base de données) à la concurrence qui, elle, lorgnait vers l’ERP. Mais pour Holger Mueller le problème est que « les développeurs de SAP n’ont pas non plus vraiment su améliorer l’ERP avec le in-memory ». Ce qui était la promesse initiale de HANA.
On pourra aussi rétorquer qu’avec ses acquisitions stratégiques, Hasso Plattner laisse SAP dans une position fort honorable dans le cloud. Certes. Mais pour Jon Reed, le fondateur de SAP était aux premières loges des premières vagues du SaaS, et bien que visionnaire sur de nombreux points, il s’est trompé lourdement sur le CRM.
« Quand on voit l’importance de Salesforce […] on peut se demander s’il n’aurait pas été préférable pour SAP de se concentrer sur le développement d’applications métiers cloud plutôt que de construire une base de données in-memory, qui a compliqué les choses de bien des manières ; et qui l’a détourné du cloud », questionne-t-il lui aussi.
Un passage de témoin réussi
En revanche, on ne pourra pas critiquer Hasso Plattner sur la manière dont il a géré sa succession. C’est lui qui a adoubé Christian Klein dès 2019, ramenant par la même le centre de gravité décisionnel de SAP en Allemagne pour son passage de témoin.
Jon ReedDiginomica
Il ne fait aucun doute que le départ de Hasso Plattner marque la fin d’une époque. Mais grâce à cette anticipation, et au mouvement qu’il a insufflé avant de partir, ce départ ne devrait avoir qu’un effet limité sur l’orientation stratégique de SAP.
« C’est la première fois que SAP sera géré sans sa présence, ce sera donc nouveau », souligne Holger Mueller. « De bonnes et de mauvaises choses arriveront. Mais c’est aussi une évolution nécessaire qui permettra à SAP de perdurer bien au-delà de ses fondateurs ».
Jon Reed acquiesce. Depuis longtemps, le leadership de SAP ne serait plus attaché à une seule et unique personne, même si Christian Klein est évidemment une pièce maîtresse.
« Leur leadership est bon dans l’ensemble, et ils ont beaucoup de fers au feu », constate-t-il. « La question est de savoir si SAP sera [à nouveau] un jour perçu comme étant à la pointe de la technologie ».
Mais quelle que soit la réponse « ils resteront un élément clef du paysage [IT] pour les années à venir », conclut-il. Aussi grâce à la manière dont Hasso Plattner a su tirer sa révérence, « SAP existera encore longtemps ». Bref : chapeau, Monsieur Hasso.
Avec Jim O’Donnell, journaliste. Photo en haut de l’article : Hasso Plattner en 1997 (Copyright SAP).