Les défis IT des industriels européens de la défense

KNDS France, Naval Group, Airbus Defence & Space et Dassault Aviation doivent adapter leur production aux besoins des forces armées en Europe. Une nécessité qui se fait en parallèle de projets de transformation numérique d’envergure.

Lors de son événement 3D Experience Forum, Dassault Systèmes a réuni quatre clients industriels européens de la défense pour évoquer leurs stratégies IT.

La loi de programmation militaire 2019-2025 a donné le ton pour une modernisation et une numérisation (quand ce n’était pas déjà le cas) des systèmes d’armement et des équipements des militaires français. Les industriels français et européens de la défense avaient l’enjeu d’ici à 2030 de prendre en charge les exigences de l’État et des armées. Pour la plupart d’entre eux, cela signifiait, dès l’annonce de cette loi, une nécessaire modernisation de leurs opérations IT OT.

Les impacts de la guerre en Ukraine

Or la guerre en Ukraine a précipité ces nécessaires modernisations.

« La guerre en Ukraine a été un électrochoc pour nos nations qui réalisent que la paix dont nous avons bénéficié en Europe depuis des années est clairement menacée », déclare Lionel Rouby, Senior Vice President Head of Digital chez Airbus Defence and Space (ADS). « Nous avons également des incertitudes sur les capacités de nos forces armées à pouvoir soutenir des combats de forte intensité pendant une longue durée », rappelle-t-il.

Selon le responsable d’ADS, « le défi de l’industrie de défense en Europe, c’est d’être capable de répondre à ces besoins ».

Pour ces industriels, cela implique en premier lieu « d’adapter » leurs capacités de production, mais aussi de raccourcir « le cycle de développement des nouveaux produits » afin de répondre plus rapidement « aux besoins des nations face à une menace qui évoluent et auxquels on doit s’adapter ».

KNDS France, ex-Nexter (anciennement GIAT), en sait quelque chose. Le fabricant de blindés, de chars, de munitions et de systèmes d’armement doit, cette année, à minima, tripler la production de ses canons CAESAR. Plusieurs dizaines de pièces sont déjà mobilisées sur le théâtre d’opérations ukrainien et la France s’est engagée à livrer 78 canons à l’Ukraine dès 2024.

« Nous devons fournir un nombre croissant de véhicules et de munitions et assurer le support de ces équipements, parfois sur les théâtres d’opérations. »
Jérôme LeclercqDSI, KNDS France

« Aujourd’hui, notre principal objectif, c’est d’avoir un support efficace pour l’ensemble des forces armées. Nous devons fournir un nombre croissant de véhicules et de munitions et assurer le support de ces équipements, parfois sur les théâtres d’opérations », indique Jérôme Leclercq, DSI de Nexter. « Nous répondons également présents quand il s’agit de moderniser des véhicules ».

En France, Naval Group entend tenir ses engagements au regard de « la loi de programmation militaire et de la posture de la Marine nationale », selon Renaud Blech, Chief Digital Officer et DSI de Naval Group.

« À l’étranger », ajoute-t-il, « nous avons aussi un défi de compétitivité. Une compétition extrême est engagée avec des acteurs de nombreux pays qui sont aujourd’hui capables de mettre des bâtiments de surface ou des sous-marins à la mer ».

En 2021, Naval Group avait subi la rupture du « contrat du siècle » de 56 milliards concernant la fourniture par la France de douze sous-marins à propulsion conventionnelle à l’Australie.

Plus récemment, en mars 2024, le groupe français a remporté un appel d’offres estimé entre quatre et six milliards d’euros visant à fournir quatre sous-marins à propulsion hybride diesel-électrique aux Pays-Bas. Naval Group faisait face à l’Allemand TyssenKrupp et à un consortium néerlando-suédois (Damen-Saab).

Dettes techniques et unification des processus

Naval Group et KNDS France partagent un objectif commun : la réduction de l’obsolescence de leurs systèmes d’information. Et avec Airbus et Dassault Aviation, ils déploient tous les outils de Dassault Systèmes.

En 2021, Jérôme Leclercq évoquait avec LeMagIT une feuille de route pour moderniser des systèmes d’information vieux de 15 ans. Depuis, ce projet a avancé. Après le déploiement d’une application de la gestion de maintenance développée en low-code/no-code, KNDS France est en train de migrer son PLM sur la plateforme 3DEXPERIENCE de Dassault Systèmes, hébergée sur l’infrastructure SecNumCloud de 3DS Outscale. Un choix qui a permis d’accélérer les premiers déploiements. « La réduction du cycle de développement est quelque chose d’important pour nos métiers. Dans ce contexte-là, concernant le PLM, la 3DExperience a toute sa place dans notre dispositif d’amélioration du numérique ».

 Naval Group souhaite également « numériser tous [ses] processus, de bout en bout, et la 3DExperience est un des “backbones” clé de cette transformation », considère Renaud Blech.

La plateforme est au centre du programme « Cycle de vie » de Naval Group qui pour l’instant couvre la conception de nouveaux bâtiments, et « à terme » la maintenance en condition opérationnelle des navires. « Nous avons commencé avec les frégates de défense et d’intervention, dont la première sera mise à la mer dans quelques semaines, et nous continuons avec les futurs sous-marins nucléaires lanceurs d’engins en cours de conception sur la 3DExperience », précise le DSI de Naval Group. Pour combler les manques fonctionnels, les ingénieurs du fabricant ont pu échanger avec les membres de la R&D de Dassault Systèmes. « Fabriquer des sous-marins, c’est un peu spécifique, ce sont les plus compliqués que l’homme ait conçus », juge Renaud Blech. « Il s’agit aussi de se rapprocher au maximum du standard de l’éditeur et d’éviter absolument des développements spécifiques ».

Chez Airbus Defence and Space, la plateforme qui lie les suites de CAO, de PLM, de PDM et de MES de l’éditeur français est au cœur d’un programme affectant l’ensemble du groupe Airbus.

« Ce programme, on l’appelle DDMS, pour Digital Design Manufacturing & Services. Il vise à intégrer numériquement l’ensemble des processus de l’entreprise, depuis la conception du produit jusqu’à son opération en service dans les forces armées, en passant par l’industrialisation de ce produit », décrit Lionel Rouby. « C’est cette continuité digitale entre nos processus, la modélisation de bout en bout, les jumeaux numériques qui permettent d’optimiser nos processus, de réduire les cycles de développement et donc d’être plus en réactivité par rapport aux besoins de nos clients ».

Le « long combat » de la mise en qualité de données

Tout cela est prometteur, mais une meilleure gestion des processus à travers des outils ne suffit pas, selon Jérôme Leclercq. « C’est bien d’avoir des processus extrêmement performants, bien outillés, mais si derrière, les données ne sont pas de qualité, l’on prendra de mauvaises décisions ». Cet effort de mise en qualité requiert que l’IT collabore avec l’ensemble des métiers, selon le DSI.

« Aujourd’hui, nos métiers souffrent de ruptures dans la continuité numérique. »
Renaud BlechDSI, Naval Group

« Aujourd’hui, nos métiers souffrent de ruptures dans la continuité numérique », ajoute pour sa part Renaud Blech. « Ils sont obligés de recopier d’une étape à une autre dans le processus et ils perdent beaucoup de temps ». Cet enjeu de la qualité des données est d’autant plus important pour les acteurs de la Défense qu’ils doivent maintenir des équipements en condition opérationnelle pendant des dizaines d’années. « Le cycle de vie de nos navires, c’est plusieurs dizaines d’années, en moyenne quarante ans, voire pour certains, jusqu’à un siècle », signale le DSI. Ce processus de mise en qualité de données fait également l’objet d’un projet au sein de Naval Group. « C’est un long combat », anticipe-t-il.

À ce sujet, Dassault Aviation, qui a adopté la plateforme 3DExperience en 2018, a mis en place, dans le cadre du programme Ravel (maintenance Rafale VErticaLisée), un contrat de dix ans de maintien en condition opérationnelle des Rafale, un « Big Data Militaire (BDM) » déployé sur une plateforme cloud dédiée de Dassault Systèmes. « Nous collectons les données, nous les répartissons entre les industriels (dont Thales et Safran) et [la Direction de la Maintenance Aéronautique (DMAé)], puis nous sommes capables d’appliquer des algorithmes de prédiction et de statistiques avancées », explique Thibaut de Cremoux, vice-président senior de l’ingénierie Méthodes et processus chez Dassault Aviation.

Outre la gestion de la maintenance, le BDM permet d’identifier les appareils prêts à partir en mission. « Au déclenchement du conflit en Ukraine, les forces nous ont sollicité pour savoir quels étaient les avions les plus aptes pour aller aider nos partenaires européens à faire de la surveillance de frontières. Nous avons pu leur donner les résultats en quatre heures, ce qui n’aurait pas été possible sans cette plateforme », assure-t-il.

Ces gains opérationnels réels ou espérés ne s’obtiennent pas en un jour, entendent les participants de cette table ronde. « Il faut commencer petit, par des POCs, mais regarder de loin. Dans notre cas, c’est le rapatriement de l’ensemble de nos patrimoines de données qui nous attend », signale Jérôme Leclercq.

Pour Renaud Blech, il s’agit au-delà d’un projet IT d’une nécessaire conduite du changement auprès des métiers, afin de bénéficier des avantages de cette centralisation des données. Et à Lionel Rouby de conclure sur le fait que « développer avec les utilisateurs finaux est un des facteurs clés de l’adoption de la nouvelle solution ». Une condition sine qua non à l’obtention d’un ROI.

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