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Rachat des activités sensibles par l’État : comment Atos en est-il arrivé là ?
Fleuron des services numériques français, cinquième acteur mondial de son secteur sous l’ère Thierry Breton, Atos est aujourd’hui au bord du démantèlement, l’État ne souhaitant sauvegarder que 10 % de ses activités.
Il faut sauver le soldat qui est dans Atos, et juste cette partie-là. Après trois années de difficultés qui ont vu la dette du fleuron français de l’infogérance et du supercalcul atteindre 4,94 milliards d’euros – soit un peu plus de 50 % de son chiffre d’affaires –, l’État se décide enfin à agir. Ce dimanche 28 avril, le ministre de l’Économie Bruno Le Maire a annoncé sur le plateau de LCI avoir envoyé une lettre d’intention à Atos en vue d’acquérir toutes ses activités sensibles. La confirmation de cette intention pourrait être émise d’ici à début juin.
Sur les 9,76 milliards d’euros de chiffre d’affaires qu’Atos devrait réaliser cette année (-3,3 % par rapport à 2023), les activités sensibles du groupe pèseront environ 900 millions d’euros de revenus. Il s’agit en l’occurrence des activités de production de supercalculateurs (division Advanced Computing), de systèmes décisionnels pour l’armée (division Mission Critical Systems, qui produit aussi bien des centres de commandements informatisés que des modules embarqués dans le Rafale) et de solutions de sécurité, qui vont du chiffrement des communications au contrôle des accès.
À ce stade, Atos aurait besoin de 1,1 milliard d’euros pour maintenir ces activités-là sur la période qui va de juin 2024 à mai 2025. Bercy parle d’investir 700 à 1 milliard d’euros.
Ces activités-là sont un sous-ensemble de la division BDS, laquelle comprend également des solutions de Big Data et générera, dans son ensemble, 1,55 milliard de CA en 2024 (+8 % par rapport à 2023). La division BDS est elle-même l’une des deux branches d’activité d’Eviden, l’entité d’Atos qui regroupe les opérations modernes, en croissance.
L’autre branche d’Eviden, baptisée Digital, propose des services de développement d’applications en Cloud. Son CA doit représenter 3,35 milliards d’euros de CA en 2024 (-3,7 % par rapport à 2023), soit un total de 4,9 milliards d’euros de CA pour Eviden en 2024.
Les 4,86 milliards de CA restants à atteindre en 2024 seront réalisés par la division Tech Foundations qui regroupe toutes les activités d’infogérance historiques d’Atos. Ce chiffre d’affaires là est en baisse de 6,2 % par rapport à 2023.
Le problème d’Atos est que toutes ces activités coûtent pratiquement aussi cher à produire qu’elles rapportent. Les bénéfices de Digital pour 2024 sont estimés à 95 millions d’euros, ceux de BDS à 87 millions d’euros et ceux de Tech Foundations à 100 millions d’euros. Le groupe est criblé de dettes, après avoir dépensé sans compter pendant des années pour étendre ses activités, dans le but de se hisser parmi les plus importants vendeurs de services numériques du monde.
Ses marges étant bien trop insuffisantes pour rembourser ses dettes, Atos est au bord du démantèlement depuis près de neuf mois. Si l’État a finalement vocation à sauvegarder les 10 % d’activités sensibles du groupe, qui représentent environ 4 000 emplois en France, le devenir des 90 % restants, soit plus de 95 000 emplois dans le monde, dont 6 000 en France, est plus que jamais incertain.
Accessoirement, plusieurs observateurs prédisent que les activités sensibles sauvées de la faillite par Bercy pourraient en définitive être sorties d’Atos pour être confiées à Thalès, dont l’État est actionnaire à hauteur de 26 %.
Atos, ce fleuron numérique français…
Atos est né à la fin des années 90 de la fusion finale de différentes grandes SSII françaises : Cegos et Sliga qui étaient déjà fusionnées en Sligos, la Segin, la SITB et la Sofinforg qui étaient déjà regroupées sous la marque Axim, ainsi que GSI et Odyssée. La spécialité du groupe est alors le développement et le maintien en opération d’applications (infogérance) pour le compte d’industriels et de plusieurs services publics. La gestion informatique de la carte Vitale, de l’Urssaf, c’est lui. Ces jours-ci, Atos est aussi le responsable de toute l’informatique des Jeux olympiques de Paris…
Atos prend une tournure européenne au début des années 2000 avec les rachats du Néerlandais BSO/Origin, de divers cabinets KPMG Consulting en Europe, ou encore de SchlumbergerSema qui infogère des systèmes pour des acteurs internationaux de l’énergie et de la défense. Cette extension contribue à le consacrer fleuron numérique français, d’autant plus qu’Atos opère aussi à présent des systèmes de paiement, sous la marque Worldline.
En 2008, Thierry Breton, l’ex-patron de Bull, de Thomson, puis de France Télécom, se voit parachuter à la tête d’Atos, quelque temps après avoir occupé le poste de ministre de l’Économie. Porté par l’ambition de transformer le fleuron numérique local en champion mondial du chiffre d’affaires, Thierry Breton pilote des acquisitions au-delà des frontières européennes et au-delà de l’infogérance.
Aux USA, il rachète les infogérants Syntel et ITO (filiale jusque-là de Xerox). En Europe, il rachète à Siemens l’ESN que l’industriel allemand avait mise en place pour opérer son informatique et celle de ses partenaires ; cette acquisition fait de lui le deuxième plus grand groupe d’infogérance en Europe, derrière IBM. En France, il rachète le fabricant de supercalculateurs Bull, qui fournit l’équipement nécessaire à la dissuasion nucléaire.
En neuf années, Atos triple de taille, entre au CAC40 et se hisse au cinquième rang des plus grands groupes de services numériques dans le monde, derrière IBM, DXC (fusion de CSC et HPE Enterprise Services), Accenture et Capgemini. Thierry Breton part avec les honneurs fin 2019, pour prendre ses fonctions actuelles de commissaire européen au Marché intérieur.
On note qu’il vend au passage toutes ses actions dans le groupe, pour éviter tout risque de conflit d’intérêt, ce qui lui aurait rapporté environ 30 millions d’euros. Qu’importe. À ce moment-là, Atos boucle un chiffre d’affaires annuel de 13 milliards d’euros, emploie 112 000 personnes dans le monde et a une dette d’un milliard d’euros qui n’inquiète personne.
Le seul point noir soulevé par les observateurs dans ce bilan est l’absence de développement d’Atos dans le cloud. Si Atos réunissait apparemment tout le savoir-faire pour être lui-même hyperscaler, il est permis de penser que Thierry Breton aura été échaudé par l’échec des projets nationaux Cloudwatt, par Orange et Thalès, et Numergy, de SFR et Bull, qui n’ont jamais réussi à se développer entre 2012 et 2016.
… déstabilisé par la fin de l’infogérance
Bertrand Meunier, qui siège au conseil d’administration du groupe depuis plus de dix ans, succède à Thierry Breton avec l’intention affichée de poursuivre la dynamique insufflée par son prédécesseur. En deux ans, selon Mediapart, il pilote le rachat d’une vingtaine de toutes petites sociétés sur des marchés qui font encore défaut à Atos : de la cybersécurité, de la migration d’applications en cloud, du savoir-faire Big Data. Ces acquisitions passeront alors plus ou moins sous les radars.
Fin 2020, le vent tourne pour l’infogérance. IBM, le champion du secteur, annonce se séparer de cette activité. Selon lui, à l’heure où les entreprises migrent massivement vers le cloud, les revenus d’un fournisseur informatique ne pourraient plus se faire que sur la vente de logiciels, de conseil et, à la marge, d’infrastructures. Et, dans ce dernier cas, il s’agirait de vendre des serveurs à des entreprises qui tiennent tellement aux équipements physiques qu’elles ne voudraient pas les confier à un infogéreur. Les raisons évoquées vont d’un avantage supposé de la maîtrise technique au respect de réglementations très strictes dans des domaines sensibles.
Dans ce contexte, Bertrand Meunier prend une décision qui passe pour contre-productive sur le marché : il annonce vouloir racheter son concurrent DXC Technology pour un montant estimé à 8,2 milliards d’euros, alors que la seule activité d’infogérance de celui-ci décline déjà.
De toute façon, le rachat ne se fera pas : les commissaires aux comptes dénoncent au même moment une comptabilité subitement devenue opaque, notamment sur les filiales américaines. Puis, la direction financière du groupe révèle en juillet 2021 une dépréciation de 2 milliards d’euros de ses actifs, soit des pertes estimées à 2,9 milliards d’euros pour la fin de l’année.
C’est la dégringolade. L’action en bourse d’Atos dévisse, -40 %. Le groupe sort du CAC40 en septembre. Le DG Elie Girard, bras droit de Bertrand Meunier, est limogé. À l’époque, BFMTV apprend que Bertrand Meunier reproche à Elie Girard d’être un proche de Thierry Breton – il était son conseiller technique au ministère de l’Économie – et qu’il reproche à Thierry Breton d’être le seul vrai responsable d’investissements qui s’avéreraient finalement non rentables.
Le journal Le Monde soulignera peu de temps après le paradoxe : accro aux LBO – des opérations financières douteuses qui consistent à acheter sans apport des entreprises et à faire ensuite rembourser les fonds prêtés par la société rachetée – Bertrand Meunier avait précédemment été limogé du fonds d’investissement Paribas Affaires Industrielles, après lui avoir fait perdre 256 millions d’euros sur une acquisition mal ficelée.
Début 2022, Bertrand Meunier surprend encore le marché en laissant entendre son intention de couper Atos en deux. D’ici à l’été 2023, une entité Eviden (initialement appelé Evidian) conserverait les activités de supercalcul, de cybersécurité et de développement d’applications cloud, en croissance. Et l’autre, Tech Foundations, se débrouillerait avec l’infogérance, en déclin. L’effectif de 100 000 salariés serait réparti à moitié dans Eviden, à moitié dans Tech Foundations.
Suite à cette annonce, le titre perd encore 30 % de sa valeur en bourse. Le nouveau directeur général Rodolphe Belmer, qui avait juré qu’Atos ne serait jamais segmenté, démissionne.
En quête d’investisseurs au détriment des actionnaires
Manifestement, l’enjeu de Bertrand Meunier était à ce moment-là de séparer les activités, pour les rendre plus attractives aux yeux de nouveaux investisseurs ; ceux-ci pourraient apporter suffisamment d’argent frais dans Eviden pour éponger les dettes de Tech Foundations. Des négociations, menées avec Airbus et Thalès, échouent, faisant encore chuter l’action de 16 % à la bourse de Paris.
À part l’effritement continu de la valeur de l’action et le creusement des dettes, rien ne bouge jusqu’à la mi-2023. C’est à ce moment que la direction d’Atos se félicite d’être entrée en négociations avec le milliardaire franco-tchèque Daniel Kretinsky pour la vente complète de Tech Foundations. Soit un dénouement inverse à celui initialement imaginé.
Les actionnaires d’Atos s’insurgent contre ce plan qui baisserait significativement la valeur de leurs actions. Cette branche réalisant encore 5 milliards d’euros de CA, le prix de rachat proposé semble dérisoire aux yeux des actionnaires : Daniel Kretinsky propose de racheter l’entreprise pour 100 millions d’euros et de prendre à sa charge le remboursement futur de 1,9 milliard d’euros de dettes qu’Atos doit alors rembourser à ses créanciers.
Mais il y a pire : le fonds CIAM, actionnaire d’Atos, découvre que Bertrand Meunier aurait consenti à reverser à Daniel Kretinsky un milliard d’euros, issus des caisses d’Eviden, au titre de dédommagement pour son courageux investissement. Daniel Kretinsky a depuis fait une contreproposition : réinvestir 900 millions d’euros dans Eviden, en échange de 7,5 % de son capital.
Eviden ayant la responsabilité informatique d’installations critiques pour la souveraineté française – les fameux serveurs qui calculent la dissuasion nucléaire et d’autres qui chiffrent les communications de l’armée – la grogne contre la mainmise du milliardaire franco-tchèque sur Atos monte jusqu’aux bancs du Sénat.
Un autre fonds actionnaire, Alix AM, découvre pour sa part que les deux nouveaux codirecteurs généraux de la branche Tech Foundations – Diane Galbe et Nourdine Bihmane – auraient secrètement négocié avec Daniel Kretinsky des primes de 15 et 25 millions d’euros. Pour faire en sorte que ce rachat réussisse, bien qu’il soit aux dépens des actionnaires d’Atos.
Submergé d’attaques de toutes parts, Bertrand Meunier finit par démissionner en octobre 2023.
Il est remplacé par le banquier d’affaires Jean-Pierre Mustier. Celui-ci avait été précédemment désavoué de la Société Générale pour avoir été le supérieur hiérarchique du courtier fraudeur Jérôme Kerviel. Puis, il avait été remercié de la direction d’Unicredit, seconde banque italienne, pour avoir refusé de la fusionner avec une autre, en faillite.
À son arrivée, la dette d’Atos envers les banques a atteint 2,3 milliards d’euros. Envers les banques, uniquement. Car, en réalité, Jean-Pierre Mustier comprendra rapidement qu’il ne s’agit que de la moitié de la dette du groupe, l’autre moitié étant portée par des fonds spéculatifs et des partenaires en attente de paiement.