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L’IA générative transforme déjà les postes et les besoins en compétences
Le premier effet de la GenAI sur l’emploi est comparable à l’externalisation. Mais l'impact sera beaucoup plus large. Que l’on soit dirigeant ou simple employé, il convient de s’y préparer, avertissent les experts. Notamment par la formation.
L'Intelligence artificielle générative commence à redessiner, discrètement mais surement, le marché du travail. Et même si elle n’est pas (pas encore ?) la cause de vagues de licenciements – la GenAI n’est par exemple par à l’origine des réductions massives de postes dans la Silicon Valley - on constate déjà une baisse des embauches et des offres dans les secteurs et pour les postes susceptibles d'être automatisés par cette technologie.
Et encore. Les entreprises n'en sont qu'aux premiers pas de leurs explorations des LLMs et autres RAG. ChatGPT-3 n'existe que depuis un an ! Le potentiel de « disruption » de la Gen AI est donc considérable pour les ressources humaines.
La « Machine », le nouvel offshoring
Au premier abord, l’IA générative est une nouvelle forme d'externalisation (outsourcing). Simplement, au lieu d’être délocalisé en Inde, en Chine, ou dans les pays du Maghreb (comme dans le offshoring et le nearshoring), les emplois vont cette fois « dans la machine », compare Deborah Compeau, professeur de systèmes d'information et doyenne par intérim du Carson College of Business and Research de l'université de l'État de Washington.
Mais selon elle, il y aura un double mouvement. La « sous-traitance par la GenAI » concernera les tâches peu complexes. Et les emplois qui resteront après cette externalisation nécessiteront des niveaux de formations et de compétences plus élevés.
Par exemple, la GenAI peut « créer des plans stratégiques, qui s’inspirent et qui copient ce qui a été fait auparavant », mais les entreprises auront également besoin de personnes capables de proposer de nouvelles approches.
L’IA générative transforme les postes
Attention. Qui dit « tâches peu complexes », ne dit pas forcément « emplois peu qualifiés ».
Selon une étude américaine réalisée par le Burning Glass Institute et la Society for Human Resource Management – intitulée « Generative Artificial Intelligence and the Workforce » - la GenAI devrait affecter un large éventail d'emplois dans les domaines administratifs, financiers, juridiques, informatiques et mathématiques, et même créatifs.
Matthieu Hug, président et fondateur de l’éditeur français Tilkal, résumait cette état de fait dans nos colonnes en évoquant « l’ubérisation des bullshit jobs » (sic).
« Une partie des travailleurs du savoir font un travail formaté, essentiellement de synthèse. Tout ce que ChatGPT fait plus vite et pour moins cher », constate Matthieu Hug, qui souligne au passage une ironie de l’Histoire. Alors que ce sont les emplois peu qualifiés et manuels (en particulier industriels) qui ont été touchés par la mondialisation et la délocalisation, ce sont aujourd’hui les postes de ceux qui aurait promu cette « rationalisation » qui sont aujourd’hui menacés.
Le fondateur d’OpenAI, Sam Altman souligne lui aussi la disruption assez inattendue de l’IA (au sens large) sur les emplois les plus qualifiés. « Le consensus était que l’on verrait d’abord un impact de l’IA (NDR : avec l’automatisation et la robotique) sur les emplois ouvriers et peu qualifiés ; puis sur les employés de bureau et les cols blancs. Quant aux créatifs, on se disait que cela n’arriverait jamais, ou en tout cas bien après les autres. À l’évidence, ce n’est pas ce qui se passe », confiait-il, en janvier, dans une conversation avec Bill Gates.
Le bouleversement annoncé des compétences et des métiers et qui commencerait déjà à se concrétiser (lire ci-après) suscite des craintes chez les salariés. En juin 2023, d’après une étude du BCG auprès de 13.000 répondants, 41 % des salariés français se disaient préoccupés par les conséquences de l’IA générative sur leur emploi (contre 30 % au niveau mondial). Dans le monde, seuls les Hollandais sont plus préoccupés par cette question (42%).
Destruction et création d’emplois : pour quel solde net ?
Gad Levanon, économiste en chef du Burning Glass Institute, ne va pas forcément les rassurer. L'IA générative va modifier les emplois. Elle va aussi en détruire. Et en créer.
Par exemple, si l'IA rend les développeurs 50 % plus productifs, une entreprise n'aura peut-être plus autant de besoin de ces compétences. Et cela même si la demande [de logiciel] augmente de 20 %. « Il y aura toujours un excédent de capacité [dans ce cas] », illustre l’économiste.
Parallèlement, la GenAI va accroître ce besoin de développeurs, en particulier pour mettre en place les techniques pour personnaliser les LLM et sécuriser les données. Mais il est difficile de prévoir le solde net entre ces deux effets inverses - destruction et création - estime Gad Levanon.
Pour les postes administratifs, financiers et dans l'assurance, la GenAI entraînera a priori une réduction nette, prédit-il cependant. Les effets seront progressifs, continue-t-il. Probablement pas par le biais d'un chômage de masse soudain, mais par des changements dans l'embauche. « Les entreprises cesseront de recruter de nouvelles personnes pour ces postes », anticipe-t-il.
Ce serait d’ailleurs déjà le cas. « Les professions les plus exposées à l'IA ont connu une baisse plus importante des offres en ligne en 2023 [que les autres] », chiffre-t-il aux Etats-Unis.
Victor Janulaitis, PDG de Janco Associates Inc, un cabinet d'études spécialisé, ajoute que dans l’IT, les employeurs sont en train de regarder les chatbots et les outils d'IA (ce que Forrester appelle des « Turing Bots ») pour staffer certains postes junior. Selon lui, ces entreprises prévoient désormais plus d’embaucher des profils expérimentés que des candidats débutants.
Pour illustrer son propos, Victor Janulaitis raconte que l’on trouve encore des offres d'emploi pour des blockchain managers, mais « je n’en vois plus pour le poste de programmeur blockchain débutant ».
Dans l’audit, une responsable d’un cabinet de conseils international confiait récemment, en off, au MagIT, que cette évolution provoquée par l’IA en général et l’IA générative en particulier, posait par ailleurs de grandes questions sur la formation des futurs « seniors » qui, au début de leur carrière, ont toutes et tous été des « juniors ».
L'IA change les besoins en compétences et impose la formation
Un rapport du Carson College sur l'IA et sur la maturité des entreprises révèle pour sa part que plus de la moitié des 1.200 professionnels qu’il a interrogés utilisent déjà l'IA dans leur travail, dans des domaines comme l'analyse de données et la génération de contenu.
Toutefois, les répondants craignent d'être dépassés s'ils n'apprennent pas à mieux utiliser l'IA.
S'adapter à ces changements pourrait signifier, par exemple, plus de « upskilling » (formation continue pour progresser dans son poste), de « reskilling » (formation pour changer d’emploi), et de micro-formations (pour s’adapter en continue aux évolutions et aux potentiels technologiques). A la fois pour les diplômés et pour les non-diplômés, insiste Deborah Compeau.
Pour le BCG, la maitrise ou non de l’outil « AI » est aussi un facteur de confiance (ou de peur). Dans son étude évoquée précédemment, le cabinet décrit « deux villages » bien distincts : celui de ceux qui l’utilisent, souvent à des postes élevés (et qui sont optimistes à 62%) et celui de ceux qui ne l’utilisent pas (pessimistes à 64%).
Or, continue le BCG, « les entreprises ont eu [trop] tendance à concentrer la formation à l'IA sur les dirigeants » alors qu’un facteur de succès serait, au contraire, de démocratiser et donc de rassurer à tous les échelons de l’organisation. Et cela dans un contexte où 36% des répondants de l’étude craignent que l’IA « élimine » leur emploi.
Dans tous ces cas, insistent les différents experts, la formation, l’apprentissage et la gestion des compétences seront critiques pour les employeurs s’ils veulent, en sens inverse, garder ou recruter les talents dont ils auront besoin demain pour mener une indispensable transformation digitale à grande échelle.
Car l’IA – dont l’IA générative est un accélérateur auprès du grand public - aura de multiple effets sur le marché du travail. Pour Sam Altman ces changements ne sont pas nouveaux. Mais la vitesse à laquelle ils vont arriver risque, elle, de l’être. « L’humanité sait très bien s’adapter. Il y a déjà eu des basculements technologiques avec des quantités de métiers qui ont changé en une ou deux générations. Et sur ce laps de temps, on encaisse très bien l’évolution », assure-t-il. « Mais cette révolution technologique […] sera la plus rapide de toutes. Et de loin. C’est cela que je trouve potentiellement un peu préoccupant : la vitesse à laquelle la société va devoir s’adapter ».
Pour la doyenne du Carson College, et dans ce contexte, les universités seront certainement amenées à jouer un rôle nouveau dans ce travail sur les compétences. Mais les établissements d'enseignement supérieur devront, eux-aussi, repenser leurs modèles. « Comme le monde de l'entreprise, nous allons devoir évoluer rapidement pour pouvoir suivre le rythme ».