Microprocesseur européen : SiPearl récolte 90 millions d’euros
SiPearl, le concepteur français de Rhea, un microprocesseur européen et souverain consacré au HPC, a annoncé la première clôture de sa levée de fonds en série A. Si la somme est importante, elle n’est pas encore suffisante pour l’envergure du projet, tandis que la production dépend fortement d’un maillage d’entreprises internationales.
Le concepteur fabless récolte pour l’instant 65 millions d’euros au cours de ce tour de table réunissant acteurs privés et publics. Le fonds européen de l’innovation (EIC) avait déjà indiqué qu’il verserait 15 millions d’euros. L’État français, à travers le plan France 2030 et French Tech Souveraineté (fonds piloté par BPIfrance), participe également à ce financement, mais n’a pas souhaité divulguer le montant de son engagement.
Un autre acteur public est de la partie : la Banque européenne d’Investissement (BEI). « Le financement inclut jusqu’à 25 millions d’obligations convertibles souscrites par la BEI ». Cela fait grimper l’enveloppe de la série A à 90 millions d’euros.
Deux acteurs privés soutiennent financièrement le projet. Le groupe Atos, au travers de sa branche Eviden, et ARM, le concepteur de semiconducteurs.
La présence de ces deux entreprises n’est pas un hasard. La division Atos Bull d’Eviden est le coordinateur du consortium EPI (European Processor Initiative). Celui-ci regroupe 27 membres au départ réunis pour répondre à l’appel à projets de conception d’un microprocesseur européen dédié au calcul haute performance lancé par l’initiative EuropHPC en 2018, elle-même issue de l’Union européenne. SiPearl est une société privée qui émane de ce projet.
Quant à ARM, il revend à SiPearl la licence de sa plateforme NeoVerse V1, aussi appelée Zeus. C’est la même base technologique utilisée par AWS pour concevoir sa puce Graviton 3. « Nous discutons avec AWS et nous utilisons les Graviton 3 pour certains de nos tests », explique Philippe Notton, président fondateur de SiPearl.
À l’échelle européenne, lever 90 millions d’euros est un bel exploit pour une PME qui ne réalise pas un chiffre d’affaires « significatif » (quelques millions d’euros). « C’est toute la problématique du semiconducteur : la barrière à l’entrée est énorme », déclare Philippe Notton.
« Pour développer ce type de composant, nous sommes sur un budget de l’ordre de 150 millions d’euros », signale-t-il.
Philippe NottonPrésident et fondateur, SiPearl
Or « quand vous voulez lever une somme de l’ordre de 100 millions d’euros [en Europe] et que vous n’avez pas de produits, pas de revenus, ça ne marche pas. En Californie, c’est normal : ils sont habitués aux semiconducteurs et à ce type de risque ».
Depuis sa création en 2019, SiPearl a levé au total 110,5 millions d’euros, dont 20,5 millions de subventions en provenance de l’EPI, de l’EIC et de la région Île-de-France. Les portes de cette série A ne sont pas totalement refermées. D’autres investisseurs sont attendus. A titre de comparaison, Graphcore a levé un total de 682 millions de dollars et l’Américain Sambanova, 1,1 milliard de dollars.
Les objectifs de la levée de fonds
SiPearl avait grandement besoin de ces fonds. Après deux ans de retard, sa puce doit arriver sur les lignes de production de TSMC afin de lancer la commercialisation au début de l’année 2024.
SiPearl a déjà recruté 130 collaborateurs répartis dans six laboratoires en France (Maisons-Laffitte, Massy-Palaiseau, Sophia Antipolis, Grenoble), en Espagne (Barcelone) et en Allemagne (Duisbourg). Il faudra doubler cet effectif d’ici à la fin de l’année 2023. D’ici à la fin de l’année 2025, la société espère compter 1000 salariés.
Ses centres de R&D sont localisés près de bassins d’emploi habituels des concepteurs de semiconducteurs. L’équipe actuelle est composée d’anciens employés ou des transfuges d’Atos, de STMicroelectronics, d’Intel, de Nokia, ou encore de Marvell.
« Nous avons la chance d’avoir un projet très visible et très technique et qui est sans commune mesure avec d’autres sociétés européennes », avance Philipe Notton. « Il y a tout de même un défi, c’est de faire venir des ingénieurs en provenance de grands groupes dans une petite entreprise », ajoute-t-il.
Et comme il faut doubler les effectifs, il faudra également augmenter le nombre de licences des logiciels de design et de simulation. SiPearl utilise plus particulièrement l’outil de conception électronique de Synopsys, la plateforme d’émulation matérielle Veloce Strato de Siemens, et les outils de vérification d’intégrité électrique et thermique d’Ansys. Des logiciels dont les licences coûtent au bas mot plusieurs millions d’euros par an. « On ne conçoit pas une puce sans outils de CAO, comme l’on ne conçoit pas un avion Airbus sans Catia (le logiciel de CAO vendu par Dassault Systèmes N.D.L.R) », rappelle Philippe Notton.
SiPearl a développé un émulateur basé sur une ferme de puces FPGA. Celle-ci est située dans un data center de conception localisé en France. Pour cela, SiPearl a déjà déboursé « plusieurs millions d’euros » et prévoit d’émuler les 60 milliards de transistors et les 2 milliards de portes de Rhea1.
Il faudra également développer l’activité commerciale et marketing pour espérer convaincre les laboratoires de recherche, puis, à l’avenir, les organisations et les entreprises sensibles. Dans un premier temps, Eviden et HPE seront les premiers à concevoir et fabriquer les serveurs qui accueilleront les microprocesseurs Rhea.
Des caractéristiques obtenues au compte-goutte
Rhea, le microprocesseur de SiPearl, pourra s’interfacer avec des accélérateurs du marché fournis par le Britannique Graphcore ainsi que les Américains AMD, Intel, Nvidia, et plus tard les accélérateurs quantiques. C’était le sens des partenariats annoncés en novembre dernier. Il prend en charge la norme PCIe gen 5.
Outre deux couches SVE 256 bits, Neoverse V1 offre la possibilité de mettre en place une architecture « chiplet ». Ici, le microprocesseur Rhea1 est composé d’au moins 64 cœurs ARM cadencés a minima à 2,5 GHz (Philippe Notton a évoqué des cœurs en réserve et des tests de montée en fréquence à 3 GHz), et de 160 Mo de cache distribué (SLC), entouré de quatre puces mémoire HBM2e de 16 Go chacune pour un total de 64 Go. Le tout contenu dans un carré de 70 millimètres par 70 millimètres. « Plus la mémoire est proche des cœurs de calcul, plus les données transitent rapidement et moins vous consommez », théorise Philippe Notton.
Ces puces mémoires respectent le standard JEDEC, mais SiPearl n’a pas décidé chez quel constructeur elle se fournirait. Il existe trois fabricants de mémoire HBM2e : les Sud-coréens Samsung et SK Hynix ainsi que l’Américain Micron.
En ce qui concerne les besoins capacitaires, la carte mère de référence développée par Atos Bull accueillerait deux Rhea1 (quatre canaux par microprocesseur) et huit emplacements de RAM DDR5 ECC pour atteindre une « moyenne typique » de 256 Go jusqu’à un maximum de 4 To de RAM.
Rhea, une place de choix dans les supercalculateurs européens
SiPearl est attendu. Le programme EuroHPC dispose d’un budget de 8 milliards d’euros sur cinq ans pour développer plusieurs supercalculateurs exascale en Europe.
L’objectif serait d’équiper en partie le supercalculateur Jupiter, qui sera construit au sein du centre de recherche de Juliers (Jülich) en Allemagne. Un appel d’offres a été lancé en janvier 2023 pour concevoir ce HPC exascale à « l’architecture modulaire ». Budget : 270 millions d’euros. La moitié sera prise en charge par EuropHPC, le reste sera financé à parts égales par le ministère fédéral allemand de l’Éducation et de la Recherche et le ministère de la Culture et des sciences du Land de Rhénanie-du-Nord–Westphalie.
De plus, les centres de supercalcul ont l’habitude d’essayer les équipements à disposition sur le marché. Le GENCI pourrait être ainsi le deuxième centre à accueillir un ou des serveurs équipés des microprocesseurs Rhea.
Selon SiPearl, la fourniture en microprocesseurs représenterait 50 % du prix d’un supercalculateur dont le coût varie entre « 2 à plus de 300 millions d’euros ».
Une fois la production sur un rythme de croisière, la PME pourrait décliner son offre pour les data centers et les data centers edge.
Semiconducteurs et HPC : une souveraineté à construire
L’argument phare de la société ? La souveraineté. L’engeance française et européenne de SiPearl devrait rendre Rhea imperméable au droit extraterritorial américain et chinois. Des clients triés sur le volet auront « patte blanche » pour auditer de fonds en comble le code source et l’architecture du microprocesseur.
Mais si la puce est régie par le droit européen, il faut garder à l’esprit qu’il est impossible actuellement de produire un microprocesseur de cette trempe en Europe, selon le dirigeant.
Le processus de gravure choisi par SiPearl pour la v1 de Rhea est le 6 nm, une finesse que seuls TSMC, à Taïwan, ou Samsung, en Corée du Sud maîtriseraient. « En Europe, les usines les plus évoluées gravent en 22 nanomètres. Pour un HPC, cela ne suffit pas », répète le président – fondateur de SiPearl.
De fait, la majorité des acteurs dits « fabless » se sont tournés vers TSMC, des startups aux grands groupes, dont Apple (Apple M) et AWS (Graviton).
Surtout, les librairies logicielles compatibles avec les briques ARM sont désormais éprouvées dans le monde du HPC.
Cela n’est pas sans risque. Le plus évident concerne les pénuries d’eau et de sable à Taïwan, deux éléments essentiels à la conception de semiconducteurs. De telles carences peuvent ralentir la fabrication des puces. L’autre, plus effrayant, c’est un possible conflit entre les États-Unis et la Chine.
« Si la Chine met la main sur Taïwan, c’est la crise internationale. S’il n’y a pas de guerre globale, il n’y aura de toute façon plus de semiconducteurs, ce serait une catastrophe complète. L’on ferait partie des dommages collatéraux, mais il y aurait bien plus grave que nous », imagine Philippe Notton. « Je ne pense pas que cela “pète” tout de suite ».
Philippe NottonPrésident et cofondateur, SiPearl
Intel a bien le projet d’implanter deux méga-usines en Allemagne, ce qui arrangerait SiPearl si Intel y dédie un espace pour son programme Intel Foundry Services, mais les réflexions sont à l’arrêt. Le fondeur américain réclame davantage de subventions à l’Allemagne (10 milliards d’euros, contre 6,8 actuellement). Pour faire sortir deux méga-usines de terre à Magdebourg, Intel prévoit de débourser 17 milliards d’euros. Au total, le fabricant américain entend investir 33 milliards d’euros en Europe. « Aujourd’hui, nous ne savons pas où cela va », remarque Philippe Notton. « S’il fallait redémarrer une conception maintenant, nous choisissons TSMC, nous n’avons de toute façon pas le choix ».
L’Union européenne a bien identifié la nécessité de se doter de capacités de fabrication et entend investir 43 milliards d’euros dans le cadre de l’European Chips Act. « Les dirigeants en Europe sont matures sur le sujet : cela ne se fait pas en un an », signale Jean-Michel Deligny, conseiller financier de SiPearl chez Silverpeak LLP. « Quand on évoque un projet de [conception] de semiconducteurs, l’on parle en dizaine d’années ».
En attendant, Rhea est conçue en France, en Allemagne et en Espagne par une société française à l’aide de fonds européens, à partir d’une technologie britannique appartenant à un Japonais, à l’aide de logiciels allemands et américains. Elle sera fabriquée à Taïwan, renvoyée en France, placée dans des racks conçus par une entreprise française et une autre Américaine. Ces serveurs et racks seront assemblés en France et en République tchèque pour des laboratoires, des centres HPC et des groupes européens.