MWC 2023 : les ingénieurs français bataillent pour exister dans la 5G privée
Rapid.Space et B<>Com sont dans toutes les maquettes de réseaux radios privés menées par les industriels français. On loue leur génie, mais les projets finiront sans doute chez Nokia ou Ericsson.
Un an plus tard, les alertes de l’équipementier français Rapid.space (en photo) ont été entendues : lors du Mobile World Congress 2023 qui s’est tenu ce mois à Barcelone, la France n’affichait plus du tout ce visage dépité du dernier de la classe en matière de 5G privée.
« L’Arcep a considérablement simplifié ses guichets pour obtenir des licences d’utilisation des fréquences 5G sur un site. Les expérimentations battent leur plein, que ce soit chez les grands industriels, comme chez les plus petits. Nous annoncerons des premiers déploiements commerciaux d’ici à la fin de l’année. Et, contrairement à ce qui se disait en 2022, non, l’Allemagne et le Royaume-Uni n’ont plus aucune avance sur la France », lance, triomphant, Boris Madeleine, en charge des stratégies commerciales chez B<>Com.
Officiellement institut de recherche technologique basé à Rennes, B<>Com a mis au point un cœur de réseau privé 5G – le système Dome – qui route les communications et leur applique des règles de qualité de service. Véritable cerveau au milieu d’un déploiement d’antennes, Dome est un cluster de containers Kubernetes qui fonctionne sur des serveurs x86 d’appoint, bien loin des mastodontes en production chez les opérateurs nationaux.
Boris Madeleine énumère les projets en cours. « Nous sommes en test au technicentre industriel de la SNCF, qui évalue la possibilité de géolocaliser ses équipements sur site, mais aussi de doter ses agents de maintenance de tablettes avec une portée et une latence que n’atteindra jamais le Wifi. »
« Nous sommes aussi en test dans les salles d’opération du CHU de Rennes, où les chirurgiens voient sur leurs lunettes de réalité augmentée les informations envoyées par les échographes qu’ils tiennent au bout de leurs doigts. Dome sert aussi à piloter les véhicules robotisés et les machines-outils dans l’usine d’Acome, le fabricant de câbles réseau. »
Selon lui, rien de tout cela ne serait possible en 4G ou en Wifi : les paquets de données, trop larges, trop souvent erronés, interdisent toute application de haute précision en temps réel. La 5G privée serait donc critique dans la modernisation des entreprises françaises dont l’activité repose sur la faculté à communiquer en haut débit, mais qui n’avaient d’autre choix jusque-là que de passer par des câbles Ethernet.
L’Arcep a enfin ouvert les ondes
Dans cette transformation, l’Arcep joue un rôle clé, mais a manifestement tardé à se mobiliser. L’année dernière, le gendarme des télécoms français se contentait de délivrer aux entreprises des licences pour la « bande 38 ». En l’occurrence une largeur de 10 MHz aux alentours de 2,6 GHz, utilisable avec des appareils 4G, pour déployer un réseau radio privé qui couvre quelques kilomètres carrés.
Le seul exemple dont LeMagIT a pu se faire l’écho est celui de Hub One. L’opérateur télécom des aéroports de Paris a réussi à obtenir une licence pour implémenter, sur ses pistes et dans ses aérogares, un réseau mobile que seuls les personnels du site et les équipements des compagnies aériennes peuvent utiliser. Les projets similaires étaient rares, tant le dossier à remplir auprès de l’Arcep était compliqué.
Depuis, l’Arcep s’est aligné sur l’ouverture de ses voisins européens. Notamment l’Allemagne, où le gouvernement fédéral avait très rapidement compris que la 5G privée favoriserait la production de ses géants de l’industrie automobile.
À présent, l’Arcep propose des guichets en ligne pour remplir assez simplement une demande de licence concernant un terrain donné. Non seulement la bande 38 est devenue plus facile d’accès, mais il est même devenu possible de demander « à titre expérimental » l’accès aux bandes 3,8-4,0 GHz et 26 GHz.
La bande 3,8-4,0 GHz (soit 200 MHz utilisables) est située juste après celle de la 5G grand public, ce qui signifie que des récepteurs existent. Il suffit de brancher les dernières générations de smartphones Apple ou Samsung sur le port réseau des équipements autonomes pour que ceux-ci communiquent en 5G avec leurs serveurs applicatifs. La bande des 26 GHz, la plus rapide, celle qui a le moins de latence, n’est quant à elle utilisable qu’avec des équipements Nokia.
Pour l’heure, juste des tests
Vincent AudebertIngénieur expert IoT & Telecom, EDF
D’autres projets en cours défilent sur les écrans du stand de B<>Com. L’industriel de l’eau Lacroix a trouvé plus simple de monitorer le niveau de ses puisards avec des sondes 5G, plutôt qu’avec des équipements qui nécessiteraient de tirer des kilomètres de fibre optique. L’agence de réalité augmentée Artefacto se lance dans les jumeaux numériques, avec des smartphones qui envoient leur prise de vue à Dome, lequel exécute une application de modélisation d’après ces images reçues en 5 G.
Même constat d’effervescence chez le Français Rapid.Space, qui fabrique des RAN, ces appareils qui convertissent les signaux radio des antennes en flux de données ingérables par un cœur de réseau. À l’heure du rendez-vous convenu avec LeMagIT, sur son stand, l’équipe est accaparée par les ingénieurs R&D d’EDF.
« Nous devons monter une plateforme technique 5G privée, et nous cherchons à voir ce qu’il est possible de faire avec du made in France », explique au MagIT Vincent Audebert, ingénieur expert IoT & Telecom chez EDF. Il n’a pas la possibilité de nous dire à quel genre de déploiements aboutiront ces tests.
« Certains déploiements peuvent gagner à reposer sur des solutions souveraines. Alors, nous faisons des expérimentations avec un cœur de réseau B<>Com, des antennes radio fabriquées par AW2S [également français, N.D.R.] et les stations radio de Rapid.Space, lesquelles correspondent exactement aux équipements industriels que nous envisageons dans nos scénarios » ; ajoute-t-il, en précisant que ces expérimentations devraient durer deux ans.
Jean-Paul SmetsPDG, Rapid.Space
« Des tests, toujours des tests ! Mais à la fin, cela finira toujours de la même façon : le jour où ils passeront en production, ils achèteront des équipements Nokia ou Ericsson. Parce que ce sont les seuls que leurs intégrateurs Atos, OBS ou Capgemini, veulent bien supporter », ironise Jean-Paul Smets, le PDG de Rapid.Space. Il nous partage son drame : Rapid.Space construirait des équipements de pointe, qui incarneraient à eux seuls l’excellence de l’ingénierie française par rapport aux solutions étrangères, toutes trop fermées, trop chères, trop lourdes. Mais les grands décideurs français ne s’en rendraient pas compte.
ORS, la station radio couteau suisse, entre RAN et serveur Edge
Rapid.Space fabrique à présent trois produits. L’Open Radio Station (ORS) est la station de base historique ; elle correspond à un petit boîtier durci de 2 kg, que l’on monte sur un mât pour couvrir l’équivalent d’un parking ou d’un entrepôt. Elle est dotée de petites antennes MIMO 2x 0,5 watt et d’une carte électronique qui convertit le signal radio en données réseau. Cette conversion est le Graal des boîtiers RAN alternatifs aux solutions propriétaires de Nokia, Ericsson, Huawei, ZTE ou Samsung, lesquels ont depuis toujours la mainmise sur les équipements télécoms des opérateurs.
A priori, il n’existe que trois acteurs dans le monde qui seraient parvenus à reproduire le fonctionnement des puces de conversion que l’on trouve dans les RAN des équipementiers historiques. Il y a Intel, qui vient d’intégrer son circuit ACC100 à une déclinaison de son dernier Xeon pour que Dell et les autres fabricants de serveurs puissent vendre des appliances « Open RAN ». Il y a l’institut de recherche français Eurecom, basé à Sophia Antipolis, qui tâche de dépasser la cadre universitaire en organisant un consortium OpenAirInterface, censé fédérer des acteurs commerciaux. Et puis il y a l’éditeur parisien Amarisoft.
Rapid.Space a choisi d’implémenter le code Open source d’Amarisoft dans un FPGA Artix de Xilinx (désormais propriété d’AMD). Dans l’ORS, la carte RU (« Radio Unit ») contenant ce FPGA est connectée à une mini carte DU (« Distributed Unit ») de marque Commell avec un processeur Intel x86 à deux cœurs, qui exécute lui aussi une partie du code Amarisoft pour décoder les trames 4G et 5 G. Cette petite carte mère peut accessoirement lancer des services applicatifs (partie CU, ou « Centralized Unit »), faisant de l’ORS un hybride entre RAN d’appoint et serveur Edge.
« Une application pour laquelle nous candidatons en ce moment en France est celle de l’équipement des voitures de police en réseau radio privé. Nous fournissons un ORS qui se branche sur la batterie du véhicule et qui permet aux agents en intervention de communiquer entre eux de manière étanche avec une application de style Whatsapp sur des smartphones conventionnels. C’est une version modernisée des talkies-walkies, qui permet par exemple de communiquer des flux vidéo », explique Jean-Paul Smets. Il ajoute que, pour se connecter à l’ORS, il faut forcément que les smartphones soient équipés d’une carte SIM spéciale.
L’ORS fonctionne en l’occurrence sous le système SlapOS mis au point par Rapid.Space. SlapOS exécute ses applicatifs – dont la couche Amarisoft – sous la forme de « nano-containers » ; comprendre des containers dans un format autre que le format Docker qui va généralement de pair avec Kubernetes. Les autres logiciels exécutés par SlapOS comprennent des couches de routage développées à l’université Paris VII et, à la carte, toute une collection de services pour communiquer, sécuriser les accès, stocker l’information. L’ensemble s’administre depuis une console externe, écrite par Rapid.Space.
Couvrir en 5G privée bien plus qu’un simple entrepôt
Un cran au-dessus, Rapid.Space propose un serveur au format Rack 1U. Celui-ci – installable uniquement en intérieur – reprend les fonctions DU et CU caractéristiques de l’ORS (regroupées sous l’acronyme BBU, pour « Base Band Unit »).
Il se connecte à plusieurs stations de base, éventuellement pourvues d’antennes plus puissantes, de marques AW2S (française), Sunwave (chinoise) ou Viettel (vietnamienne). Rapid.Space propose des stations de base avec huit petits amplificateurs capables d’émettre des signaux et d’écouter ceux des smartphones dans un rayon de 3 kilomètres. Dans ces versions, le FPGA convertit les signaux en flux réseau qu’il communique au serveur via une liaison Ethernet.
Jean-Paul SmetsPDG, Rapid.Space
La particularité de ce serveur au format Rack est qu’il est doté d’un mystérieux processeur 8 cœurs Hygon C86, un clone des processeurs x86 Ryzen avec cœurs Zen, développé en Chine sous licence AMD.
« Ce modèle de serveur permet de brancher plusieurs stations radio pour couvrir un plus grand site. Au-delà des sites industriels, ce sont des cabinets d’avocats qui se sont montrés intéressés par son déploiement, afin de pouvoir collaborer de manière étanche via la plateforme Netframe », précise Jean-Paul Smets.
Notre interlocuteur indique que des versions à base de vrais processeurs AMD Ryzen sont en préparation – sans doute pour éviter l’effet psychologique d’utiliser des puces chinoises dans des communications critiques. Ainsi que d’autres à base de EMX8+, des processeurs ARM fabriqués par NXP.
Le modèle le plus haut de gamme est un serveur fourni par Mitac, au format Open Compute, un format qui a vocation à se standardiser dans les datacenters des hébergeurs. Fourni avec l’ensemble des logiciels SlapOS, il dispose d’un ou deux processeurs AMD Epyc totalisant 32 ou 64 cœurs.
« Cette machine suffit à router les communications de 32 têtes radio que vous pouvez déployer dans un rayon de 100 kilomètres, c’est-à-dire pour couvrir une région française entière avec votre réseau 5G », assure le PDG de Rapid.Space, que l’on sent fébrile à l’idée d’équiper des opérateurs alternatifs d’ampleur régionale.
Toujours pas de déploiements commerciaux en France
Problème, les équipements Rapid.Space ne sont actuellement présents dans aucun réseau radio privé opérationnel en France. « Nous vendons en Allemagne, au Japon, en Indonésie, au Vietnam. À des industriels ou des entreprises classiques qui veulent déployer leur propre réseau 4G/5G privé, mais aussi à des opérateurs télécoms qui commercialisent de tels réseaux. Mais, en France, tout passe encore par le bon vouloir de grands intégrateurs qui ne travaillent qu’avec Nokia et Ericsson », se désole Jean-Paul Smets.
Boris Madeleine"Marketing
« La clé est justement de travailler avec les intégrateurs ! », rétorque Boris Madeleine. « Nous sommes à la pointe de l’innovation, mais des acteurs comme nous n’ont pas la surface de contact nécessaire pour sécuriser la démarche commerciale auprès des entreprises, qui plus est lorsqu’il s’agit d’activités critiques. Les intégrateurs l’ont. »
Reste à intéresser les intégrateurs. Jean-Paul Smets estime que packager des fonctions dans des solutions d’appoint, peu chères, le plus souvent Open source ou du moins standard, a permis à Rapid.space de gagner en visibilité auprès des entreprises. Pour autant, la décision technologique finale serait dans les mains d’intégrateurs fortement influencés par le lobby des équipementiers historiques.
« La situation évolue », veut croire Boris Madeleine. « D’une part, nous parlons de projets portés par des industriels ou par des acteurs publics qui ne peuvent en aucun cas se permettre de passer par un seul fournisseur. Nous contribuons à élargir l’offre. »
À ce sujet, l’oreille indiscrète du MagIT a entendu dans les couloirs du MWC 2023 que le projet d’équiper les voitures de police d’un réseau privé 5G serait sur le point d’être signé avec une filiale d’Airbus, montée pour l’occasion. Cependant, le ministère de l’Intérieur aurait l’espoir de trouver deux autres fournisseurs pour varier les solutions sur ses automobiles, afin de minorer l’impact d’un quelconque problème (commercial, technique, stratégique…) rencontré par un fournisseur.
« D’autre part, les efforts actuels de souveraineté favorisent les solutions locales. Et c’est un argument auquel les intégrateurs attachent désormais beaucoup d’importance, surtout les plus importants à l’échelle nationale », ajoute-t-il.
Résultat des courses d’ici à la rentrée prochaine : c’est à ce moment-là que Rapid.Space et B<>Com annonceront la signature – ou pas – de déploiements en France, qu’ils préparent pour l’instant dans le plus grand secret.