GSMA - MWC 2023
MWC 2023 : les fournisseurs IT peinent à se faire entendre par les telcos
Intel, Dell, VMware, Red Hat et consorts veulent fournir leurs solutions « génériques » aux opérateurs à la barbe des équipementiers traditionnels. Mais leurs annonces sont inaudibles.
Une grande cacophonie. C’est ce qui pourrait le mieux définir les annonces B2B qui se sont diffusées des stands géants (près de 2000) aux allées bondées (85 000 visiteurs) lors du Mobile World Congress 2023, le raout annuel de l’industrie mobile, organisé entre le 27 février et le 2 mars à Barcelone. Non, on ne parle pas ici du brouhaha des démonstrations, qui résument pour la plupart la 5G aux lunettes immersives et aux engins robotisés sans fil. On parle ici des messages inaudibles d’une industrie informatique partie à l’assaut des parts de marché des équipementiers télécoms.
« L’enjeu pour tout le monde, parmi les acteurs de l’IT, c’est de vendre des choses à des opérateurs télécoms, une clientèle que nous n’avions pas auparavant. Et il faut faire vite, le passage à la 5G a ouvert une fenêtre d’opportunités qui va durer environ trois ans », résume Raynal Dupuis, le responsable de la division Réseaux & Télécoms chez l’ESN Inetum, ex-GFI.
« Les opérateurs télécoms, ce sont des acteurs qui jusque-là envoyaient régulièrement 100 000 techniciens faire de la maintenance de cartes électroniques au pied des antennes ou remplacer des équipements dans des armoires. Avec la 5G, on leur a promis que cela serait automatisé, façon DevOps. Le DevOps, ce n’est plus de l’équipement Nokia, Ericsson ou Huawei, c’est de l’informatique, c’est nous », explique-t-il. Il ajoute que, selon les dernières estimations, les opérateurs veulent avoir démarré cette transformation d’ici à 2025.
Une offre IT confuse
Sur le papier, il s’agit de remplacer une solution clés en main « équipementiers » par une solution informatique. Problème, personne ne sait vraiment laquelle. Pire, malgré une visite au pas de charge entre la multitude de stands et de présentations des acteurs historiques de l’informatique, LeMagIT n’a pas été en mesure d’y identifier une offre clés en main.
Hanen GarciaGlobal Telco Solutions Manager, Red Hat
« Nous ne voulons pas vendre une solution aux opérateurs télécoms, nous voulons vendre une brique technologique qui leur permettra, avec l’aide d’un écosystème de partenaires, de bâtir leur propre solution », dit Hanen Garcia, le patron de la branche Global Telco Solutions chez Red Hat, en s’efforçant de nous convaincre que ce serait moins compliqué que ça en a l’air.
En substance, les acteurs de l’IT postulent que la commercialisation de la 5G irait forcément de pair avec la commercialisation de nouveaux usages et que les équipementiers historiques seraient incompétents pour proposer les applications de ces nouveaux usages. On parle ici d’applications dites de transformation digitale : les fameuses lunettes immersives ou le contrôle d’appareils à distance, dans des contextes qui dépassent les possibilités du Wifi ou qui supposent trop de mobilité pour passer par des câbles Ethernet.
Ces applications seraient forcément accompagnées de consoles web de pilotage, lesquelles sont inédites dans les télécoms, mais courantes dans les services cloud. « Les nouveaux usages de la 5 G sont des applications forcément cloud-native et les acteurs de l’IT sont les mieux placés pour proposer les architectures en containers des applications cloud-native », défend Hanen Garcia, de manière sans doute un peu trop simplifiée.
Si l’argumentation de Red Hat peine à convaincre, c’est surtout que l’attente pour ces nouveaux usages est confuse. Inetum apporte un éclairage bienvenu : « La réalité est qu’il n’existe pas encore de cas d’usage qui justifieraient tous ces investissements informatiques », reprend Raynal Dupuis. « Ceux auxquels vous pensez, ceux que l’on vous décrit sur les stands des acteurs IT, ces réseaux privés pour connecter les appareils mobiles au sein d’un périmètre, dans une usine ou sur un port, sont déjà couverts par l’infrastructure 4G. »
« En fait, les premiers cas d’usage qui justifieront d’informatiser les réseaux mobiles 5G, ce sont ceux de la 5G privée à l’échelle nationale. Typiquement, il s’agira d’avoir une flotte de véhicules tous connectés au même réseau privé, où qu’ils se trouvent sur le territoire. »
« Pour rendre cela possible, il faut que les opérateurs aient implémenté dans leur cœur de réseau la fonction de slicing. Ils doivent pouvoir diviser la communication d’une antenne en mille slices, c’est-à-dire mille flux étanches, dédiés, avec des paramètres uniques. Ils pensent pouvoir implémenter le slicing d’ici à la fin 2023. Mais ce sera alors… un seul slice par opérateur et par antenne. »
En clair, remplacer les équipementiers par des fournisseurs informatiques n’est pas forcément la priorité des opérateurs. De fait, et c’est ce qui brouille encore plus le message, les acteurs de l’IT semblent surtout se concurrencer entre eux pour arracher des contrats avec les opérateurs, plutôt que de montrer un front uni face aux équipementiers.
« Notre avantage, au-delà du fait que notre brique soit Open source… », commence Hanen Garcia en opposant OpenShift, le Kubernetes de Red Hat, à Tanzu, le Kubernetes de VMware, « … ce sont les labs que nous avons mis en place pour accueillir les tests de projets, c’est notre approche qui consiste à optimiser la répartition des exécutables pour économiser l’énergie. C’est aussi notre garantie que les produits qui fonctionnent sur notre brique à un instant T, en laboratoire, continueront de fonctionner un an et demi plus tard en production, alors que Kubernetes n’aura jamais cessé d’évoluer entretemps », détaille-t-il, en présentant des arguments qui le comparent plus à Canonical qu’à Nokia.
Les fournisseurs IT ont raté le train du cœur de réseau
L’équipement télécom dont il est question se subdivise en trois catégories : les antennes radio, les RAN (qui convertissent les ondes radio en flux de données) et les cœurs de réseau (où sont routés tous les flux de données). En Europe, Nokia, Ericsson et Huawei restent pour l’heure les fournisseurs exclusifs de ces solutions. Solutions auxquelles les opérateurs reprochent d’être des boîtes noires.
Face à cette mainmise, les acteurs de l’IT qui proposent aux telcos une alternative sont : Intel, les fabricants de serveurs Dell, HPE et SuperMicro, les éditeurs de systèmes d’exploitation VMware, Red Hat, Canonical et WindRiver, ainsi que toute une armada de spécialistes des passerelles réseau pour l’informatique en Edge, comme les Américains Mavenir ou Casa Systems.
Concernant le cœur de réseau, les acteurs de l’IT ont tout bonnement un train de retard. Alors qu’ils ne s’intéressaient pas aux opérateurs, ces derniers ont d’eux-mêmes remplacé les infrastructures de routage des équipementiers dès l’époque de la 4G, avec des datacenters virtualisés qu’ils ont montés de toutes pièces à partir d’OpenStack et de ses switches virtualisés NFV.
Depuis un an, VMware tâche de rattraper son retard avec sa solution Telco Cloud Platform. Celle-ci connaît un certain succès auprès des opérateurs qui n’avaient pas encore eu les moyens de réinventer la roue à partir d’OpenStack. Le MWC2023 a été l’occasion d’annoncer un contrat avec Vodafone Qatar. Telco Cloud Platform s’enrichit au fil du temps des fonctions proposées dès le départ par les équipementiers (essentiellement des routages de divers protocoles) : elle en implémente aujourd’hui plus de 300, contre 200 l’année dernière.
VMware s’efforce aussi de créer des liens entre les datacenters des opérateurs et les services en cloud public hébergés chez AWS ou Azure. Et puis, il fournit à présent des outils, essentiellement Service Management & Orchestration (SMO), qui permettent aux opérateurs alternatifs de revendre sous leur marque de la connectivité issue des réseaux mobiles des opérateurs nationaux.
Red Hat, qui commercialisait déjà une version d’OpenStack, n’est pas très disert sur les opérateurs qui auraient choisi sa version. Manifestement, les telcos avaient très majoritairement préféré personnaliser leurs déploiements depuis les codes Open source du système. On ne sait pas non plus quels opérateurs auraient déployé en cœur de réseau OpenShift, lequel n’exécute pas des machines virtuelles, mais des containers – censés être plus en adéquation avec les applications « cloud native » de la 5G.
En tout état de cause, aucune solution informatique ne propose pour l’heure le fameux slicing. Quant aux opérateurs, ils semblent expérimenter le montage de cœurs de réseau à partir de versions Open source de Kubernetes qu’ils assemblent eux-mêmes.
Des boîtiers RAN basés sur les nouveaux processeurs Xeon vRAN Boost
Les annonces les plus bruyantes de ce salon ont surtout concerné la partie RAN. Outre la fonction de passerelle entre les antennes et le cœur de réseau d’un opérateur national, les boîtiers RAN ont ceci d’intéressant qu’ils portent en eux une grande partie des promesses du Edge computing, à savoir une puissance de calcul déportée sur site.
S’agit-il de proposer aux opérateurs nationaux de mettre au pied de leurs antennes des serveurs qui allégeraient la charge de calcul de leurs cœurs de réseau (ce que Nokia, Ericsson et Huawei proposent déjà) ? Ou bien est-il question de proposer une infrastructure radio privée, avec des bornes 5G capables d’intégrer des équipements mobiles à un réseau Ethernet local ? Un peu comme le ferait une super borne Wifi ?
Là encore, le but des fournisseurs informatiques n’est pas très clair. Dell évoquait sur son stand le premier scénario. Casa Systems, un spécialiste des serveurs Edge, ne présentait que le second scénario. On s’y perd.
Francisco Martin PignatelliResponsable OPEN RAN, Vodafone
« Nous estimons que 30 % de nos antennes en Europe seront équipées de boîtiers Open RAN [le nom générique donné aux RAN qui sont alternatifs à ceux des équipementiers, N.D.R.] d’ici à 2030 », explique Francisco Martin Pignatelli, en charge de la division Open RAN chez Vodafone. Le scénario 1 n’est donc pas pour tout de suite.
LeMagIT postule que, tant que le slicing n’a pas été déployé par les opérateurs, les annonces concernant des boîtiers RAN alternatifs pour les antennes des réseaux mobiles nationaux ne reposent sur rien de concret. L’offre Open RAN, qui peine à se standardiser, ne serait donc pour l’heure envisageable que pour déployer des réseaux radio privés, cantonnés à un site.
En France, comme un peu partout en Europe, ces réseaux radio ne peuvent émettre que sur la bande numéro 38, dont la licence d’exploitation doit s’acquérir auprès de l’Arcep. La bande 38 est une bande de fréquence large de 40 MHz autour de 2,4 GHz, ce qui présente un certain intérêt : comme cette bande est similaire à la 4G grand public, il existe d’ores et déjà quantité d’équipements mobiles – à commencer par les smartphones et les routeurs 4G – qui peuvent servir de récepteur sur des robots sans fil ou des véhicules autonomes. Il ne s’agit pas à proprement parler de 5G, mais qu’importe.
Cette digression faite concernant les cas d’usage réellement possibles, il est temps de parler de la grande annonce de ce salon. Intel, qui était jusqu’ici le seul acteur du datacenter à avoir réussi à implémenter dans une carte PCIe FlexRAN la logique des boîtiers RAN des équipementiers, commercialisera, d’ici à cet été, une famille de processeurs Xeon « vRAN boost » qui intègrent dans leur SOC le circuit FlexRAN. Dans un premier temps, ce processeur aura 20 cœurs et, d’ici à septembre, grimpera à 32 cœurs.
Casa Systems présentait sur son stand un prototype de boîtier Open RAN – le serveur 2 U Axyom – équipé de deux processeurs Xeon vRAN Boost et capable de véhiculer un débit de 1 Tbit/s entre des antennes radio et un réseau Ethernet auquel il est relié via des ports 800 Gbit/s. La machine pourrait fonctionner sous les systèmes Kubernetes de Red Hat ou de Canonical pour exécuter les fonctions de décodage, mais aussi de routage mobile. Selon la fiche technique à laquelle LeMagIT a eu accès, les processeurs Xeon vRAN Boost seraient tout de même épaulés par des puces accélératrices FPGA.
Dell, HPE et SuperMicro entendent commercialiser cette année des boîtiers similaires.
Les équipementiers résistent
Huawei, l’un des équipementiers que ces boîtiers Open RAN sont censés concurrencer est, nécessairement, très critique : « ils comptent sérieusement mettre des FPGA, des puces effaçables, conçues pour faire des tests en laboratoire, sur le terrain, au pied des antennes ? Ce n’est pas sérieux », lance Minggang Zhang, le DGA de Huawei France.
Minggang ZhangDGA de Huawei France
« Nous ne croyons pas beaucoup à ces boîtiers Open RAN. La première raison est qu’il n’y a pas d’innovation. Ils cherchent à refaire ce qui existe déjà avec des composants génériques ; cela les oblige à proposer plus d’interfaces que sur les boîtiers RAN, ce qui pose un vrai risque de sécurité. Ensuite, cela reste un concept, il n’existe encore aucun vrai écosystème, il n’y a pas de standard », assène-t-il.
« Les acteurs de l’informatique reprochent aux équipementiers de faire des boîtiers RAN propriétaires. Mais c’est tout l’inverse. Oui, nous avons un secret industriel au niveau des puces de nos RAN, mais pour le fonctionnement interne. Au niveau des interfaces avec l’extérieur, nous contribuons à un écosystème qui nous porte. La 5G, la vraie, c’est un standard. Nous sommes standard. Quand vous connectez deux produits ensemble, un Huawei et un autre, ils communiquent. »
« Le design de notre processeur en lui-même n’a pas besoin de communiquer avec l’extérieur. Le point important est qu’aucun de nos produits ne fonctionne avec des protocoles maison. Regardez ce que font les informaticiens. Cisco, par exemple, a installé il y a dix ans des routeurs qui fonctionnent encore aujourd’hui avec leur protocole propriétaire. »
« Enfin, non, nous ne les croyons pas capables de savoir gérer des centaines, ni même des dizaines de Gigabits/s de flux radio avec des fonctions logicielles par-dessus des processeurs génériques », conclut-il.
Dans un autre hall, Nokia faisait la démonstration d’un équipement RAN pour les réseaux radio privés, ceux cantonnés à un site sur la bande 38. La solution s’appelle Digital Automation Cloud (DAC) ; LeMagIT croit comprendre que le terme « cloud » est ici plus un pied de nez aux fournisseurs IT qu’une réelle caractéristique.
L’offre DAC se veut on ne peut plus clés en main. Après avoir passé commande, l’entreprise reçoit des antennes, un serveur Edge, un switch réseau et l’identifiant d’un compte pour se connecter à une console en ligne appelée Digital Automation Cloud Manager. Il s’agit d’une interface graphique qui affiche sur une carte tous les équipements connectés, que ce soit sur un site ou, demain, avec le slicing, sur tous les sites d’un groupe.
La console permet de charger à distance sur les serveurs Edge des configurations et des services à choisir parmi un catalogue déjà bien fourni. Elle sert aussi à activer et désactiver les cartes SIMs des équipements mis en réseau par les antennes.
En parlant d’équipement, Nokia commercialise aussi, si besoin, des chariots autonomes pour les entrepôts, des caméras reliées à un système d’IA qui analyse les images, des drones, des appareils de communication (talkie-walkie, appareils VoIP). C’est immédiatement disponible. Et absolument pas technique.