Conception générative : les premiers usages industriels
Grâce au Machine Learning et au Deep Learning, la conception générative – ou « generative design » – promet d’accélérer la production d’équipements jusqu’ici longs à concevoir, comme les voitures ou les avions. Mais si les industriels commencent à en tirer les fruits, sa généralisation devrait dépendre de l’avènement d’une autre technologie qui la complète : la fabrication additive.
Les limites de l’imagination humaine et des contraintes réelles : voilà ce qui peut freiner la conception et la fabrication de certains biens. Ces problématiques, les industriels les rencontrent tous les jours. Du côté des contraintes, aux enjeux de performance et de robustesse, s’ajoutent des barrières de coût, des outils de production aux capacités finies ou encore le respect de réglementations. Parfois, les matières premières viennent également à manquer ; sans parler des enjeux environnementaux qui imposent de se pencher sur de nouveaux matériaux moins nocifs, et biodégradables.
« Il ne s’agit plus de concevoir et fabriquer des biens qui dureront des centaines d’années, mais des équipements efficients au coût et à l’empreinte carbone maîtrisés », déclare Ujwal Patnaik, Global Business Development & Strategy Manager chez Altair, éditeur d’outils de simulation.
Dans le même temps, les industriels veulent accélérer toujours plus la mise sur le marché et la disponibilité des biens qu’ils conçoivent pour rester compétitifs.
L’une des solutions trouvées pour résoudre ces problèmes vient des bureaux d’ingénierie. Depuis une vingtaine d’années, leurs ingénieurs mettent en pratique une technologie nommée « conception générative » (ou « generative design » en VO).
La conception générative est un processus itératif assisté par un programme informatique, généralement une suite CAO ou de simulation 3D. Le designer définit un ensemble de contraintes en entrée (des paramètres) sur lequel le logiciel s’appuie pour générer une ou plusieurs propositions de modèles 2D ou 3D en sortie. Au cœur du système résident plusieurs algorithmes qui s’appuient sur diverses techniques suivant la problématique à résoudre.
La conception générative, une évolution des techniques existantes
Le « generative design » prend racine dans l’optimisation de la conception, c’est-à-dire une méthodologie pour formuler un problème de design par ses variables, ses objectifs, ses contraintes et sa faisabilité.
L’une de méthodes les plus répandues qui en découle se nomme l’optimisation topologique. Elle consiste à trouver la répartition de matières idéale dans un volume donné – à partir d’une grille fixe – sous diverses contraintes. L’optimisation de forme, elle, intervient en amont. Il s’agit de découvrir la forme optimale d’un objet pour accomplir une ou plusieurs fonctions. Idem pour faire varier la taille d’un objet. L’optimisation topographique, elle, consiste à modifier la surface d’un modèle 3D pour en améliorer la performance structurelle.
Traditionnellement, ces techniques algorithmiques s’appuient sur la simulation. En corrélation avec l’augmentation des capacités de calcul et l’avènement des HPC dans les groupes industriels, les éditeurs de suite CAO proposent depuis plusieurs années ces capacités dans leur logiciel. L’intelligence artificielle et la gestion des données ont permis de décupler et d’automatiser ces techniques, tout en prenant en compte davantage de contraintes en parallèle (structures maillées, matières, fréquences vibratoires, performances thermiques, etc.) ainsi que les procédés de fabrication.
« L’optimisation topologique n’est qu’une des fondations de la conception générative », explique Ujwal Patnaik. « La conception générative dépend de plusieurs attributs, dont l’analyse multiphysique, la faisabilité industrielle, l’interprétation géométrique, l’exploration des designs et leur pré-validation ».
Les algorithmes mathématiques sous-jacents sont alors optimisés pour accomplir une tâche particulière. Petit à petit, les logiciels de CAO et de simulation ont proposé de générer automatiquement des dizaines, voire des centaines de versions d’un objet.
« Dans CREO, la suite CAO de PTC, les utilisateurs peuvent générer une étude rapide depuis leur machine », illustre Thierry Simon, expert CAO chez l’éditeur PTC également spécialiste de la réalité augmentée, de l’IoT industriel et du PLM. « Nous avons une offre cloud qui permet de générer plusieurs dizaines d’études en faisant varier les conditions aux limites, les matières et les procédés de fabrication ».
Si l’on en croit Thierry Simon, la majorité des clients grands comptes de PTC mettraient déjà en œuvre la conception générative. Les fabricants automobiles, les avionneurs et les équipementiers de ces secteurs commencent à combiner les techniques de simulation et d’intelligence artificielle en R&D.
Certes, le design génératif ne fait pas tout. Les spécialistes de PTC et d’Altair soulignent qu’il n’est pas utilisé pour modéliser la totalité d’une voiture ou d’un avion. Mais il permet de le faire pour différentes pièces et plusieurs sous-systèmes.
L’application de la conception générative chez les industriels, constate l’expert de PTC, peut se faire selon deux approches.
La première consiste à modifier le moins possible la géométrie générée par le logiciel. Par exemple, un fabricant de satellites client de PTC a jugé que la forme d’une pièce était idéale pour son cas d’usage. Les ingénieurs l’ont préparée directement pour fabrication depuis une machine laser sur lit de poudre métallique.
La seconde prend davantage en compte les contraintes de coûts – c’est finalement la plus répandue. La conception générative est alors pensée comme une aide supplémentaire pour trouver de l’inspiration ou pour sélectionner le modèle d’une pièce. Elle devient un élément du processus de conception.
Les bienfaits et les limites de la data science
Cette aide à la conception bien utile provoque toutefois un nouveau problème. En principe, bien que différents, les modèles CAO générés respectent tous les paramètres choisis en entrée. Comment, dans ces conditions, sélectionner le bon design ? De fait, la technologie s’avère particulièrement pratique pour explorer des possibles, mais la validation d’un modèle demeure la responsabilité de l’ingénieur.
« Il y a aura toujours un travail manuel à effectuer », estime Thierry Simon. « Vous aurez une partie des surfaces à reprendre, des dépouilles à repositionner, etc. ». De fait, PTC propose une interface utilisateur qui affiche différents graphiques pour comparer les maquettes visuellement et par attributs, avant de télécharger le modèle le plus adapté.
Des acteurs de la simulation, comme Ansys ou Altair étendent ces fonctions.
Avec Discovery Live d’Ansys (qui est directement intégrée dans la suite de PTC), il est possible d’étudier l’aérodynamisme d’une pièce, sa résistance ou l’étendue de ses capacités vibratoires directement après la génération de la pièce.
Altair, de son côté, propose plusieurs outils pour comparer la répartition des masses, les stress subis par les éléments générés, les coûts de fabrication, et d’autres paramètres. À cela, l’éditeur ajoute trois outils. SimulationAI fait des simulations de substitution sur les pièces générées, afin de prédire leur comportement physique. ShapeAI utilise lavision par ordinateur pour aider les concepteurs à grouper et connecter les pièces similaires d’un système plus complexe. Enfin, ExpertAI comprend un ensemble de modèles de machine learning « capables d’identifier différents comportements dans les résultats de simulation, afin de guider et d’optimiser le travail de conception », explique Udjwal Patnaik.
Airbus, par exemple, est bien au fait de ces difficultés à choisir le bon modèle 3D. Il a utilisé plusieurs outils du portfolio de l’éditeur Autodesk (Fusion 360, Nastran, Inventor, Simulation Mechanical) pour alléger ses Airbus A320 de 500 kilogrammes.
Les ingénieurs se sont concentrés sur les cloisons des appareils. Les logiciels leur ont permis de déterminer la structure composant une cloison imprimée en 3D. L’algorithme a imité « les structures quadrillées que l’on retrouve dans la croissance osseuse des mammifères ». Chaque cloison perd ainsi 30 kilos et peut supporter jusqu’à 16G de force.
Avant d’obtenir le bon résultat final, il a fallu générer et comparer 10 000 variantes de cloisons (qui respectaient toutes le cahier des charges de départ). Les ingénieurs ont dû utiliser un modèle orienté graphe et une infrastructure Big Data pour comparer ces milliers d’itérations.
Il n’en reste pas moins, que malgré ce bémol, les experts considèrent que la conception générative accélère le processus de validation d’un modèle CAO. Les gains de temps seraient considérables tant les coûts des tests en conditions réelles sont élevés.
Une technologie fortement liée à la fabrication additive
Une autre technologie en évolution œuvre à la démocratisation de la conception générative : la fabrication additive. Les entreprises commencent à pouvoir tirer parti des logiciels de Generative Design pour concevoir, mais aussi produire des pièces moins coûteuses et soumises à moins de contraintes, dans un contexte où les industriels sont invités à manufacturer de plus petites séries, plus rapidement.
« Avec CREO, nous pouvons prendre en compte les contraintes d’impression 3D, d’usinage ou encore de démoulage », explique Thierry Simon. « Si vous voulez imprimez une pièce en 3D, vous pouvez spécifier une direction d’impression qui sera prise en compte automatiquement lors de la génération de la géométrie du modèle et de son supportage [N.D.R. : l’échafaudage nécessaire à la production d’une pièce]. De même, dans le cas d’un élément fabriqué en fonderie, vous pouvez préciser un plan de démoulage ».
En l’occurrence, la conception générative a déjà fait ses preuves quand elle est associée aux imprimantes 3D industrielles. Elle permet d’obtenir la structure optimale pour construire la pièce de manière efficiente.
Ujwal Patnaik confirme : il évoque l’exemple d’un projet mené il y a six ans chez Renault Trucks en collaboration avec Altair.
Le fabricant de camions français a utilisé le generative design pour concevoir des culbuteurs et des supports de culbuteurs d’un prototype de moteur. Ces éléments devaient ensuite être fabriqués par une machine laser sur lit de poudre métallique. « Habituellement, un tel moteur comprend 340 pièces. Le but était d’utiliser la conception générative pour modéliser chacune des pièces », évoque le responsable chez Altair.
Grâce à ce procédé, le prototype DTI5 – un moteur de 4 cylindres respectant la norme Euro6 – a perdu 120 kilogrammes, soit 25 % de sa masse, tandis qu’il a été allégé de 200 pièces. L’engin a été testé sans problème sur un banc d’essai pendant 600 heures. Et si Renault se concentre désormais sur les motorisations électriques, la problématique de la réduction de poids demeure un des grands défis de cette transition énergétique.
Des bâtiments de bureaux générés par l’IA, et demain des usines ?
Les fabricants de produits manufacturés ont donc, au moins en partie, adopté la conception générative. D’autres industries, comme le BTP, l’architecture, l’agencement de bâtiments, ou la conception d’usines ou de sites pourraient-elles aussi en bénéficier ?
Pour Aveva, la réponse est oui. L’éditeur de solutions CAO pour la conception de bâtiments industriels – dont des plateformes Off-Shore – estime que le generative design intéresse ces domaines pour sa capacité à accélérer les processus.
Julien De Beer, VP, Engineering & Design Business, Aveva.
« Dans notre domaine industriel, nous ne fabriquons pas de séries », souligne Julien De Beer, Vice-Président, Engineering & Design Business chez Aveva. « En revanche, permettre à un ingénieur de concevoir un premier modèle d’un bâtiment en cinq heures au lieu de vingt paraît pertinent », ajoute-t-il. « Cela reviendrait à réduire le nombre de phases de conception et à multiplier les propositions grâce aux algorithmes… mais nous en sommes encore au début ».
Chez Autodesk, une fonction de conception générative est intégrée dans le logiciel de modélisation de bâtiments Revit depuis 2020. Elle permet d’agencer des pièces et des équipements dans un bureau suivant différentes contraintes. Avant de commercialiser la solution, l’éditeur l’a mise en pratique dans son propre bureau de Toronto en 2018.
Reste qu’une usine est un tout autre chantier, particulièrement complexe. Les clients des bureaux d’ingénierie agencent des usines devant accueillir des machines coûtant plusieurs millions de dollars. Plus que le positionnement des machines, il faut prendre en compte des processus industriels particulièrement denses, rappelle Aveva. Dans ce contexte, la conception générative pourrait davantage servir à placer automatiquement les zones d’accès aux énergies et de dépôts de déchets sur un plan plutôt que de générer le bâtiment en lui-même.