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L’IA très largement sous-exploitée dans le secteur public (Conseil d’État)
Le secteur public français accuse un retard par rapport au privé en matière d’usages de l’intelligence artificielle, regrette le Conseil d’État dans un rapport. Les projets demeurent essentiellement expérimentaux. Une stratégie reste donc à construire et impulser, mais sans négliger la confiance.
Le secteur public français accuse un retard par rapport au privé en matière d’usages de l’intelligence artificielle, regrette le Conseil d’État dans un rapport. Les projets demeurent essentiellement expérimentaux. Une stratégie reste donc à construire et impulser, mais sans négliger la confiance.
Amélioration de l’expérience client, prédictif, personnalisation des contenus, optimisation des processus : les applications de l’intelligence artificielle (IA) se multiplient dans les différents domaines de l’économie. Mais un secteur affiche toujours du retard : le secteur public.
Pas de révolution française de l’IA publique
Dans un rapport commandé par le Premier ministre, le Conseil d’État témoigne en effet d’une « sous-exploitation par les collectivités publiques » des systèmes d’intelligence artificielle (SIA). L’administration française ne souffre cependant pas d’une spécificité dans ce domaine par rapport à ses voisins européens.
Pour les rapporteurs, le secteur public hexagonal ne pâtit d’aucun « retard au regard des pratiques constatées dans les administrations des autres États membres. » Comme ses voisins, elle « ne vit pas une révolution de l’IA publique » non plus. La tendance générale est à un « déploiement très progressif des SIA dans les services publics. »
Cette adoption est en outre jugée très inégale selon les administrations, et souvent expérimentale. Pourtant, « aucun domaine de l’action publique n’est imperméable à ces systèmes et n’a, a priori, vocation à l’être. » D’ailleurs, différents usages opérationnels de l’IA sont répertoriés.
Rapport du Conseil d’État
À titre d’exemple, l’IA est « largement » mobilisée dans les activités de contrôle et de lutte contre la fraude, notamment afin de favoriser un ciblage plus fin des contrôles fiscaux. Elle peut aussi intervenir dans la détection de constructions non autorisées ou non déclarées, comme des piscines dans le sud de la France.
Justice, militaire, emploi sont d’autres domaines pour lesquels des SIA ont été déployés. Ceux-ci servent ainsi « régulièrement » à fournir des informations aux citoyens, en particulier sous forme de chatbots.
Leur utilisation dans le but d’automatiser des « tâches répétitives et fastidieuses » est moins courante en revanche, tout comme au service de la gestion des ressources humaines.
Pas de cartographie des projets IA
Dans son rapport, le Conseil d’État s’appuie sur un « panorama illustratif » des usages de l’intelligence artificielle dans le secteur public. Ces applications ont été développées hors de toute stratégie nationale spécifique à l’Administration, une stratégie inexistante en France comme dans « la plupart des autres pays de l’OCDE ». Les lacunes se situent aussi au niveau de la visibilité sur ces projets.
Les services d’administration centrale « ne disposent pas d’une vision d’ensemble formalisée des cas d’usage dans la sphère publique » telle qu’elle est en cours d’élaboration au niveau européen à l’initiative de la Commission via AI Watch.
Ce travail de référencement n’est guère plus élaboré au niveau des ministères et des collectivités territoriales, note le Conseil d’État. Une telle cartographie, même restreinte aux cas d’usage innovants, répondrait pourtant à un besoin.
Elle présenterait aussi des bénéfices, en favorisant notamment « l’émergence de projets nouveaux, la mutualisation et la duplication, tout en prévenant les initiatives en doublon. » En outre, un tel référencement « fournirait aux citoyens une vue d’ensemble des utilisations de l’IA et des informations générales sur les systèmes qui les affectent. »
Ce travail amont ne vise cependant qu’à accompagner une adoption plus large de l’IA dans le secteur public. Les rapporteurs du Conseil d’État y associent en effet plusieurs bénéfices, comme l’optimisation de la qualité du service public. Ils estiment que leur « intérêt premier est sans doute d’améliorer l’adéquation et la pertinence des décisions, des actions et des prestations délivrées. »
Les avantages résident également dans une optimisation de l’emploi des ressources publiques et dans l’amélioration de la compétitivité de l’économie française. Comment ? Au travers de la commande publique et de partenariats public-privé, mais aussi en contribuant à l’attractivité du pays vis-à-vis des talents de l’IA.
Un potentiel « très largement sous-exploité »
Toutefois, pour transformer ces bénéfices en valeur, la France doit enclencher une véritable stratégie IA dans sa sphère publique. Car à ce jour, « le potentiel des SIA (…) reste encore très largement sous-exploité. »
Rapport du Conseil d’État
Chatbots et reconnaissance d’objets sont matures et intégrés « sans grande difficulté ». Ces usages sont largement démocratisés, sinon banalisés. Mais hors de ces sentiers battus, les administrations demeurent pour l’essentiel, « dans une phase de découverte et d’expérimentation » en matière d’IA. Cette étape s’avère en outre « plus ou moins concluante ».
« Un mouvement structurel et massif d’automatisation » ferait donc défaut.
D’après le Conseil d’État, plusieurs raisons expliquent le peu d’avancement des projets d’IA et la très forte hétérogénéité en termes de maturité. Le premier obstacle est celui des données, disponibles en quantité insuffisante ou de mauvaise qualité – en dépit du travail réalisé par la France sur l’open data.
Le secteur public souffre aussi d’un manque de moyens : temps, crédits budgétaires et compétences. Et ces contraintes financières se conjuguent mal avec l’exigence de résultat à laquelle nombre de services publics se déclarent soumis. La pratique du « test & learn » – appliquée aux projets innovants comme les SIA – trouve, dans ce contexte, difficilement sa place dans le secteur.
Surmonter ces obstacles ne sera pas une mince affaire. Cette étape passe, argue le Conseil d’État, par la conduite d’une « stratégie volontariste et lucide. » Ainsi, les bénéfices escomptés « ne pourront être engrangés qu’au prix d’une démarche volontariste impliquant l’ensemble de la sphère publique. »
L’IA ne transforme pas le plomb en or.
Le rythme de diffusion de l’IA dépendra « d’abord et avant tout des initiatives que prendront les autorités compétentes, et de l’engagement des dirigeants publics. » Comme pour les projets de transformation du secteur privé, un haut niveau de sponsoring est indispensable.
Cela suppose des décisions politiques ne s’inscrivant pas uniquement sur le court terme. Le rapport prévient : « le développement des SIA est un chemin exigeant, qui suppose d’investir tôt et dans la durée pour espérer en récolter des fruits. »
Le Conseil d’État met aussi en garde contre le « solutionnisme » technologique.
Rapport du Conseil d’État
L’IA est un moyen et non une fin en soi. Elle n’est pas la réponse à toutes les tâches ni « une garantie absolue de performance administrative. » La technologie ne permet pas non plus de s’affranchir des efforts à mener en matière de gouvernance et de rationalisation des organisations.
Ainsi, « jamais un SIA ne transformera le plomb d’une mauvaise politique publique en or socio-économique. S’ils peuvent y contribuer, ces systèmes ne désendetteront pas la France, n’éradiqueront pas la pauvreté et n’assureront pas la cohésion sociale et nationale, pas plus qu’ils ne mettront fin à la criminalité et à la délinquance. »
L’administration française et les dirigeants politiques ne doivent ni rêver ni promettre « un grand soir de l’IA. » La première étape sera de « s’éveiller au petit matin de l’apprentissage automatique », c’est-à-dire à engager une démarche itérative permettant de gagner progressivement en maturité.
Deux actions prioritaires pour l’éveil de l’IA publique
Afin d’éveiller le secteur public à l’IA, le Conseil d’État préconise de restreindre l’ambition initiale pour la concentrer sur deux actions.
La première consistera à concevoir un ou deux PoC/MVP dans chaque collectivité. Ceux-ci porteront sur des « systèmes modestes à fort enjeu symbolique. » Ces « victoires rapides » (quick win) visent à éprouver et démontrer le potentiel de l’IA.
Deuxième action : cartographier les processus administratifs pour en étudier la possible automatisation et les bénéfices/inconvénients associés. Cette tâche permettra de détecter « quelques projets prioritaires à fort enjeu opérationnel. » Cela suppose toutefois un travail préalable d’acculturation sur le fonctionnement des SIA et leurs bénéfices.
La recherche de performance pour l’administration ne doit par ailleurs pas être le seul critère d’appréciation. Les rapporteurs recommandent de veiller à l’équilibre des usages. Ainsi, les investissements en IA bénéficieront aussi aux agents eux-mêmes. De plus, la sélection des cas d’usage tiendra compte « de leur perception sociale par le public. »
Les IA de contrôle, perçues comme des usages négatifs, seront complétées par des systèmes dédiés au service, vus comme positifs. Il s’agira par exemple de recourir à l’IA pour améliorer l’allocation d’aides ou afin d’accélérer l’instruction des dossiers. Le Conseil d’État considère essentiel d’assurer un tel équilibre.
À défaut, les effets « des indispensables efforts de pédagogie » pourraient être « anéantis par le sentiment que les SIA sont d’abord et avant tout des instruments de coercition » ou conçus comme tels par les pouvoirs publics.
Mode d’emploi pour une IA publique de confiance
Selon le Conseil d’État, pédagogie et équilibre seront capitaux pour créer les « conditions de la confiance » autour d’une IA publique.
Cette « IA de confiance » devra respecter concrètement 7 principes majeurs, cohérents avec l’AI Act en cours d’élaboration à l’échelon européen :
- Primauté humaine
- Performance
- Équité et non-discrimination
- Transparence
- Sûreté (cybersécurité)
- Soutenabilité environnementale
- Autonomie stratégique
Ces principes ne seront toutefois compris et acceptés qu’à condition, et urgemment, « de rehausser le niveau de compréhension des citoyens et agents publics sur l’intelligence artificielle. Sans oublier les plus hauts dirigeants politiques ?
Pour y parvenir, la stratégie IA de la France ne peut être conçue selon une méthode verticale (de type top down). Elle doit “associer concrètement, les citoyens usagers, les partenaires sociaux et les représentants de la société civile à la conception et au déploiement de la stratégie de l’IA publique”. Un autre changement de culture à mener.