Quand la visite de Nancy Pelosi à Taïwan coïncide avec la signature du Chips Act
Officiellement, les deux événements ne sont pas liés. Mais il fallait sans doute apporter des gages de sécurité au gouvernement taïwanais pour qu’il accepte de laisser partir son champion industriel TSMC sur le sol américain.
Et si les mouvements de troupes autour de Taïwan étaient liés aux semiconducteurs ? Le 2 août 2022, Nancy Pelosi, la présidente de la Chambre américaine des représentants, a rendu une visite officielle à Taïwan, au mépris des menaces d’escalade militaire que la Chine a proférées en guise de représailles.
Selon une lettre ouverte que madame Pelosi a simultanément fait paraître dans le Washington Post, l’objet de cette visite est de montrer que les USA se tiennent prêts à défendre Taïwan contre une probable invasion de la Chine : « Le ministère de la Défense des États-Unis a conclu que l’armée chinoise se prépare probablement à une unification de Taïwan avec la Chine par la force (…). Face à l’agression accélérée du Parti communiste chinois, la visite de notre délégation du Congrès doit être perçue comme une déclaration sans équivoque selon laquelle l’Amérique se tient aux côtés de Taïwan, notre partenaire démocratique, qui se défend et défend sa liberté. »
Cette visite coïncide avec la signature finale du Chips Act aux USA. Le Chips Act consiste à investir sur cinq ans 52 milliards de dollars d’argent public dans le redéploiement d’une industrie des semiconducteurs sur le sol américain. En coulisses, ce plan suppose a priori d’apporter des gages de soutien à Taïwan, voire, de manière plus implicite, que Taïwan reste indépendant de la Chine, au moins jusqu’en 2026.
Éviter la rupture de l’approvisionnement des semiconducteurs
Pour l’heure, 53 % de la production mondiale de puces électroniques vient de Taïwan, plus précisément des usines de TSMC, et 16,3 % de Corée, des usines de Samsung. Cela pose un problème avant tout géographique : en cas de crise, la chaîne logistique depuis les côtes pacifiques de l’Asie est rompue et le monde occidental souffre d’une pénurie de semiconducteurs. C’est exactement ce qui s’est passé lors de la crise pandémique.
Notons que Taïwan n’exporte pas que des semiconducteurs, mais tous ses autres produits ont des équivalents que l’on peut acheter ailleurs en cas de rupture de la chaîne logistique. Parmi les produits taïwanais technologiques, citons par exemple les ordinateurs Acer et Asus, ou encore les switches D-Link. Ces produits peuvent être remplacés par ceux de HP, Dell ou Cisco. En revanche, il n’est pas simple de remplacer 56 % de la production mondiale de semiconducteurs.
Ce risque de rupture de la chaîne logistique des semiconducteurs depuis l’Asie est connu depuis toujours, mais, honnêtement, les pouvoirs publics en Amérique du Nord et en Europe l’ont longtemps sous-estimé. Du moins, tant que les semiconducteurs ne servaient qu’à produire des puces pour des choses aussi compliquées que des nouveaux ordinateurs ou aussi futiles que des nouvelles consoles de jeux et des nouveaux téléphones. Au pire, les consommateurs n’auraient qu’à faire durer plus longtemps les équipements qu’ils possèdent déjà. Mais les mentalités ont changé lorsque le monde occidental a compris que la pénurie des puces avait surtout empêché ses constructeurs automobiles de produire – et donc de vendre – environ 7 millions de véhicules en 2021.
Pour faire court, sans même parler des gadgets électroniques que l’on peut trouver sur un tableau de bord, l’estimation du carburant restant dans le réservoir se fait avec des dispositifs purement mécaniques sur une voiture à moteur thermique. En revanche, la charge restante dans une batterie se calcule forcément avec une puce électronique sur les véhicules électriques. Sans semiconducteur, il n’y a plus de véhicule électrique. Donc, il est plus important que prévu d’éviter la pénurie. Donc, il est pertinent d’investir de l’argent public pour relocaliser les usines de semiconducteurs. L’Europe planche aussi sur son propre Chips Act, avec un investissement prévu d’une hauteur de 42 milliards d’euros.
Puisque TSMC est l’industriel des semiconducteurs le plus en avance, le plan des Américains est de l’inciter à venir s’installer aux USA. Mais encore faut-il que Taïwan accepte cette délocalisation. On peut supposer que lorsque Taïwan ne sera plus aussi critique dans la fourniture de semiconducteurs, les Américains s’investiront peut-être moins dans sa défense contre l’envahisseur chinois.
Mais ce n’est pas tout. La construction d’une usine prend deux ans. Ajoutons une année avant, le temps de conclure les tractations bureaucratiques, et une année après, le temps que la production ait atteint son rythme de croisière. La théorie est qu’il existe potentiellement une crainte de la part de Washington que la Chine envahisse Taïwan bien avant 2026 et qu’elle soit alors en position de force pour menacer le monde occidental de le priver de semiconducteurs.
Il fait en effet partie du champ des possibles que la Chine se livre à des pressions sur l’exportation de semiconducteurs en représailles des multiples actions menées contre elle par les USA. La guerre économique qui les oppose s’est envolée sous Donald Trump qui voyait dans les sanctions contre la Chine (augmentation « punitive » des droits de douane, sanctions pénales et interdiction de territoire pour les équipementiers chinois, dont ZTE et Huawei) un moyen efficace de lutter contre la mondialisation qui mine l’industrie américaine.
L’actuelle démonstration de force des Américains est censée dissuader la Chine de toute invasion. Le risque qu’elle mette, au contraire, le feu aux poudres est apparemment calculé.
Déplacer TSMC aux USA est-il vraiment une bonne idée ?
En partant du principe que la visite de Nancy Pelosi ait, entre autres, pour but d’encourager Taïwan à laisser son champion industriel partir s’installer aux USA, la question que l’on peut décemment se poser est de savoir si la localisation d’usines TSMC sur le territoire américain est véritablement une bonne idée.
D’abord, les USA ont une alternative pour incarner leur production locale de semiconducteurs : leur propre champion en la matière, Intel.
Ensuite, le monde des semiconducteurs a plus d’une fois fait la démonstration d’aller un peu vite en besogne. Par exemple, si les USA en sont aujourd’hui réduits à faire des pieds et des mains pour faire venir TSMC chez eux, c’est notamment parce qu’Intel a pris par le passé des décisions peu éclairées.
Enfin, TSMC est le champion d’une catégorie précise de semiconducteurs : les plus modernes, les plus miniaturisés, ceux qui permettent aux derniers produits d’Apple, AMD et Nvidia de battre des records de calculs en consommant un minimum d’énergie. Ce n’est pas du tout la catégorie de composants dont l’industrie automobile a besoin.
Même pour détecter automatiquement un obstacle, même pour réagir avant le conducteur, même pour communiquer en temps réel des milliers de métriques avec un central qui se chargera demain de leur maintenance, les véhicules ont juste besoin de composants fabricables avec des technologies vieilles de dix ans. C’est-à-dire dans des usines qui ne coûtent pas 20 milliards de dollars à construire. Cette somme est celle annoncée par Intel et TSMC aux gouvernements américains et européens pour motiver le montant des subventions de leurs Chips Acts respectifs.
Paradoxalement, l’acteur qui a parfaitement compris qu’il suffisait de rouvrir les vieilles usines occidentales de semiconducteurs pour répondre aux besoins de l’industrie automobile est… le Chinois Huawei. Plus tôt cette année, son antenne française expliquait au MagIT que Huawei planchait pour Volkswagen, Daimler, BMW ou encore Opel sur le design de puces qui seraient fabricables dans les usines du franco-Italien STMicroelectronics. Au début du mois de juillet, le gouvernement français annonçait un vaste plan d’investissement de 5,7 milliards d’euros pour moderniser le site de STMicroelectronics à Crolles, près de Grenoble.
Comment nous en sommes arrivés là
Pourquoi un tel emballement pour des usines dernier cri à 20 milliards de dollars, alors ? Parce qu’une information manque souvent dans les analyses des enjeux géostratégiques autour des semiconducteurs. En marge du conflit économique et idéologique qui oppose les USA à la Chine, une tout autre guerre se joue : celle qui oppose Intel à TSMC. Et leurs enjeux économiques n’ont rien à voir avec les ambitions protectionnistes des États américains, européens, chinois ou taïwanais. En revanche, leurs lobbys ont manœuvré pour faire croire que c’était le cas.
Pour comprendre comment nous en sommes arrivés là, il faut relire le fil de plusieurs décennies de production des semiconducteurs. Intel est pour ainsi dire l’inventeur du microprocesseur au début des années 70. Le constructeur fait à ce point autorité dans le domaine de l’innovation informatique, que son fondateur, Gordon Moore, publie une doctrine économique qui fera office de loi empirique.
La loi de Moore, qui stipule que le destin des semiconducteurs est de doubler en capacité tous les deux ans, n’est pas forcément bien comprise. Il s’agit d’abord d’un objectif industriel. Une usine de semiconducteurs grave, via un système optique, plusieurs copies d’un circuit électronique carré (le « die ») sur un disque de silicium appelé un wafer. Pour moderniser ce procédé, il faut deux ans et à chaque fois un peu plus d’argent, soit le temps et le budget nécessaires pour mettre au point un système optique capable de graver les circuits carrés avec une résolution près de deux fois plus fine. Deux choix sont alors possibles : soit l’usine grave les mêmes circuits qu’avant, mais en quantité deux fois plus importante sur le wafer, soit elle en grave le même nombre, mais chaque circuit a deux fois plus de détails – en l’occurrence deux fois plus de transistors.
Le problème de la première option est que les circuits de seconde génération coûtent individuellement deux fois moins cher et qu’il faut donc en vendre plus de deux fois plus pour rentabiliser l’usine. Même si la miniaturisation permet d’augmenter la fréquence de fonctionnement (les fameux MHz, puis GHz, qui expriment la rapidité d’exécution d’un algorithme), il ne semble pas réaliste de parvenir à augmenter les ventes de composants à chaque génération si ceux-ci n’apportent rien de neuf.
La seconde option consiste donc à complexifier le circuit à chaque génération. Avec un coût de fabrication et un prix facial similaire à la génération précédente, il suffit juste de vendre un tout petit peu plus de composants à chaque génération pour rentabiliser l’usine. Cette option est d’autant plus valide qu’Intel découvrira au tout début des années 2000, au moment du lancement du Pentium 4, qu’il n’était de toute façon pas possible d’augmenter la fréquence d’un processeur au-delà de 4 GHz, quel que soit le degré de miniaturisation atteint.
Intel s’est donc lancé à corps perdu dans cette stratégie : le nombre de bits (8, 16, 32, 64…), de circuits secondaires (MMU, FPU, pipelines, GPU...), de blocs de mémoire cache et désormais de cœurs n’a fait qu’augmenter. C’est la stratégie de la loi de Moore. Dans les années 90, surtout grâce à Intel, les USA produisent 37 % des semiconducteurs vendus dans le monde et quasiment tous les microprocesseurs de l’informatique.
Puis démarre vers le milieu des années 2000 le marché des téléphones mobiles. L’enjeu technique de ces appareils est de consommer un minimum d’énergie pour garantir à l’utilisateur une autonomie maximale. Pour y parvenir, ils doivent reposer sur des microprocesseurs qui restent peu complexes. En clair, graver à chaque génération deux fois plus de composants sur le wafer. L’inverse de la Loi de Moore.
Intel renonce à l’aventure. Manifestement, il ne voit pas comment ses propres ventes parviendraient à rentabiliser ses propres usines. De l’autre côté du Pacifique, TSMC met en place une stratégie qui s’avérera gagnante : il fabrique les processeurs des appareils mobiles pour le compte d’une multitude de designers qui se chargent de les vendre. Cette activité est si rentable que TSMC gagne rapidement assez d’argent pour investir plus vite qu’Intel dans la modernisation de ses usines. Depuis les années 2020, celles-ci ont deux générations d’avance. Elles sont donc devenues bien plus efficaces que celles d’Intel pour fabriquer des processeurs traditionnels.
Grâce aux usines de TSMC, AMD a réussi à s’emparer de près d’un quart du marché des puces x86, alors qu’Intel représentait 95 % des ventes jusqu’au milieu des années 2010. Les usines TSMC ont aussi séduit Apple, qui ne fait plus désormais fabriquer par Intel les microprocesseurs des 7 millions de Mac qu’il vend chaque trimestre. C’est une spirale : plus Intel perd des parts de marché, moins il pourra investir dans la modernisation de ses usines, plus il prendra du retard.
Exsangue, Intel a rappelé à sa tête en 2021 l’un de ses dirigeants technologiques de la grande époque du Pentium 4, Pat Gelsinger. Un peu comme Apple qui a ressuscité après avoir remis aux commandes son fondateur Steve Jobs.
Avant Pat Gelsinger, la stratégie d’Intel consistait à rentabiliser ses usines en recyclant celles de la génération précédente dans la fabrication de puces périphériques aux microprocesseurs, notamment des mémoires Flash pour le stockage. Ces activités ont été abandonnées. Ces jours-ci, Intel annonçait encore l’arrêt des modules Optane, qui devaient révolutionner un jour le marché du stockage, mais qui coûtaient trop cher à fabriquer en attendant.
Désormais, via sa nouvelle division IFS, Intel fera comme TSMC : il louera ses usines à des designers de semiconducteurs qui se chargeront de les vendre. L’enjeu est de gagner en rentabilité industrielle pour accélérer la modernisation de ses puces et ne plus perdre des parts de marché sur leurs ventes.
Problème, la nouvelle stratégie d’Intel doit commencer quelque part, en l’occurrence avec de nouvelles usines plus modernes pour séduire des designers de puces. Une usine coûte 20 milliards de dollars, la modernisation d’une plus ancienne, 10 milliards de dollars, et celle qui servira à découper les wafers pour assembler les circuits dans une puce, 5 milliards de dollars.
Pat Gelsinger n’a pas démérité. Il a fait le tour des gouvernements européens pour les convaincre de l’intérêt de financer la construction d’usines Intel sur leur territoire : un nouveau site en Allemagne, un autre modernisé en Irlande, l’assemblage en Italie et la R&D – 5 milliards aussi – en France. Sa tournée a découlé sur le Chips Act européen : 42 milliards d’euros de subventions étalées jusqu’en 2030. Peut-être plus, peut-être moins, la bureaucratie de l’EU discute encore.
Aux USA, son lobby, la Semiconductor Industry Association (SIA) a fait de même avec le Congrès, qui a consenti à ressortir des tiroirs un Chips Act déjà imaginé à l’époque de Donald Trump. Nancy Pelosi s’est elle-même félicitée de la signature de ce plan qui doit créer 100 000 emplois aux USA.
Pour autant, le Chips Act américain pose des contraintes à Intel. Pour commencer, tous ceux qui veulent en profiter ne doivent pas avoir d’usines en Chine. Intel en a une, d’assemblage, à Chengdu. Plus préoccupant : l’administration américaine est loin de vouloir lui accorder une grosse part du gâteau. L’implémentation aux USA d’une usine de son concurrent TSMC devrait le priver d’une bonne part de la subvention.
TSMC de moins en moins taïwanais
Pourquoi TSMC ? Tout d’abord parce que l’industriel taïwanais avait négocié dès 2020 avec l’administration Trump une implémentation en Arizona. TSMC promet d’y investir 12 milliards de dollars de sa poche. Ensuite, AMD, Nvidia et Apple auraient poussé son projet. À la clé, les trois designers de puces pourraient bénéficier de réduction d’impôts s’ils font fabriquer leurs semiconducteurs aux USA plutôt qu’à Taïwan. Intel laisse régulièrement entendre qu’il espère bien convaincre Apple de revenir utiliser ses usines. Ce sera a priori compliqué.
Tout cela n’a rien à voir avec le maintien de la démocratie à Taïwan. Pire, si la Chine envahissait Taïwan, le patron de TSMC, Mark Liu, a menacé sur CNN de saborder ses installations locales. Ce qui n’est pas vraiment un suicide : en plus du projet d’implémentation en Arizona, en partie financé par le Chips Act américain, TSMC a aussi signé le financement d’une usine locale avec le Japon. Il lui faut juste tenir quatre ans, peut-être moins, le temps que ces nouvelles usines soient opérationnelles.
Le scénario du pire serait donc que Taïwan soit abandonné à son sort d’ici à quatre ans et que les moyens militaires et économiques américains n’aient servi qu’à assurer la pérennité de TSMC au détriment d’Intel.
Selon le Washington Post, la visite éclair de Nancy Pelosi a consisté à rencontrer la présidente taïwanaise Tsai Ing-wen, puis à aller déjeuner avec Mark Liu, avant de quitter l’île mercredi soir à 18 heures, heure locale.
De son côté, la Chine a vigoureusement protesté. C’était attendu. Elle a fait la démonstration de déploiements militaires particulièrement menaçants. Les USA s’y attendaient aussi. En revanche, ce qui n’était pas nécessairement prévu, elle a aussi gelé ses exportations de sable vers Taïwan. Du sable ? Oui, le sable est la matière première du silicium qui compose les wafers. Sans lui, la production des usines de semiconducteurs est à l’arrêt.