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Clouds verticaux : vrai besoin client ou faux argument marketing ?
Les Industry Clouds, ou clouds verticaux – c’est-à-dire des suites de services cloud conçues pour des secteurs spécifiques – sont à la mode dans le marketing des fournisseurs. Mais correspondent-ils aux besoins des entreprises ?
En 2025, les entreprises vont investir de plus en plus dans le cloud public plutôt que dans l’IT traditionnelle, selon une étude de Gartner. Ce revirement des habitudes d’achat, pour partie dû à la pandémie, s’est traduit par l’adoption massive d’infrastructures, d’applications, et de processus métier en mode cloud. En effet, Gartner estime que les deux tiers (65,9 %) des dépenses en logiciels applicatifs concerneront les technologies cloud en 2025, contre 57,7 % en 2022.
Les hyperscalers américains (AWS, Google et Microsoft) voient ainsi leur activité exploser. Selon Gartner, les services de cloud public devraient dépasser les 480 milliards de dollars cette année. Ces prévisions optimistes de croissance reposent en grande partie sur la stratégie des grands cloudistes, qui proposent désormais des « clouds verticaux ». Ces suites cloud par secteur d’activité misent sur la sophistication et l’intégration accrues des services.
En décembre 2021, Liz Herbert, VP et analyste principale chez Forrester, affirmait qu’AWS tentait de « perfectionner l’approche pour une prise en compte globale, ancrée dans un secteur d’activité et en lien avec le métier », une analyse qui vaut aussi pour Google et Microsoft.
Alysa Taylor, vice-présidente de la division Business Applications and Global Industry chez Microsoft expliquait dans un blog l’an dernier : « Pour créer les clouds sectoriels Microsoft, nous avons conjugué des modèles de données communs, des connecteurs, des workflows et des interfaces de programmation [API], ainsi que des composants et des normes spécifiques au secteur, avec toute l’offre de services cloud de Microsoft – Microsoft 365 et Teams, Azure, Microsoft Power Platform, Dynamics 365 et les solutions de sécurité. Avec ces clouds verticaux, nous voulons aider les entreprises à apporter plus vite de la valeur ajoutée, à s’adapter rapidement aux changements et à s’inscrire sur le long terme, le tout bien sûr dans une totale sécurité. »
Microsoft annonçait à ce moment-là trois nouvelles solutions sectorielles, à savoir Microsoft Cloud for Financial Services (services financiers), Microsoft Cloud for Manufacturing (industrie) et Microsoft Cloud for Nonprofit (organisations à but non lucratif), qui venaient s’ajouter à ses offres dédiées au secteur de la santé et au retail. D’autres fournisseurs font de même, mais pourquoi maintenant ? S’agit-il de la vieille tactique consistant à lier les clients à un seul fournisseur ? Ou les besoins de transformation et d’évolution des secteurs d’activité se sont-ils complexifiés au point d’exiger une aide spécialisée ?
Une évolution logique
Pour Parthiv Shah, directeur général adjoint, spécialiste en transformation et stratégie Cloud chez Tata Consultancy Services (TCS), c’est une évolution logique. Les clients sont demandeurs, précise-t-il. Ils veulent des solutions à des problèmes spécifiques et non des services cloud génériques, dont le déploiement et le paramétrage en interne seront chronophages, et demanderont des compétences que les entreprises n’ont pas forcément et qui augmentent les coûts.
Parthiv Shah comprend donc cette approche par secteur et la compare même à celle que suit TCS avec ses clients. « Comme nos clients demandent des solutions cloud sectorielles, [TCS fournit] des solutions intersectorielles ou configurables selon le secteur d’activité pour répondre aux besoins de transformation spécifiques ».
« Toutefois, les workloads actuellement dans le cloud ne représentent que 20 à 30 % de ce qu’ils pourraient être. C’est la preuve qu’à l’heure actuelle, les solutions cloud manquent d’attractivité », regrette-t-il. « Les solutions sectorielles contribuent à améliorer cela. »
Nick Taylor, directeur d’Accenture Cloud First pour le Royaume-Uni et l’Irlande, fait le même constat quand il affirme qu’avec le cloud la technologie elle-même a bien progressé en maturité, mais que pour beaucoup d’organisations la seule migration de leurs systèmes vers des fournisseurs cloud ne présente pas un réel intérêt.
Selina YuanDirectrice générale affaires commerciales, Alibaba Cloud Intelligence
« Elles se rendent compte que la valeur des informations issues des données et de l’IA [intelligence artificielle] est bien supérieure à celle offerte par le stockage, poursuit N. Taylor. C’est là que les propositions cloud par secteur ou par fonction présentent des atouts majeurs. Pensées pour répondre directement aux défis uniques ou aux opportunités métiers d’un secteur, elles apportent bien plus de valeur. »
Le mot clé : valeur. Sans solution adaptée, le projet risque de se transformer en usine à gaz coûteuse. Nick Taylor cite le secteur de l’assurance comme exemple à suivre. « Beaucoup de solutions passent en mode SaaS et vous avez alors la possibilité d’analyser d’énormes volumes de données et de mieux intégrer la gestion des sinistres, la fraude, la souscription de polices, les risques et la tarification ».
« Nous constatons une croissance régulière de la demande pour les services cloud sectoriels sur un grand nombre de marchés verticaux », assure Selina Yuan, directrice générale des affaires internationales chez Alibaba Cloud Intelligence. « Les clouds sectoriels ont pour avantage de combiner la commodité du cloud public avec les spécificités des applications du secteur […] sans concession sur les besoins propres au secteur d’activité (règles et obligations à respecter, par exemple). »
Évolutivité et compétitivité
Ce principe vaut pour toutes les entreprises, quelle que soit leur taille. Cliente d’Infor, l’exploitation fruiticole suédoise Kiviks Musteri, qui a planté ses premiers pommiers en 1988, joue désormais dans la cour des grands, grâce aux clouds verticaux. Selon Nina Hjalmarsson, sa directrice de la chaîne logistique et des systèmes d’information, le défi consistait à conserver l’authenticité, les valeurs familiales et l’environnement indissociables du succès de Kiviks, tout en étant en mesure de rivaliser avec des entreprises plus grandes.
« Compte tenu de la taille de notre entreprise, il nous est impossible d’avoir les mêmes ressources et la même infrastructure IT que nos plus gros concurrents. Nous devons donc nous montrer plus intelligents et agiles, et garantir une efficacité maximale », resitue-t-elle.
Les ventes de Kiviks ayant bondi pendant la pandémie, le besoin de transformation s’est fait encore plus pressant. Il ne s’agissait pas simplement de mieux gérer la chaîne logistique, mais d’améliorer la transparence, la gouvernance, la traçabilité et la capacité d’évolution. L’exploitation a décidé d’adopter la CloudSuite Food and Beverage d’Infor, un cloud vertical capable de prendre en compte les obligations de réglementation et de sécurité du secteur alimentaire. Ce système hébergé sur AWS gère tous les aspects logistiques, offrant ainsi une visibilité sur les coûts, et permet de mieux contrôler et de s’appuyer réellement sur les chiffres pour calculer la rentabilité et gérer la croissance avec finesse.
Nina HjalmarssonDirectrice chaîne logistique et systèmes d'information, Kiviks Musteri
« Nous constatons chaque jour les avantages du nouveau système à travers de petites améliorations dans de nombreux domaines : dont une plus grande visibilité pour agir ou identifier des opportunités, ou pour évaluer de meilleures façons de travailler », souligne Nina Hjalmarsson.
« Nous considérons aussi notre passage au cloud [vertical] comme un tremplin vers l’industrie 4.0, que nous avons hâte de mettre en œuvre pour améliorer nos performances environnementales et atteindre nos objectifs de développement durable à long terme », ajoute-t-elle.
Enjeux du cloud vertical
Mais quid des inconvénients de ces suites de services cloud plus ou moins intégrés ?
Pour Parthiv Shah, les clouds sectoriels ne sont pas parvenus à maturité. Les entreprises ne peuvent donc pas encore s’attendre à des systèmes cloud clés en main et prêts à l’emploi.
Il ajoute que chaque secteur aura évidemment à faire face à des défis propres et que les fournisseurs qui construisent les écosystèmes cloud sectoriels doivent en avoir conscience. Se pose alors la question de savoir si un éditeur est vraiment en mesure de répondre à toutes les questions dans un package commercial de cloud sectoriel.
C’est évidemment sur le plan de la sécurité que cette question prend toute son importance. Comme beaucoup d’autres secteurs, l’industrie automobile se préoccupe de la sécurité, d’autant plus que le futur se dessine autour des véhicules électriques. Les véhicules de nouvelle génération sont des datacenters sur roues. Principal composant, le logiciel constitue le plus grand facteur de risque, car les véhicules électriques utilisent par exemple quatre fois plus de lignes de code qu’un avion de ligne.
Ainsi, le développement d’une solution cloud verticale pour le secteur automobile soulève de multiples difficultés. En raison de l’évolution rapide de ce secteur, les risques et les demandes d’évolutivité s’accroissent, et les défis s’accumulent.
Galeal Zino, fondateur et directeur général de NetFoundry, dégage deux préoccupations fondamentales.
« Le premier défi, c’est la sécurité “zero-trust” des réseaux », explique Galeal Zino. « Dans l’automobile, plusieurs normes internationales l’imposent, toute la difficulté consiste à la mettre en œuvre. Il ne suffit plus de réduire la surface d’attaque et le rayon d’exposition par segmentation du réseau. La réduction des risques passe par la mise en œuvre de la sécurité zero-trust au niveau applicatif ».
« Le second défi, c’est de savoir comment implémenter le réseau multicloud en natif. Les applications des véhicules doivent se connecter en toute sécurité à de nombreux clouds et de plus en plus à des datacenters en edge. Les solutions des opérateurs de réseau mobile et des éditeurs de logiciels consistaient à utiliser des points d’accès (APN), des réseaux virtuels (VPN) et des MPLS privés. Coûteuses et complexes, ces méthodes n’étaient pas toujours sécurisées. Avec des solutions comme celle développée par ARM, Capgemini et NetFoundry, les opérateurs de réseau mobile et les éditeurs disposent d’une alternative sécurisée. »
Galeal Zino fait référence à un projet lancé en novembre dernier à l’occasion de l’événement AWS Re : invent, qui a donné lieu à la publication par Capgemini, ARM et NetFoundry d’une stratégie principalement open source de la sécurité zero-trust. Ces entreprises espèrent voir le projet adopté comme norme par le secteur automobile et les fournisseurs de services et de logiciels, notamment les éditeurs de cloud sectoriel.
Les collaborations de ce type participent à combler les éventuelles lacunes des offres de cloud sectoriel, mais elles n’enlèvent rien aux capacités qu’apportent ces solutions cloud hyperciblées. Selon le rapport Reimagining digital transformation with industry clouds de Deloitte, ces solutions « permettent aux organisations de réorienter des ressources internes pour se focaliser sur leur capacité stratégique à gagner, mais, et peut-être surtout, elles boostent leur capacité d’adaptation au changement. »
Et c’est là tout l’intérêt. Si l’aspect marketing ne fait aucun doute, les clouds verticaux ciblent aussi très précisément les besoins des clients. Ils formalisent une offre de produits et services qui existait peut-être déjà et la présentent plus clairement.
Rapport DeloitteTech for trends for 2022
Et même si la réputation des services cloud est entachée par des coûts cachés et des clients rendus captifs, sans surprise, les fournisseurs mettent en avant les gains d’efficacité potentiels de ces verticaux et les vastes avantages des solutions intégrées sur mesure.
Pour citer le rapport de Deloitte Tech trends for 2022 : « Dans les clouds sectoriels, les organisations trouveront bien plus que des produits et services conçus par des hyperscalers. Il se développe un écosystème de capacités d’entreprise spécifiques à un secteur aussi bien chez les fournisseurs reconnus, MuleSoft, Oracle, Salesforce, SAP, ServiceNow, que chez les start-ups et dans les projets open source. »
Et last but not least, libérées de certaines activités, les entreprises peuvent se redéployer pour se consacrer au développement, à l’innovation et à la différenciation. Une bonne chose dans le cadre de la pénurie actuelle de compétences numériques.
Oui, les clouds verticaux sont du marketing. Mais du marketing avec de la substance.