Huawei : « Nous investissons 22 % de nos revenus dans la R&D, pour survivre »
Le constructeur chinois annonce une perte record de 30 % de son CA. Pour autant, il fait le choix de dépenser aujourd’hui tous azimuts afin de sauver l’avenir. Le patron de la filiale française explique cette stratégie.
« Investir 22 % de nos revenus dans la R&D est notre seul moyen de survivre », a lancé Guo Ping, l’actuel PDG tournant du fournisseur chinois Huawei, lors de la présentation fin mars des résultats annuels de l’entreprise. Après trois ans de censure américaine – interdiction de vendre des smartphones aux USA, interdiction d’utiliser le système Android du Californien Google, interdiction d’acheter des processeurs à Intel, interdiction d’en faire fabriquer chez TSMC –, l’activité grand public de Huawei est à terre en Occident et le constructeur a aussi été contraint de revendre sa branche dédiée à la fabrication de serveurs.
Au bout du compte, le chiffre d’affaires a chuté de près de 30 % entre 2020 et 2021. Pour autant, Huawei veut tenir bon : il dépensera plus que quiconque pour être reconnu comme un leader de l’innovation.
Guo PingPDG, Huawei
« Nous n’avons rien à gagner à faire des économies. Pour assurer notre leadership, nous devons encore plus investir. Nous investirons dans la recherche fondamentale afin de réduire la consommation d’énergie des équipements technologiques. Au-delà des télécoms, nous voulons avoir le leadership mondial sur la construction des datacenters écoresponsables, sur la fourniture d’équipements pour le secteur automobile », a lancé le PDG, lors de sa conférence devant un parterre de journalistes internationaux.
En Chine, Huawei continuera à vendre des smartphones et de l’hébergement en cloud basés sur ses propres composants et ses propres logiciels. La maturité de ces produits doit servir de rampe de lancement pour démontrer au reste du monde son savoir-faire.
Reconnaître en être réduit à devoir « survivre » relève d’une transparence assez inhabituelle dans le monde des fournisseurs technologiques. Huawei n’a – semble-t-il – pas de temps à perdre à maquiller les mauvaises nouvelles, comme le font d’ordinaire les fournisseurs occidentaux qui se raccrochent plus volontiers à des perspectives de « transformation » à base de licenciements pour sauver leur image en bourse.
La stratégie de Huawei est d’affronter l’écueil des restrictions américaines en faisant l’inverse de ce qui se pratique outre-Atlantique : le constructeur dépensera encore plus pour recruter encore plus. Des chercheurs, notamment, qui représentent aujourd’hui plus de la moitié de son effectif de 195 000 personnes.
Huawei a un atout dans sa manche : des bénéfices exceptionnellement en hausse de 76 % sur 2021, un record historique pour le constructeur. L’explication de cette trésorerie qui atteint aujourd’hui l’équivalent de 16,2 milliards d’euros n’a pas été donnée clairement. Mais on la devine : les revenus engendrés par les dernières ventes de smartphones en Occident n’ont a priori pas été réinvestis dans la fabrication de nouveaux modèles, puisqu’il n'est plus possible d’en vendre.
Fierté ultime, cet investissement tous azimuts dans la R&D se fera sous l’égide de Meng Wanzhou, la directrice financière du groupe et fille du fondateur. Véritable symbole de la résistance face aux sanctions américaines, elle revient tout juste d’une détention de près de trois ans au Canada, ordonnée en 2018 par l’administration Trump, alors en pleine relance de sa guerre commerciale contre la Chine.
En France, Huawei embauche un millier de personnes, a installé cinq centres de R&D et est en train de construire une usine d’où sortiront bientôt les prochaines générations d’équipements télécoms pour tous les opérateurs de l’UE. C’est aussi depuis la France que sont pilotés plusieurs projets stratégiques à l’échelle de l’Europe. Citons la fourniture de datacenters clés en main, à l’image de celui livré à OBS pour motoriser son cloud Flexible Engine, ou encore la mise en place de projets technologiques avec des constructeurs automobiles, pour l’heure principalement allemands.
Le PDG de la filiale française, Weiliang Shi (photo en haut d'article), a accepté de donner au MagIT un point de vue local sur la nouvelle stratégie du groupe.
LeMagIT : Pouvez-vous nous expliquer en quoi consiste cette stratégie de « survie » ?
Weiliang ShiPDG filiale française, Huawei
Weiliang Shi : Oui, survivre est un mot fort. Mais en trente ans d’existence, c’est la première année que Huawei connaît un tel déclin de son chiffre d’affaires. C’est exceptionnel. Pour autant, cette baisse n’est pas entièrement due aux restrictions américaines. Nous avons, comme l’ensemble du marché, souffert de deux autres écueils : le Covid qui a gelé la commercialisation de nos produits et, cela va de pair, des perturbations sur la chaîne logistique, lesquelles nous ont empêchés à la fois de nous fournir en composants et de livrer assez de produits sur nos marchés.
Concernant la stratégie, il est intéressant de noter que, en cas de crise, nos concurrents licencient du personnel et réduisent leurs investissements en R&D. Cela signifie qu’ils limitent leurs pertes aujourd’hui en acceptant de perdre en compétitivité à l’avenir. Nous, nous préférons perdre le CA de cette année mais préserver l’avenir.
C’est la grande différence de Huawei comparativement aux entreprises qui sont détenues par des actionnaires. Chez nous, ce sont nos 200.000 salariés qui possèdent la société. Nous ne sommes pas influencés par les spéculateurs de la bourse. Nous sommes libres de penser que la seule solution pour sortir de la crise, c’est la technologie, c’est la qualité, ce sont les performances de notre technologie.
LeMagIT : Quelle est aujourd’hui la situation commerciale de Huawei en France ?
Weiliang Shi : La situation en France est exactement la même qu’au niveau mondial : une baisse de 30 % de notre CA, la perte importante de parts de marché, mais essentiellement sur nos activités B2C et parce que nous n’avons pas pu fournir des produits en quantité suffisante.
En revanche, comme partout ailleurs, nous avons connu une forte croissance sur nos activités B2B, à savoir nos divisions télécoms et EBG (Enterprise Business Group). En France, les infrastructures télécoms, les équipements 5G, ceux de la fibre optique continuent de générer des revenus très solides. D’autant que sur ce segment d’activité, nous n’avons pas besoin d’acheter des puces dernier cri gravées en 5 nm. Les équipements télécoms se contentent de composants en 28 ou 14 nm que nous pouvons nous procurer sans aucune contrainte. En Chine ou localement : l’un de nos plus importants fournisseurs de puces est l’Européen STMicroelectronics.
Weiliang ShiPDG filiale française, Huawei
De plus, dans l’optique d’éviter les risques d’approvisionnement, c’est en France que nous construisons en ce moment notre usine qui fournira bientôt à l’ensemble des opérateurs européens nos produits radio 5G, mais aussi 3G/4G, ainsi que les stations de base des générations futures.
Pour autant, nous considérons que l’activité télécoms constitue le socle de notre clientèle. Nous fournissons plus de 300 opérateurs dans le monde, dont les quatre opérateurs français. Nos relais de croissance sont désormais sur EBG, à savoir nos solutions dans les domaines de l’énergie, des datacenters et de l’automobile.
LeMagIT : Le domaine de l’automobile est assez inattendu. Guo Ping a bien précisé que vous ne vous lanciez pas dans la construction de véhicules. Qu’allez-vous proposer exactement ?
Weiliang Shi : Nous avons mis en place 7000 personnes à la R&D pour travailler dans l’automobile à trois niveaux. D’abord au niveau du système de gestion des batteries dans les véhicules électriques ; grâce à eux, nos batteries durent plus longtemps et chargent plus vite. Ensuite, sur les systèmes télécom embarqués dans les voitures, qui permettront de communiquer des statuts, des métriques, une situation en temps réel. Enfin, concernant la capacité de calcul embarquée dans la voiture, en l’occurrence un boîtier très fin que nous appelons le Mobile Datacenter.
Cet équipement n’embarquera aucun processeur américain. Vous trouverez dedans des puces fabriquées par ST Micro, Samsung ou encore Mitsubishi. Avoir plusieurs fournisseurs doit nous permettre de mettre à l’abri le secteur automobile de nouvelles pénuries. Nos concurrents sur ce segment de marché veulent faire fabriquer leurs puces dans de nouvelles usines au Vietnam. Mais leur choix est juste guidé par des questions de coûts. Ce n'est pas stratégique. Nous préférons distribuer le risque d’une pénurie en nous approvisionnant chez plusieurs fournisseurs.
Sur tous ces points, nous travaillons déjà avec trois grands constructeurs automobiles allemands. Pas encore avec les Français.
LeMagIT : Et dans le domaine des datacenters ? Quelle est exactement votre activité, alors que vous avez annoncé l’année dernière revendre votre branche dédiée à la fabrication de serveurs x86 ?
Weiliang Shi : Nous ne vendons en effet plus de serveurs. Nous avons revendu cette filiale parce que tous les composants, en particulier les processeurs Intel, sont américains. Ce que nous continuons de faire, en revanche, c’est fournir la structure du datacenter : les équipements pour stocker l’énergie, des baies de stockage des données, entièrement Flash et sans disque dur américains, les systèmes de refroidissement, les étagères rack, les logiciels intelligents de gestion de l’air conditionné intelligent....
En 2021, nous avons aménagé 800 datacenters dans le monde. En France, nous avons fourni à OBS le datacenter sur lequel repose leur cloud Flexible Engine, mais aussi le datacenter d’un centre hospitalier à Toulouse, et d’autres projets en cours. Entendons-nous bien : nous livrons tout sauf les serveurs qui prennent place dans les racks et que des intégrateurs installent eux-mêmes en se fournissant chez HPE, Dell ou d’autres.
Weiliang ShiPDG filiale française, Huawei
En ce qui nous concerne, cette activité a connu en 2021 une croissance phénoménale de 30 % à l’échelle mondiale et de 40 % en France. La raison de ce succès est qu’il y a une nouvelle vague de croissance pour les clouds privés, notamment en Europe et plus particulièrement en France. Du fait du RGPD et des nouvelles questions de souverainetés, les entreprises préfèrent à présent mettre leur informatique dans des clouds locaux, privés.
C’est d’ailleurs pour cette raison que nous n’avons aucune intention d’importer notre cloud public chinois – le cinquième plus important dans le monde – en France ou en Europe. Nous n’importons que notre savoir-faire technologique pour en construire d’autres. Notre stratégie est là.
En ce qui concerne plus précisément nos baies de stockage de données, notre gamme OceanStor ne représente aujourd’hui que 5 % de parts de marché en France. Mais nous nous donnons cinq ans pour atteindre 10 %.
À propos de nos systèmes de gestion de l’énergie, nous allons les vendre au-delà des datacenters. Nos logiciels qui régulent automatiquement la consommation d’énergie sont par exemple déjà utilisés chez les opérateurs télécoms. SFR en France, par exemple, s’en sert pour réduire la consommation des équipements radio la nuit où les jours fériés.