Rapid.Space : « La France est leader en 5G privée, mais la dernière à s’équiper »
Les Français Amarisoft, Rapid.Space, AW2S ont développé des technologies de 5G privée uniques au monde et qui connaissent un succès international fulgurant, sauf en France.
C’est un paradoxe. Alors qu’IDC prédit l’explosion de la 5G privée – les ventes de solutions dédiées augmentent de 43,4 % par an depuis 2019, le marché devrait peser 5,2 milliards d’euros en 2024 – et alors que les innovations en la matière sont majoritairement françaises, la France sera à la traîne pour s’équiper. C’est le constat que fait Jean-Paul Smets, le patron de l’équipementier Rapid.Space, particulièrement remonté contre l’inertie locale des télécoms et des pouvoirs publics.
« Voilà l’équipement radio privé que je fabrique : il s’appelle Open Radio Station (ORS), il pèse 2,4 kg, il coûte 3 000 euros. La carte mère est fabriquée en France, le logiciel embarqué est développé par le Français Amarisoft, le logiciel de contrôle est développé par nous. On le branche, ça marche. Avec cela, la SNCF peut déployer un réseau 5G privé sur ses chantiers, pour que ses communications soient étanches aux perturbations du réseau public. EDF peut s’en servir pour communiquer sur les sites de ses centrales nucléaires », argumente Jean-Paul Smets.
« Nous en vendons énormément en Allemagne et au Japon. Nous sommes en pourparlers pour livrer 100 000 unités à un client en Asie. Mais en France, rien. »
Historiquement, ces solutions de type RAN (Radio Access Network) étaient le pré carré de cinq équipementiers télécoms : Ericsson, Nokia, ZTE, Huawei et Samsung. Il s’agissait d’infrastructures lourdes, chères, fermées et exclusivement réservées aux opérateurs nationaux. Bardés d’amplificateurs, de filtres, les RAN décodent et encodent les signaux radio des antennes. Ils préparent et transfèrent les communications jusqu’au cœur de réseau d’un opérateur, où se trouvent ses services de voix, de messagerie, etc.
Telle qu’elle a été conçue, la 5G doit casser ce monopole en standardisant les interactions entre les différents modules techniques. Sur le papier, quiconque doit pouvoir construire des RAN et doit pouvoir en acheter, dans le but notamment de déployer des mini-réseaux mobiles privés avec des équipements de taille éventuellement réduite. C’est ce que propose Rapid.Space. Et il serait le seul à le faire correctement de manière embarquée pour le marché français, puisque le principal fournisseur de RAN privés tout-en-un, l’Américain Mavenir, n’aurait pas d’équipement compatible avec les fréquences disponibles en France.
Les « mauvaises » raisons du retard français
Selon Jean-Paul Smets, plusieurs – mauvaises – raisons expliquent la morosité des projets de 5G privée en France. Il y a d’abord la difficulté pour les entreprises à obtenir des fréquences pour communiquer. La bureaucratie française serait telle – jusqu’à 9 mois de procédures, dit-il – qu’elle découragerait les meilleures volontés.
Le PDG de Rapid.Space soupçonne les opérateurs nationaux d’être à la manœuvre. Très probablement pour cantonner la commercialisation des réseaux privés aux fréquences qu’eux seuls possèdent. La théorie est que les opérateurs ne voudraient pas passer à côté de l’opportunité de vendre très cher des abonnements 5G privés, tout comme ils vendaient très cher des fibres privées MPLS aux entreprises.
Techniquement, les bandes de fréquence utilisées pour la 5G publique pourraient servir à véhiculer localement des transmissions privées, et les équipements de Rapid.Space sont prévus pour. En revanche, pas question de travailler avec les 800 opérateurs alternatifs français qui revendent des abonnements mobiles en marque blanche ; ils ont interdiction de greffer des réseaux privés sur les fréquences que leur louent les opérateurs nationaux.
Resterait donc à Rapid.Space la fourniture en équipements légers aux quatre opérateurs nationaux pour qu’ils puissent commercialiser des installations d’appoint. « Nous sommes en pourparlers avec l’un d’entre eux. Mais c’est compliqué. Les appels d’offres dans les télécoms sont trustés par OBS et Atos, lesquels sont de mèche avec les équipementiers historiques pour les stations d’émission/réception radio et avec les hyperscalers américains pour les logiciels de pilotage de l’infrastructure », dit Jean-Paul Smets.
En clair, à ce niveau, les projets échappent à Rapid.Space et, ce, même si Rapid.Space a une solution qui fonctionne déjà et que les alternatives seraient toujours au stade de prototype.
Jean-Paul SmetsPDG Rapid.Space
Jean-Paul Smets a une position tranchée sur ces sujets. Nexedi et Amarisoft, les deux actionnaires de Rapid.Space sont, avec Scaleway, Jamespot et d’autres acteurs européens de l’Open Source, à l’initiative d’Euclidia, un projet de cloud paneuropéen alternatif à Gaia-X. Et, sur ce dossier, ça coince exactement de la même manière.
« Euclidia, ce sont dix modules cloud, chacun coûtant 1 million d’euros. Moyennant dix millions d’euros, n’importe quel datacenter en Europe peut héberger un cloud souverain. Mais non. L’Europe préfère donner 7 milliards de dollars à Atos et Capgemini pour qu’ils refassent exactement ce qu’Euclidia propose déjà. Voilà les lobbies dont je parle : la politique publique européenne et plus particulièrement française, c’est donner des subventions à de gros machins proches de l’État pour refaire ce qu’ont déjà fait des PME depuis des années ! », s’emporte-t-il.
Le problème ne serait d’ailleurs pas cantonné à la France. Tous les pays riches européens – sauf l’Allemagne – seraient concernés par la même bureaucratie et les mêmes lobbies.
Subventions publiques mal orientées et bureaucratie feraient, selon Rapid.Space, peser sur ces pays le risque d’un retard géostratégique. « Cette situation d’inertie n’est pas propre à la 5G privée, elle concerne toutes les activités des télécoms en France. La Chine, par exemple, installe chaque année 2,5 millions d’antennes 5G sur son territoire. En rapportant ce chiffre à la population, cela signifie que la France devrait déployer 125 000 antennes 5G par an. Les opérateurs nationaux en déploient 20 000. »
La 5G privée est plus fiable que le Wifi, mais pose un problème de fréquences
Mais pourquoi la 5G privée serait-elle une technologie aussi importante ? Jean-Paul Smets argumente : la 5G privée serait comme un Wifi beaucoup plus fiable pour communiquer entre les bâtiments et les véhicules d’un site industriel, ou d’un campus. « Si vous pilotez vos équipements industriels en Wifi, vous êtes sûr de devoir redémarrer deux fois par jour votre usine », lance Jean-Paul Smets.
Jean-Paul SmetsPDG Rapid.Space
« D’un point de vue radio, 5G privée et Wifi fonctionnent de la même manière : des antennes avec un modem transfèrent leurs flux à un contrôleur réseau qui route les communications. La différence est que vous pouvez régler des milliers de paramètres en 5G – doser les largeurs de bandes de fréquences par usage, définir précisément tant d’upload et tant de download pour tel ou tel appareil. Alors qu’en Wifi vous ne réglez rien. »
« La communication fonctionne, fonctionne…, puis s’interrompt pendant un tiers de seconde. Et, ça, c’est inadmissible dans les applications critiques : dans les usines, mais aussi dans les hôpitaux, dans le domaine militaire, sur les chantiers. »
Un désavantage de la 5G privée, en revanche, ce sont les fréquences. « Pour déployer un réseau 5G privé, il faut pouvoir émettre sur une bande de fréquence. En Allemagne, c’est très simple : il y a une bande de fréquence qui est réservée exprès pour cela. La bande N78, soit une largeur de 100 MHz autour de 3,7 GHz. Vous allez sur un site de vente de fréquences et, moyennant 7 000 € par kilomètre carré et un clic de souris, vous obtenez la garantie d’être le seul pendant sept ans à utiliser cette bande de fréquences sur le site que vous avez indiqué », explique Jean-Paul Smets.
« En France, comme dans le reste de l’Europe, la seule bande disponible est la 38 : à peine 10 MHz de largeur autour des 2,6 GHz. Déjà, c’est beaucoup moins bien. Chez nous, réserver cette fréquence sur un site ne coûte que 150 € par an et par kilomètre carré. C’est mieux. En revanche, il faut remplir des papiers. La procédure prend des mois. Si vous ajoutez à cela les nécessaires appels d’offres du CAC40 sous-traités à des organismes spécialisés dans l’achat télécom, vous pouvez compter des délais au terme desquels les gens n’occupent plus les mêmes postes et vous comprenez pourquoi les projets sont noyés », dit-il.
L’excellence française
Passé ces problèmes pratiques, les technologies françaises sur lesquelles reposent les solutions de Rapid.Space ont de quoi séduire. « Le défi technique qui a été relevé par Amarisoft, c’est de pouvoir produire une forme d’onde radio. Et, plus encore, de savoir l’écouter », assure Jean-Paul Smets.
« Dans un équipement RAN ordinaire, pour émettre sur 300 mètres carrés, il faut douze cœurs d’un composant propriétaire : deux pour l’émission et dix pour la réception. Ces composants d’émission/réception ont longtemps été les bijoux de la couronne de ZTE, Huwaei, Ericsson, Nokia et Samsung. L’idée d’Amarisoft a été d’implémenter cette fonction de modem sur un simple processeur x86. Notre station ORS à 3 000 € repose ainsi sur un simple Intel Core i5 à deux cœurs. »
À date, seules trois entreprises au monde auraient réussi à implémenter sur x86 les fonctions modem des cinq équipementiers historiques. Il y a d’abord le Français Amarisoft, dont la solution est 100 % logicielle. Il y a ensuite Intel lui-même, mais en s’appuyant sur des circuits spécialisés autour de cœurs x86. Le fondeur produit le tout sous la forme d’une carte accélératrice ACC100, que l’on retrouve notamment dans des serveurs Dell et qui constitue la pierre angulaire de l’arrivée des fournisseurs informatique dans le monde des télécoms. Et puis il y a OpenAirInterface, un laboratoire de recherche dont la solution est toujours en cours de développement et qui se trouve… dans le sud de la France !
Jean-Paul SmetsPDG Rapid.Space
« Il faut que vous compreniez à quel point Amarisoft est un leader mondial », insiste Jean-Paul Smets. « Aux USA, deux des hyperscalers américains vendent des RAN qui fonctionnent avec le logiciel d’Amarisoft ! ». Il ne cite pas leurs noms. Toutefois, Microsoft Azure vient d’annoncer des services de 5G privés en cloud avec livraison d’équipements radio aux entreprises, un mois après qu’AWS ait commercialisé la même chose.
« Mieux : deux des cinq équipementiers historiques ont aussi décidé de commercialiser eux-mêmes des boîtiers RAN interopérables avec les autres modules d’infrastructures 5G et qui intègrent Amarisoft ! »
Dans le jargon des télécoms, la partie modem radio fait partie de la DU (Distributed Unit). Elle s’accompagne en amont de RU (Radio Unit) qui correspond au module comprenant les amplificateurs radio, les filtres et les antennes. Rapid.Space se fournit alternativement chez deux fabricants de ces composants, soit chez le Chinois Sunwave, soit chez AW2S, une société encore une fois… française. Cela dit, le leader mondial dans cette catégorie serait l’Américain Analog Devices.
Si DU et RU sont rassemblées dans les boîtiers les plus intégrés, dont l’ORS, ils peuvent être physiquement séparés dans les cas de déploiements plus importants. Dans ce cas, une DU plus musclée en cœurs de processeurs peut servir de modem à plusieurs RU.
La partie virtualisation, la plus disputée
En aval de la DU se trouve la CU (Centralized Unit), le dernier module d’un RAN. Il s’agit de la couche qui exécute les protocoles de plus haut niveau, c’est ici qu’entrent en jeu les logiciels de Rapid.Space. Dans le cadre du boîtier ORS tout intégré, il s’agit d’une couche de virtualisation qui exécute localement des applicatifs réseau, typiquement liés à la collecte de données depuis des objets connectés, et un système de contrôle pour régler les paramètres du RAN. L’intérêt, surtout, est que cette couche peut transférer des données vers le cloud de Rapid.Space pour des traitements et une administration en ligne.
Le cloud est le métier premier de Rapid.Space. Présent dans onze datacenters dans le monde, dont deux en France et un en Chine, Rapid.Space commercialise des ressources IaaS au forfait mensuel : 195 € le serveur virtuel avec 40 cœurs Xeon, 1 € le serveur qui n’exécute qu’une application web, 40 € la plateforme de développement, etc. La fierté du prestataire est que son infrastructure est entièrement orchestrée par un logiciel Open source maison, SlapOS, développé comme un ERP spécialisé dans la gestion d’un cloud par la maison mère Nexedi.
« Notre offre est totalement modulaire. Une entreprise, un opérateur, peut tout à fait acheter ses propres modules radio et ses propres serveurs puis faire tourner dessus Amarisoft et SlapOS. Nous commercialisons aussi notre service de maintenance 24/7 d’une infrastructure RAN, mais une entreprise peut administrer le RAN elle-même, soit depuis notre cloud, soit depuis la même console qu’elle installe sur son équipement local », précise Jean-Paul Smets.
La partie CU, intimement liée au cœur de réseau qui exécute et route tous les services télécoms (voix, messagerie…) est actuellement le domaine sur lequel se battent le plus les acteurs de la 5G. Certains opérateurs, dont Orange, vont avoir tendance à concevoir leur propre pile logicielle, sur la base de systèmes comme OpenStack et Kubernetes. D’autres vont préférer s’en remettre complètement à des fournisseurs informatiques, qu’il s’agisse de VMware qui propose un riche panel d’outils de monitoring, ou d’hyperscalers, qui apportent l’élasticité de leur cloud.
Un écosystème qui reste à définir
L’ensemble de la solution forme ce que les acteurs de la 5G appellent un vRAN. Cette dénomination fait exclusivement référence à la seule capacité de ces appareils à exécuter les fonctions des réseaux télécoms sous la forme de machines virtuelles, par opposition aux boîtiers dédiés des équipementiers historiques. Mais attention à la confusion des termes, prévient Rapid.Space.
« Vous entendez parler tour à tour d’Open RAN, d’O-RAN comme si les noms étaient interchangeables, alors que ce sont des choses radicalement différentes. L’Open RAN est un consortium d’entreprises américaines qui poussent de nouvelles normes incompatibles avec les standards établis au niveau mondial par le 3GPP », prévient Jean-Paul Smets, en suggérant qu’il se méfie de cette option.
« O-RAN est une alliance entre opérateurs pour définir un standard d’interopérabilité entre la partie RU et la partie DU. L’un de leurs chevaux de bataille est par exemple d’utiliser une connexion Ethernet. Ce serait intéressant, car, lorsque vous reliez plusieurs RU à une DU, vous pourriez utiliser une carte à double connexion 25 Gbit/s qui ne coûte que 170 €, là où la connectique actuelle, le CPRI, coûte 2 000 € pour seulement 10 Gbit/s. En revanche, c’est encore à l’état de prototype. Rien de ce que propose O-RAN ne fonctionne vraiment. Par exemple, nous avons cherché des modules radio capables de communiquer en Ethernet, nous n’en avons trouvé aucun sur le marché. »
Jean-Paul SmetsPDG Rapid.Space
« En ce qui nous concerne, nous sommes partis avec Amarisoft sur la dénomination SimpleRAN. Pour le dire simplement, nous demandons à tous les fabricants de modules de nous dire comment ils veulent que l’on communique avec eux et nous l’implémenterons dans nos logiciels. »
Reste un point important pour comprendre l’écosystème de la 5G privée : la rareté à l’heure actuelle des puces modems que l’on peut mettre sur un équipement connecté – une machine-outil, des caméras, des véhicules, etc. – pour qu’il communique sur un réseau 5G privé. Selon Rapid.Space, l’ensemble des fonctions 5G n’est possible qu’avec des composants de type 5G-SA, lesquels ne se trouvent que dans les téléphones chinois, alors que la plupart des appareils dits 5G – en particulier les iPhone d’Apple – fonctionnent avec des composants NSA (« non-stand alone access ») hérités de la 4G.
« Il n’y a que deux fabricants au monde de ce type de puces : Qualcomm et MediaTek. Elles coûtent à l’heure actuelle entre 200 et 100 €, soit cinq à dix fois plus cher qu’un dongle Wifi. Et elles sortent des usines de TSMC, avec la pénurie que l’on connaît ; si vous en commandez aujourd’hui, vous les recevrez en 2024. Cela suffit à expliquer pourquoi des entreprises préfèrent déployer un réseau radio privé en Wifi plutôt qu’en 5G », conclut Jean-Paul Smets.