Processeurs : pourquoi Intel rachète Tower Semiconductor
Pour redevenir numéro 1 des processeurs, Intel a besoin de faire tourner ses usines à plein régime. Tower Seminconductor lui apporte l’expertise de la location des chaînes de montage à des tiers.
Intel va sans doute réussir à racheter les usines de semi-conducteurs israéliennes Tower Semiconductor, pour un montant annoncé de 5,4 milliards de dollars. Devant aboutir d’ici à l’année prochaine, ce rapprochement doit « aider Intel à devenir un industriel global des semi-conducteurs », dit Pat Gelsinger, le PDG d’Intel.
« Grâce à cet accord, nous aurons une offre qui comprendra à la fois des puces de pointe, mais aussi des technologies spécialisées que nous pourrons implémenter au-dessus des designs existants, dans le but d’offrir des possibilités inédites sur un marché où là demande est sans précédent », ajoute-t-il dans son communiqué.
Cette annonce s’inscrit dans la nouvelle stratégie du fondeur qui consiste à louer sa flotte d’usines à ses concurrents pour repasser en tête du marché des processeurs. L’enjeu est de faire tourner les usines à plein régime pour engendrer rapidement les fonds permettant d’accélérer leur modernisation. Cette activité est celle de la division Intel Foundry Services (IFS) créée l’année dernière.
Les actions qu’Intel mène pour atteindre ses nouveaux objectifs s’enchaînent dernièrement à un rythme effréné. La semaine dernière, Intel entrait ainsi au comité de direction de la fondation RISC-V, qui vise à développer des processeurs Open source (c’est-à-dire pouvant être fabriqués par quiconque) sans avoir à reverser de royalties, contrairement aux processeurs ARM. Pat Gelsinger apportait un chèque d’un milliard de dollars censé aider les designers de puces RISC-V à concevoir des circuits plus facilement fabricables dans ses usines.
Randhir ThakurPrésident d'IFS
« Nous ne voulons pas être un simple fournisseur contractuel. Nous voulons être une extension de l’innovation de nos clients », dit Randhir Thakur, le patron d’IFS, dans un billet de blog. « L’implémentation d’un design complexe nécessite une panoplie complète de logiciels, de services de design, d’outils d’automatisation », ajoute-t-il. Ça tombe bien : ces services de design et ces outils d’automatisation sont une des spécialités de Tower Semiconductor.
Simultanément, la Commission européenne, en pleins questionnements sur sa souveraineté numérique, votait un investissement public-privé de 42 milliards de dollars pour construire sur son sol des usines de semi-conducteurs. Intel avait l’année dernière proposé d’être celui qui construirait ces usines – à Grenoble, à Francfort… – à condition que l’Europe lui apporte une aide financière.
Tower Semiconductor et RISC-V pour construire un écosystème autour des usines
Avant de louer ses propres chaînes de production à d’autres concepteurs de processeurs, Intel doit résoudre deux problématiques. La première est d’avoir plus de chaînes de montage que celles qui lui servent actuellement pour sa propre production. C’est dans ce contexte que s’inscrivent le rachat de Tower Semiconductor (en partie du moins), le financement européen et un financement similaire voté précédemment aux USA.
L’autre problématique consiste à attirer dans ses usines des concepteurs de semi-conducteurs, alors que la plupart ont acquis l’idée de passer commande à TSMC, dont les usines sont déjà modernes. C’est à cette partie de la stratégie que correspond l’implication nouvelle d’Intel dans la fondation RISC-V et, aussi, encore, le rachat de Tower Semiconductor.
Déjà supportée par Google, Nvidia, Western Digital ou encore Seagate, la fondation RISC-V présente le double avantage de permettre la fabrication de puces sans aucun droit à reverser et d’être placée sous juridiction suisse. En clair, une aubaine pour ceux sur qui pèse la menace de veto concernant l’usage de technologies américaines en cas de guerre économique avec les USA. La Chine est concernée, l’Europe est en train d’y réfléchir, justement.
À ce propos, dans son « Chip Act », la Commission européenne conditionne le financement des usines sur son territoire à la fabrication partielle de puces innovantes ; comprendre plus innovantes que des x86 ou des microcontrôleurs historiques). Promettre que ses usines fabriqueront des puces RISC-V est un argument possible pour Intel. Il y travaille : il met en avant un rapport du cabinet d’études Semico research selon lequel il y aurait 60 milliards de cœurs RISC-V en opération d’ici à 2025.
Intel annonce dans la foulée que quatre concepteurs feront fabriquer leurs puces RISC-V dans ses usines : Andes (accélérateurs pour supercalculateurs), Esperanto (accélérateurs pour les applications d’IA), SiFive (coprocesseurs spécialisés) et Ventana (processeurs génériques).
Tower Semiconductor dispose de plusieurs sites industriels aux USA et en Asie, mais, à l’instar des actuelles usines d’Intel, ceux-ci doivent être modernisés pour espérer produire des puces aussi performantes que celles qui sortent des chaînes de TSMC.
Plus intéressant, Tower Semiconductor est surtout le prestataire industriel de plusieurs fabricants de puces embarquées pour les secteurs de l’automobile ou de l’énergie. Il a aussi développé un savoir-faire dans des domaines de niche : émission/réception d’ondes radio, capteurs, gestion de l’énergie.
Tous les ingrédients sont réunis – secteurs en souffrance de composants venus d’Asie, technologies qui s’articulent avec les designs multifonctions de l’architecture RISC-V – pour susciter de l’intérêt à propos d’Intel Foundry Services
Une stratégie de fond pour redevenir numéro 1
Pour mémoire, la perte de leadership d’Intel sur le marché des processeurs s’est jouée en deux actes. Tout d’abord, dans les années 2010, il a laissé les usines asiatiques se lancer dans la fabrication des puces pour mobiles. Ce marché étant devenu rapidement plus important que celui des PC et des serveurs, où Intel règne en maître, les fondeurs asiatiques – et principalement TSMC – ont rapidement engrangé plus de fonds pour moderniser leurs chaînes de production. Au point que celles-ci ont désormais deux générations d’avance par rapport à celles d’Intel en ce qui concerne la finesse de gravure.
Cet avantage a attiré des concepteurs de processeurs comme AMD, le concurrent direct d’Intel sur les puces x86. Résultat : en faisant fabriquer ses Ryzen pour PC et ses Epyc pour serveurs par TSMC, le moribond AMD s’est accaparé entre 10 et 20 % de parts de marché à la barbe d’Intel. La meilleure finesse de gravure lui permet de proposer des processeurs aussi puissants que ceux d’Intel, mais moins chers et plus économes en énergie.
Second acte, l’excellence des chaînes de fabrication de TSMC a favorisé l’essor des processeurs ARM, des puces qui menacent le standard même des processeurs x86. Le risque pour Intel n’est plus seulement de devoir jouer des coudes avec AMD pour fournir les fabricants de serveurs et de PC, mais bien d’être exclu des futures commandes, car sa technologie n’est pas celle demandée.
Dans le grand public, Apple a franchi le pas en dotant ses Mac de processeurs M1, sa version personnalisée des processeurs ARM, fabriquée par TSMC. Apple est le quatrième plus gros vendeur de PC, avec 8,5 % de parts de marché en 2021, derrière Lenovo (23,7 %), HP (20,3 %) et Dell (18,7 %), selon le cabinet d’études Canalys.
Dans le monde professionnel, les grands hébergeurs de cloud public, qui achètent à eux seuls autant si ce n’est plus de serveurs que toutes les entreprises privées, ont eux aussi décidé de faire reposer une partie de leurs services sur des processeurs ARM. On pense notamment au processeur Graviton, un ARM qu’AWS, à l’instar d’Apple, a lui-même dessiné avant d’en confier la fabrication à TSMC.
D’un design beaucoup plus simple que les x86, les processeurs ARM sont réputés plus faciles à faire évoluer. Conçus au départ pour consommer bien moins d’énergie dans les smartphones que des puces x86, notamment grâce à l’économie des étapes de décodage typique d’une architecture RISC, les processeurs ARM ont rapidement gagné en performances, au point d’être désormais considérés comme une technologie de pointe dans les supercalculateurs.
Dans le dernier Top500, le palmarès des machines les plus puissantes du monde, ce sont des processeurs ARM qui équipent l’ordinateur japonais Supercomputer Fugaku, le no 1 du classement. Les Xeon d’Intel n’arrivent plus qu’en septième position, derrière d’autres machines à base d’ARM, d’AMD Epyc ou d’IBM Power (également d’architecture RISC).
Disposer d’usines aussi modernes que TSMC et offrir des designs aussi extensibles que ceux d’ARM est tout l’enjeu du rachat d’IFS et des investissements dans Tower Semiconductors comme dans l’écosystème RISC-V.