Datacenters : Marseille économise 18 400 MWh/an grâce à de l’eau de rivière
L’hébergeur Interxion a trouvé une eau gratuite à 15 °C pour refroidir ses salles sans émettre de carbone. Au-delà de l’image écoresponsable, il y a l’enjeu d’installer à Marseille les nouveaux diffuseurs asiatiques.
À Marseille, les datacenters d’Interxion deviennent plus écologiques. Deux des trois bâtiments, plus le quatrième en construction, bénéficient d’un nouveau dispositif de refroidissement, le « River Cooling ». Il doit leur faire économiser 18 400 mégawatts-heures d’énergie par an. Une consommation électrique qui aurait représenté, nous dit-on, 795 tonnes d’émission annuelle de CO2 selon les critères moyens en Europe.
Les datacenters marseillais d’Interxion étaient jusqu’ici hautement stratégiques pour tous les diffuseurs de contenus en ligne. Ils incarnent la passerelle entre l’Internet occidental et les 4,5 milliards d’internautes reliés d’une manière ou d’une autre aux 15 câbles qui partent de Chine, serpentent les côtes de l’Océan Indien, puis remontent la Méditerranée jusqu’à la cité phocéenne. Désormais, ils seront aussi l’endroit où il faudra être hébergé en Europe pour prétendre avoir l’informatique la plus écoresponsable possible.
« Oracle vient d’installer la partie française de son cloud public, OCI, à Marseille. S’ils ont choisi la cité phocéenne plutôt que Paris, ce n’est pas uniquement pour bénéficier des plus de 300 Tbit/s de bande passante vers les consommateurs orientaux. C’est véritablement parce qu’il s’agit du lieu qui leur permet le mieux de montrer à leurs clients à quel point ils sont soucieux de la planète », lance Fabrice Coquio, le président d’Interxion France, lors de l’inauguration du nouveau système de refroidissement.
Un PUE inférieur à 1,2
« Grâce au River Cooling nous atteignons dans nos datacenters un PUE inférieur à 1,2. C’est un record, quand vous savez que la moyenne des datacenters en France se situe plutôt à 1,6. Ce système de refroidissement est si efficace pour maintenir les serveurs à température ambiante qu’il nous permet de densifier une moyenne de 2,2 kilowatts-heures d’activités informatiques par mètre carré là où nos concurrents peinent à dépasser 1 kilowatt-heure », ajoute Fabrice Coquio.
Explication : les ordinateurs ont besoin d’électricité pour fonctionner, soit une consommation exprimée en watt-heure. Mais ce fonctionnement augmente leur température, au risque d’atteindre un plafond au-delà duquel les machines disjonctent. Fabrice Coquio donne la valeur limite de 45 °C, qui serait atteinte en seulement quinze minutes d’activité si ses salles de 375 m2 n’étaient pas refroidies.
Avec des méthodes de climatisation classique, comme on en trouve dans les bureaux ou les foyers, l’énergie consommée pour refroidir l’air brûlant des salles informatiques serait équivalente à l’énergie consommée par les ordinateurs eux-mêmes. C’est ce que mesure le PUE : il correspond à l’addition de la consommation d’énergie par l’informatique – qui vaut 1 – avec celle du refroidissement nécessaire à cette même informatique. L’enjeu pour tous les datacenters est que cette consommation d’énergie pour refroidir vaille bien moins que 1, c’est-à-dire que le résultat de l’addition soit le plus inférieur possible à 2.
De l’eau qui arrive à 15 °C et repart à 30 °C
À l’étude depuis trois ans, le système de River Cooling qu’utilise Interxion à Marseille consiste à récupérer l’eau d’une rivière souterraine qui reste invariablement à 15 °C tout au long de l’année. Acheminée par des tuyaux jusque sur les toits des datacenters, elle est mise en contact avec un autre circuit d’eau qui, lui, est interne aux datacenters et serpente dans les salles informatiques pour capturer les calories de l’air ambiant.
Après le contact sur le toit, la température de l’eau du circuit interne est à peine supérieure à 15 °C. Cette eau passe par un système de ventilation pour capter les calories de l’air ambiant avant qu’il soit soufflé devant les baies des serveurs.
L’air soufflé, à ce moment-là refroidi à environ 18 ou 19 °C, entre par l’avant des baies. Il capture les calories émises par les serveurs et ressort par leur façade arrière avec une température un peu supérieure à 30 °C. Cet air chaud est de nouveau mis en contact avec le circuit d’eau interne, qui encore une fois saisit ses calories. Cet échange-là sert à maintenir un air ambiant à environ 23 ou 24 °C dans la salle informatique.
En bout de course, l’eau chauffée deux fois dans la salle informatique est pompée pour remonter vers le toit, afin de recommencer le cycle. C’est en étant de nouveau en contact avec l’eau de la rivière que la température du circuit interne repasse de 30 °C à moins de 20 °C avant de redescendre dans les salles.
Lina LescuyerDirectrice énergie, Interxion
Le système de refroidissement ne coûterait plus que l’énergie de quelques ventilateurs pour souffler de l’air et d’une petite pompe pour remonter de l’eau. Reste à savoir ce que devient l’eau de la rivière dont la température est montée à 30 °C après son voyage chez Interxion.
« Elle est rejetée dans le port commercial de Marseille, où sa température n’est d’aucune nuisance parmi les navires qui y circulent », rassure Lina Lescuyer, la directrice énergie d’Interxion.
Cette plongeuse émérite, venue s’installer à Marseille pour communier avec la beauté de ses fonds marins, se dit particulièrement attentive à la préservation de la nature. Elle précise d’ailleurs que l’eau de la rivière n’est jamais physiquement mise en contact avec celle des salles informatiques : leur échange de calories se fait par un système de plaques métalliques à l’extérieur des tuyaux étanches.
« Cette eau, qui provient des anciennes mines de Gardanne, se déversait de toute façon dans la mer », enchérit Sylvie Jéhanno, la PDG de Dalkia Smart Building. Cette filiale d’EDF, spécialisée dans les chantiers de production d’énergie écoresponsable, est l’entreprise qui a construit les tuyaux et mis en place les échangeurs thermiques.
« Le projet est désormais de pouvoir la récupérer pour fournir de l’eau chaude domestique aux immeubles d’habitation et de bureaux en construction dans un quartier voisin », ajoute-t-elle.
« Certes, une température de 30 °C à l’issue des bâtiments d’Interxion n’est pas suffisante pour de l’eau chaude domestique. Mais elle nous permet de dépenser bien moins d’énergie que d’ordinaire pour qu’elle soit suffisamment chaude quand elle sort des robinets des usagers », ajoute-t-elle.
Dalkia Smart Building est censé livrer ce réseau d’eau chaude domestique à la ville de Marseille d’ici au 1er janvier 2025. Pour autant, le projet serait activement débattu parmi les conseillers municipaux et les entrepreneurs. L’équation économique ne serait pas aussi évidente qu’il y paraît.
Une situation hégémonique à Marseille
Car voilà bien toute la question que soulève le River Cooling : par-delà la noble mission de sauver la planète, quel est l’intérêt économique ? Son chantier aurait coûté 15 millions d’euros à Interxion. Et comme les tarifs de l’hébergement sont indexés sur le PUE du bâtiment, le River Cooling aurait même fait baisser les loyers que perçoit l’entreprise de Fabrice Coquio.
D’ordinaire, on supposerait qu’une baisse des loyers correspond à un effort nécessaire pour parvenir à voler des clients à la concurrence. Sauf qu’Interxion a une position hégémonique à Marseille. C’est chez lui qu’arrivent les 15 câbles sous-marins que convoitent d’utiliser tous les géants d’Internet. Et c’est encore chez Interxion qu’arrivera bientôt un seizième câble qui, avec une capacité de 320 Tbit/s, double à lui seul la bande passante totale de tous les autres.
AWS, Microsoft Azure, Oracle OCI sont déjà dans les murs. Le pétrolier Total aussi. Et derrière eux, une infinité d’entreprises qui veulent loger leur informatique tout à côté de ces géants pour bénéficier d’une connexion ultrarapide vers leurs services. Entre deux conversations, le MagIT apprendra d’ailleurs que seuls 38 % des interconnexions qui se jouent chez Interxion Marseille concernent l’envoi de données vers l’extérieur. Tout le reste correspond à des communications entre les colocataires.
Aux dernières nouvelles, les commandes pour de l’espace locatif à Interxion Marseille augmenteraient de 30 % par an, contre 8 % par an en moyenne chez les autres datacenters. Interrogée à ce sujet, l’équipe dirigeante d’Interxion confirme que ce succès est majoritairement lié à son accès direct aux câbles sous-marins. Même sans investir 15 millions d’euros dans le River Cooling, les clients auraient signé.
Alors, bien sûr, TeleHouse vient bien de s’installer dans le datacenter voisin de Jaguar Networks pour commercialiser un hébergement alternatif. Mais de l’aveu même de ses dirigeants, il s’agit surtout de surfer sur un besoin de redondance exprimé par les entreprises – en clair, elles sont prêtes à payer pour avoir un datacenter de secours chez quelqu’un d’autre non loin. Bref, le risque qu’Interxion perde des clients à Marseille semble pour ainsi dire nul.
Marseille pour exporter les données, mais aussi les importer
Comment dès lors expliquer les efforts écoresponsables du River cooling s’ils sont dépourvus d’enjeux commerciaux ? Après avoir subi par trois fois les assauts répétés du MagIT pour obtenir une réponse cohérente, Fabrice Coquio finit par céder : ce n’est pas sur l’exportation des données qu’il compte encore miser pour se développer, mais sur leur importation.
Fabrice CoquioPrésident d’Interxion France
« Le véritable levier économique est de séduire les nouveaux fournisseurs de contenus qui ne sont pas encore clients des datacenters en Europe. C’est-à-dire les fournisseurs chinois, ceux du Moyen-Orient, qui se trouvent à l’autre bout de ces câbles et qui, à leur tour, veulent vendre leurs services aux Européens. »
Il cite China Telecom, qui ambitionne de devenir dans les prochaines années une véritable alternative aux opérateurs européens. Il cite aussi les grands médias de la péninsule arabique, avides de vendre leurs contenus à la demande aux citoyens arabophones d’Europe.
« Ces fournisseurs cherchent à s’implanter en Europe. C’est à eux que nous disons qu’il vaut mieux venir à Marseille que chez nos concurrents à Francfort ou ailleurs. Ici, ils seront écoresponsables. Ils paieront moins cher. »
Et Fabrice Coquio assure qu’il n’est pas seulement en train de faire un pari : « dès à présent, ces clients-là représentent un quart des données échangées dans nos datacenters. D’ici à trois ans, je pense que ces données importées représenteront 50 % du trafic à Marseille », conclut le président d’Interxion France, en rappelant que son objectif reste de faire de Marseille le cinquième hub mondial d’Internet. D’ici à trois ans, justement.