Starlink : l’Internet des campagnes américaines autorisé à balayer la France
Conçus pour apporter Internet aux 157,3 millions d’Américains privés de haut débit, les satellites de SpaceX passeront au-dessus de la France. L’Arcep accepte les ondes de cette offre redondante.
Comme une lettre à la poste. La constellation de satellites Starlink STEAM-1, qui promet d’apporter Internet dans les zones blanches, a désormais le droit d’émettre partout sur le territoire français. Qu’importe son tarif plus élevé, qu’importe sa mainmise inédite sur une orbite basse de la Terre et qu’importe son débit a priori quelconque.
L’Arcep, le gendarme de la régulation des télécoms en France, a fait comme tous ses confrères dans les autres pays : autoriser les satellites Starlink à utiliser les bandes de fréquences 10,95-12,70 GHz et 14-14,5 GHz pour communiquer avec le sol. Plus exactement avec des antennes spéciales que les abonnés devront directement acheter à Starlink, a priori pour un prix trois à quatre fois plus cher que celui d’une parabole.
Starlink est une filiale de SpaceX, la société spatiale d’Elon Musk. Et celui-ci n’a pas eu son pareil pour convaincre la Federal Communication Commission (FCC), l’équivalent US de l’Arcep, que sa constellation de satellites allait résoudre un problème : reconnecter au monde économique les 157,3 millions d’Américains qui, parce qu’ils vivent loin des côtes, n’ont pas accès au haut débit.
Selon une étude menée l’année dernière par Microsoft, les citoyens et les entreprises qui occupent la majorité désertique du territoire étasunien ont moins de 25 Mbit/s en download et moins de 3 Mbit/s en upload. Starlink a promis qu’il pourrait faire grimper ce download-là jusqu’à 200 Mbit/s. La FCC a été emballée, au point d’accorder à Starlink un rabais de 900 millions de dollars sur les licences des ondes que ses satellites doivent utiliser.
Mais il y a une particularité : les fusées de SpaceX ne savent correctement envoyer les satellites de Starlink qu’en orbite basse. À 350, 560 ou 1 200 km d’altitude, les satellites sont trop proches de la Terre pour être géostationnaires : pour rester en l’air, ils doivent tourner plus vite que le globe.
Afin de couvrir tout le temps chaque zone de la Terre en connexion Internet, il ne faut donc plus une quarantaine de satellites immobiles – soit la flotte géostationnaire d’Eutelstat, qui orbite à 36 000 km et qui diffuse télévision et Internet depuis les années 90, presque partout, sauf aux USA – mais… 42 000 satellites mobiles. Pour qu’un tel projet soit rentable, Starlink ne doit pas se contenter de vendre ses abonnements Internet aux Américains, mais à toutes les zones blanches du monde.
Alors, en 2019, la FCC a rempli elle-même les dossiers auprès de l’ITU – le régulateur des télécoms au niveau mondial – pour que chaque pays accorde à Starlink le droit d’émettre sur son territoire. Et depuis, chaque autorité de régulation s’exécute, la France succédant au Royaume-Uni, à l’Italie, à l’Espagne… Certaines refusent cependant : la Russie, par exemple. Peut-être que les satellites Starlink auront la possibilité de cesser d’émettre quand ils survoleront son territoire.
À l’heure où nous écrivons ces lignes, on dénombre 1 200 satellites Starlink déjà en orbite.
Le service n’est pas encore commercialisé, même si Startlink revendique avoir déjà recruté 10 000 clients enthousiastes, qui ont accepté de lui verser dès à présent une caution de 99 dollars pour figurer parmi les premiers abonnés. En retour, Starlink leur fait parvenir une date de connexion possible à son réseau. Aux USA, les dates s’échelonnent entre fin 2021 et fin 2022. Peu avant d’être connectés, ils devront également acheter l’antenne spéciale qui permet de communiquer avec les satellites en mouvement. Son prix est fixé à 499 $. Ensuite, l’abonnement sera facturé 99 $/mois. Aucun prix n’a été communiqué pour la France à ce stade, mais Elon Musk a déclaré sur Twitter que le prix serait le même dans tous les pays – comprendre encore plus cher en France à cause de la TVA.
Comparativement, Nordnet, qui revend en France les flux des satellites Eutelsat avec un débit de 100 Mbit/s, commercialise sa parabole standard à 149 € et son abonnement mensuel à 39,90 €. TTC.
55,9 Mbit/s en moyenne
Il est difficile d’estimer le potentiel réel du débit permis par les bandes de fréquences qu’utilisent les satellites Starlink STEAM-1. La première bande de fréquences des satellites Starlink, large de 1 750 MHz, servira au sens satellites vers la Terre (download) et, la seconde, large de 500 MHz, servira à communiquer de la Terre vers les satellites (upload).
D’un côté, le fait qu’ils orbitent bien plus bas que les satellites géostationnaires pourrait réduire la latence de leurs communications à seulement 25 ou 35 millisecondes. Soit un Internet bien plus réactif qu’avec les (environ) 600 millisecondes de latence observée sur les satellites d’Eutelstat.
D’un autre côté, le fait que les satellites soient tout le temps en mouvement peut avoir un impact sur la latence et les débits au moment où l’antenne passe d’un satellite à l’autre, voire dans l’effort qu’elle fait pour suivre le satellite tant qu’il est dans son horizon. L’antenne d’ailleurs, forcément spéciale, pourrait avoir la forme d’une demi-sphère, plutôt que celle d’une assiette, comme les paraboles.
Lors de tests menés aux USA et en Grande-Bretagne depuis 2019, une vitesse moyenne de 55,59 Mbit/s de débit descendant a été mesurée, avec des temps de latence moyens compris entre 40 à 50 millisecondes. Le débit le plus important observé à ce jour serait de 209 Mbit/s en download, 47 Mbit/s en upload, et la latence la plus faible serait de 15 millisecondes. Impossible néanmoins de savoir combien de personnes étaient simultanément connectées à l’endroit de la mesure lorsque ces résultats ont été trouvés.
L’étrange manœuvre de s’implanter sous un faux nom
La décision que l’Arcep vient de prendre fait suite à plusieurs autres liées à Starlink et qui ont été publiées au cours du second semestre 2020. À l’époque, celles-ci autorisaient une énigmatique société Tibro SARL à utiliser la bande de fréquences 18-28 GHz pour, cette fois-ci, permettre à « un » (?) satellite STEAM-2B de communiquer avec deux stations-relais installées en Gironde et une autre dans le Nord.
Il s’était passé quelques semaines de flou, durant lesquelles il avait été envisagé que ces stations-relais au sol serviraient sans doute – via des fibres, voire des antennes 5G – à délivrer à la population alentour un Internet venu du ciel.
Puis, fin novembre, la société Tibro SARL a finalement décidé de révéler qu’elle était un prête-nom pour Starlink. Que son PDG était d’ailleurs Michael Sylvester, le directeur financier de Starlink – il a entretemps été remplacé par une certaine Lauren Dreyer, la DRH de SpaceX. Que « le » satellite Steam-2B était en réalité la constellation de satellites non géostationnaires Steam-1. Et que le rôle de ces stations-relais sur Terre n’était pas d’apporter Internet par fibre aux habitants de la Gironde ni du Nord. Au contraire, il s’agit de faire remonter Internet depuis des fibres terrestres vers les satellites juste au-dessus, pour que ceux-ci puissent le rediffuser avec un minimum de latence vers le bas.
À ce stade, on ignore pourquoi Starlink-SpaceX a cru bon d’être masqué pour s’implanter en dehors des USA.
Un scénario similaire s’est répété en fin d’année dernière dans d’autres pays européens où une société locale du même nom de Tibro avait aussi été créée pour construire des stations-relais : en Irlande, au Royaume-Uni, en Espagne, en Autriche. Manifestement, l’emplacement de chaque station-relais a été décidé pour être non loin d’une fibre backbone, qui sert à véhiculer les flux Internet entre différents nœuds stratégiques.
En Gironde, le nœud stratégique est Bordeaux. C’est de là que devrait partir la prochaine génération de câbles sous-marins qui serviront l’Afrique de l’Ouest, ce qui devrait susciter l’implémentation de nouveaux datacenters pour héberger les principaux fournisseurs de contenus. Dans le nord, le site choisi par Starlink est Gravelines, où sont également installés les datacenters d’OVHcloud.
Alors que Starlink révélait être derrière Tibro, l’opérateur obtenait l’autorisation de l’Arcep d’ouvrir un quatrième site en France, cette fois-ci pour implémenter une station-relais dans le département de La Manche. Simultanément, il renonçait à construire son deuxième site en Gironde.
Face à Starlink, des oppositions désuètes
Les oppositions au projet d’Internet par satellite de Starlink existent, mais paraissent bien désuètes face à l’avance que le géant américain a déjà prise. En l’occurrence, Starlink envoie à présent dans l’espace 60 nouveaux satellites tous les 15 jours.
Les élus écologistes de la Manche s’opposent à l’implémentation sur leur territoire de la station-relais, en mettant en avant le principe de précaution contre l’effet inconnu des ondes. Mais cet argument, maintes fois utilisé contre les antennes 5G, est régulièrement battu en brèche faute de preuve scientifique et, surtout, à cause de la méconnaissance technique des opposants. Dans le cas de Starlink, s’il devait y avoir une nocivité des ondes, ce serait celle des ondes dont les satellites aspergent la Terre, pas des stations relais qui n’émettent que vers le ciel.
Alors que le projet de Starlink est connu depuis 2015, l’Union européenne a attendu fin 2020 et la mise en orbite du 1000e satellite d’Elon Musk pour décider qu’il serait intéressant de proposer une alternative souveraine. Bruxelles a donc débloqué 7,1 millions d’euros pour réaliser d’ici à fin 2021 une étude de faisabilité qui doit, au premier chef, définir les besoins des utilisateurs. Ce projet a été initié par le commissaire européen à l’industrie, Thierry Breton, très au fait des enjeux numériques puisqu’il est l’ex-patron d’Atos et d’Orange (alors France Télécom).
Cette mission et ces 7 millions d’euros ont été confiés à Orange, Thalès, mais aussi à Airbus, Arianespace, Eutelsat et quelques autres opérateurs de l’Union. Selon Les Echos, ces prestataires auraient déjà estimé qu’ils auraient besoin d’un financement supplémentaire de 6 milliards d’euros pour mettre en orbite d’ici à 2027 un réseau européen de satellites.
Des observateurs espèrent que cette initiative ne se termine pas comme les projets de cloud souverain qui, il y a dix ans, avaient amené la France à offrir 450 millions d’euros d’argent public aux couples Orange-Thalès et SFR-Bull (désormais Atos) pour bâtir les initiatives sans lendemain Cloudwatt et Numergy.
Le risque existe en effet qu’un projet alternatif à Starlink capote. Aux USA, la société OneWeb avait eu la même idée que l’UE : investir 6,5 mds $ pour construire et envoyer en orbite basse 648 satellites indépendants de tout géant du numérique. Mais après trois vols Soyouz début 2020, qui ont mis en orbite une petite centaine de satellites, la société a déposé le bilan. Toutefois, ses actifs ont depuis été repris par l’état britannique, qui a injecté 1Md $ pour relancer les vols dès cette année, à la barbe de l’UE.
Le véritable opposant à Elon Musk est… Jeff Bezos
En vérité, les oppositions les plus énergiques à Starlink viennent plutôt des rivaux d’Elon Musk, Jeff Bezos en tête. Le président d’Amazon a lui aussi un projet d’Internet par satellites non géostationnaires en orbite basse, Kuiper (via sa filiale Blue Origin). Et il tente en ce moment même de convaincre les autorités américaines de stopper Starlink, au prétexte que ses satellites monopoliseraient toute la surface orbitale entre 550 et 590 km d’altitude, ne laissant plus beaucoup d’espace à ses concurrents.
Initialement, la flotte de satellites Starlink devait se répartir sur trois orbites : 1 200 km, 560 km et 340 km d’altitude. Mais SpaceX a convaincu la FCC que sa fusée Falcon 9 n’était désormais bien rodée que pour une des trois altitudes. Et miser sur elle permettrait de relier les zones blanches américaines à Internet dans les meilleurs délais.
Jeff Bezos pourrait recevoir le soutien de Mark Zuckerberg, le patron de Facebook nourrissant lui aussi le rêve d’un projet de satellites, baptisé Athena, pour diffuser son Internet sur toute la surface du globe. Mais la partie est loin d’être gagnée, car ni Kuiper, ni Athena n’ont dépassé le stade expérimental et ne peuvent, en l’état, prouver à la FCC qu’une alternative est possible.
D’autant qu’un autre géant du numérique a montré combien ces projets étaient fragiles : Google. En janvier, il a définitivement fermé son projet de connecter toute la surface de la planète à Internet depuis des ballons stratosphériques gonflés à l’hélium qui embarquaient des relais 4 G. Après deux déploiements pilotes à Porto Rico et au Kenya, où les zones blanches dominent les territoires, Google s’est rendu compte que les populations locales ne lui achetaient pas d’abonnement. Selon un responsable que LeMagIT a pu interroger, Google n’avait surtout pas compris que les Kenyans n’utilisent majoritairement pas de mobiles 4G et sont encore moins enclin à s’abonner aux tarifs proposés.
Reste à savoir si les Français achèteront des antennes et un abonnement coûtant 2,5 fois plus cher que l’offre existante. L’Arcep, qui oblige les opérateurs français à installer 25 % de leurs antennes 4G/5G haut débit en zone blanche d’ici à 2024, est a priori la mieux placée pour en douter.