En trois mois, les opérateurs ont déjà installé 7 929 fausses antennes 5G
Plus de huit sites « 5G » sur dix seraient en réalité équipés d’anciennes antennes 3G ou 4G, mises à jour pour être compatibles avec le nouveau protocole, mais très en deçà des débits attendus.
Vraiment ? Selon le dernier rapport de L’Arcep, les opérateurs Orange, SFR, Bouygues Telecom et Free auraient déjà déployé leurs antennes 5G sur 8 675 sites en métropole, trois mois seulement après la clôture des enchères qui leur ont permis d’obtenir des fréquences 5G. Véritable champion, Free devancerait de loin ses concurrents avec 5 640 sites fraîchement équipés ! Bouygues Telecom en aurait installé 1 500. SFR et Orange indiquent n’en avoir déployé respectivement que 793 et 742.
Bouygues et SFR auraient surtout installé leurs infrastructures à Paris, Marseille, Lyon et Nice, un peu à Bordeaux et Lille. Orange serait à Montpellier, Toulouse, Brest… Mais Free, surtout, affiche une carte avec des antennes qui essaimeraient partout sur le territoire ! Un argument de poids pour inciter les abonnés à acheter un nouveau téléphone 5G.
Sauf que. Comme le dénonce l’UFC-Que Choisir, il ne s’agit majoritairement pas de la 5G que tout le monde attendait. Dans la plupart des cas, les opérateurs ont juste reconfiguré leurs anciennes antennes 4G et 3G par mise à jour logicielle pour qu’elles soient assimilées au réseau 5G. Dans ces conditions, le bénéfice d’une meilleure bande passante est pour l’heure… inexistant. Et pour cause : ces antennes maquillées n’ont absolument rien à voir avec les fréquences achetées aux enchères.
« Il y a généralement une confusion dans le terme d’antenne 5G. Un site mobile que l’on trouve sur un pylône est essentiellement un cabinet avec une série de cartes électroniques connectées via une fibre aux antennes, d’une part, et au reste de l’infrastructure réseau, d’autre part. Dans ce contexte, les équipements électroniques que nous déployons depuis 2015 sur ces pylônes sont compatibles avec les logiciels qui décodent les signaux 5 G. Il suffit d’une simple mise à jour pour que l’antenne prenne en charge le nouveau protocole », explique Viktor Arvidsson, directeur de la stratégie et de l’innovation chez Ericsson.
Viktor ArvidssonDirecteur stratégie et innovation, Ericsson
Et d’expliquer que, pour les opérateurs, l’introduction de la 5G présente plus l’intérêt d’une meilleure efficacité que celui d’un débit plus important. Le protocole permet de réguler la consommation des équipements selon le trafic, il limite les pertes de connexions avec de l’intelligence artificielle qui recalibre les flux à la volée, il apporte des fonctions de maintenance préventive.
« En revanche, cela ne change pas la fréquence de l’antenne. Si vous voulez communiquer dans les nouvelles bandes de fréquences entre 3 400 et 3 800 MHz, vous devez la remplacer », ajoute-t-il. Précisons que depuis que les états européens ont décidé d’écarter Huawei de la 5G, Ericsson et Nokia sont les deux principaux fournisseurs des équipements électroniques au pied des antennes.
Environ 1 200 « vraies » antennes 5G
Résumons. La promesse des opérateurs est d’augmenter les débits mobiles. Pour y parvenir, il leur faut véhiculer les communications sur un spectre de fréquences plus large que celui utilisé pour la 4G. En 4G urbaine, c’est-à-dire avec des fréquences qui vont actuellement de 2 500 à 2 690 MHz, Orange et Free ont chacun deux « porteuses » larges de 20 MHz qui leur permettent de véhiculer en tout environ 100 Mbit/s par antenne, ou un peu moins de 400 Mbit/s si l’installation est récente et comprend quatre éléments d'antenne qui fonctionnent en multiplexage (MIMO4x4 ; il existe aussi un MIMO2x2 qui atteint 200 Mbit/s). SFR et Bouygues ont chacun deux porteuses larges de 15 MHz qui, dans les mêmes conditions, leur permettent d’offrir, au mieux, 75, 150 ou 300 Mbit/s par antenne.
Les chiffres évoqués ici correspondent à la bande passante à partager entre tous les utilisateurs connectés à la même antenne, dans un rayon de 300 à 800 mètres autour de l’installation si elle est en ville (selon la densité des immeubles) et de plus ou moins 8 km si elle est en rase campagne. Si 1 000 utilisateurs communiquent en même temps depuis la même antenne, leur débit descendant individuel est, en moyenne, de 300 kbit/s (un peu moins de 40 Ko/s).
À l’issue d’une mise aux enchères qui s’est déroulée du 29 septembre au 1er octobre 2020, les quatre opérateurs ont obtenu des bandes de fréquences plus larges, dans la fourchette de 3 490 à 3 800 MHz, pour déployer leurs nouvelles offres 5G. Le résultat des enchères a été le suivant :
- pour un investissement de 728 millions d’euros, SFR a obtenu le droit d’utiliser les fréquences comprises entre 3 490 et 3 570 MHz, soit une bande large de 80 MHz, soit un débit théorique de 1,6 Gbit/s en MIMO,
- pour un investissement de 602 M€, Bouygues Telecom a obtenu le droit d’utiliser les fréquences comprises entre 3 570 et 3 640 MHz, soit une bande large de 70 MHz, soit un débit théorique de 1,4 Gbit/s,
- pour un investissement de 854 M€, Free a obtenu le droit d’utiliser les fréquences comprises entre 3 640 et 3 710 MHz, soit une bande également large de 70 MHz avec un débit de 1,4 Gbit/s,
- enfin, pour un investissement de 854 M€, Orange a obtenu le droit d’utiliser les fréquences comprises entre 3 710 et 3 800 MHz, soit une bande large de 90 MHz avec un débit théorique de 1,8 Gbit/s.
Cependant, en l’état actuel des avancées technologiques, ces bandes de fréquences ne sont toujours utilisables que par paquet de 20 MHz, soit un débit maximum de 400 Mbit/s par bande si quatre éléments d'antenne sont déployés en mode MIMO sur une installation. C’est-à-dire qu’outre déployer de nouveaux récepteurs/émetteurs qui fonctionnent aux environs de 3 500 MHz, il faut aussi que les antennes soient trois fois ou quatre fois plus équipées en électronique pour cumuler sur un site toutes les bandes de 20 MHz, ainsi que l'éventuelle dernière bande de 10 MHz, condition sine qua none pour atteindre jusqu’à 1,4, 1,6 ou 1,8 Gbit/s de bande passante totale par installation.
Selon L’Arcep, Orange a pour l’heure installé 579 antennes compatibles 3 500 MHz, Free 322, SFR 152 et Bouygues 145. Soit un total d’un peu moins de 1 200 antennes 5G, c’est-à-dire une quantité plus de sept fois inférieure au chiffre annoncé par les opérateurs. De surcroit, les opérateurs ne précisent jamais si ces installations couvrent déjà l’intégralité du nouveau spectre qui leur est alloué, ou si elles se contentent pour l’heure d’émettre sur une seule bande de 20 MHz, avec la même configuration d'équipements Ericsson/Nokia que précédemment. Dans les endroits où cette seconde option serait retenue, cela signifierait que la nouvelle antenne 5G en 3 500 MHz n’offre pour l'instant aucun bénéfice par rapport à une antenne 4G en 2 600 MHz.
Des débits jusqu’à 18,7 fois inférieurs à ce qui était attendu
Pour comprendre comment l’on passe de moins de 1 200 vraies installations 5G à près de 8 700 déclarées, il faut se pencher sur la manière dont les opérateurs configurent leurs sites. En 4G, pour augmenter encore un peu plus les débits à certains endroits, ils additionnent la bande passante de leur antenne à celle de l’éventuelle antenne 3G qui serait toujours sur place, en mettant à jour son module électronique pour qu'il accepte les protocoles de communication 4G. C’est ainsi que sont nés les concepts de « 4G+ », voire de « 4G++ ».
L’efficacité de ce cumul est limitée : les générations précédentes de téléphonie mobile utilisaient des fréquences plus basses, c’est-à-dire avec des ondes plus longues, donc en quantité moindre par spectre. De plus, il est assez compliqué de déterminer quelles antennes 3G auraient vu leurs installations transformées avec des technologies 4G au point de supporter un dispositif MIMO qui double ou quadruple leurs débits.
Le gain d'ondes 3G est le suivant : de 1 920 à 2 170 MHz, SFR, Bouygues et Orange ont chacun deux bandes de 15 MHz qui leur apportent ensemble un débit supplémentaire de 60 Mbit/s. Orange, SFR et Free ont encore chacun deux bandes de 5 MHz qui rajoutent un petit 20 Mbit/s.
De 1 710 à 1 880 MHz, on trouve un spectre qui a été élargi récemment, en 2016, et sur lequel Orange, SFR et Bouygues ont désormais chacun deux bandes de 20 MHz, soit un ajout de 100 Mbit/s. Free a réussi obtenir les deux dernières bandes de 15 MHz, avec donc 60 Mbit/s de débit. Ces installations étant plus récentes pour Orange, pour SFR et, dans une certaine mesure, pour Free, ces opérateurs sont les plus susceptibles de les avoir déployées avec des dispositifs MIMO2x2 ou MIMO4x4. Certaines d’entre elles offrent donc peut-être 120, 200, 240 ou 400 Mbit/s.
Le fait est que 2 287 de ces vieilles antennes 3G, avec leurs débits qui oscillent entre 60 et 100 Mbit/s, voire grimpent parfois à 400 Mbit/s, ont été reconfigurées durant ces trois derniers mois pour grossir artificiellement le parc des antennes 5G censées atteindre de 1,4 à 1,8 Gbit/s. Bouygues en a activé 1 459, SFR 641 et Orange 187. On notera que, pour Bouygues et SFR, ces chiffres sont supérieurs à leur nombre d’antennes 3,5 GHz déjà installées. Il est donc peu probable qu’elles soient utilisées ensemble.
Et Free ? Peut-être pour gagner la bataille des chiffres, l’opérateur de Xavier Niel a préféré convertir le type d’antennes dont il avait le plus grand stock : les antennes de la 4G rurale, celles qui émettent entre 703 et 788 MHz pour arroser un rayon de 8 km autour d’elles, même au travers des forêts. Free n’a que deux bandes de 10 MHz chacune dans ce spectre, mais toutes ses installations seraient en MIMO2x2, soit un débit de 75 Mbit/s. Cela fait tout de même 5 640 « sites 5G » qui délivrent un débit 18,7 fois inférieur au 1,4 Gbit/s que l’opérateur a payé 854 M€.
Une vraie refonte du réseau mobile est nécessairement longue
Pour autant, les opérateurs auraient-ils pu en si peu de temps déployer plus de véritables antennes 5G, dans les 3 500 MHz ? Mathieu Lagrange, le directeur Réseaux et Sécurité de l’institut de recherche b<>com répond par la négative.
« En fait, il n’y a guère que les contrôleurs Nokia et Ericsson au pied des antennes qui sont faciles à basculer en 5G. Tout le reste est très compliqué. Au niveau de la tête radio analogique, il ne suffit pas de la remplacer par un modèle qui communique sur d’autres fréquences. Il faut aussi compenser la perte de couverture provoquée par le passage à des ondes plus courtes [de 200 à 400 mètres en ville et à peine 1,2 km en rase campagne pour les ondes en 3 500 MHz, N.D.R.] avec du Massive MIMO qui, cette fois, consiste à assembler non plus 4, mais 64 éléments d’antenne. »
Et d’expliquer que le Massive MIMO consiste à focaliser les signaux dans une direction différente sur chaque élément d’antenne, alors que les quatre éléments d’une antenne MIMO classique diffusent ensemble leurs signaux dans toutes les directions à la fois, avec un léger décalage spatial par élément.
« Il y a aussi toute l’infrastructure réseau en aval à changer, pour mieux supporter le mélange des flux bidirectionnels en 5G alors que les flux montants et descendants sont séparés en 4G, chacun sur des bandes de fréquences différentes », dit-il, en supposant que les antennes 5G passeront encore quelques années à communiquer entre elles via des cœurs de réseau conçus pour transporter de la 4G.
L’opportunité d’installer encore une infrastructure 5G totalement différente : les vRAN
Pierre FortierDirecteur associé, Capgemini Invent
Mais il y a pire : les opérateurs ne sont pas forcément certains d’avoir trouvé la bonne technique pour bâtir leur réseau 5G. « Nokia et Ericsson paraissent comme les valeurs sûres des pays occidentaux, pourtant il existe une alternative à leurs équipements RAN (Radio Access Network) : les vRAN. Avec ceux-ci, les opérateurs virtualisent la logique des équipements sur des serveurs classiques, qu’ils installent tout le long de leur réseau en faisant jouer la concurrence », lance Pierre Fortier, directeur associé du cabinet de conseil en transformation Capgemini Invent.
Les vRAN ont permis au Coréen Samsung, qui en développe, de s’imposer subitement dans le monde des équipementiers, en remportant à la barbe de Nokia les appels d’offres des opérateurs américains Verizon et AT&T. C’est également la technologie choisie par Vodafone, en Europe, et Rakuten, au Japon. Ce serait aussi la solution qu’auraient choisie la SNCF et l’armée française pour leurs communications mobiles privées.
Jean-Paul SmetsPDG, Nexedi
« Les vRAN sont une invention française ! Ils ont été mis au point par l’éditeur Amarisoft, dont l’actionnaire principal est Fabrice Bellard, l’un des développeurs de Qemu [le moteur de virtualisation de l’hyperviseur Linux KVM, qui est à la base d’OpenStack, N.D.R.]. Nous pouvons proposer exactement le même équipement que Samsung a vendu à Verizon sur la base de serveurs génériques pour à peine 1 000 € », lance Jean-Paul Smets, le PDG de l’ESN Nexedi qui a récemment décliné son activité au sein d’une filiale, Rapid.Space, dédiée aux infrastructures cloud et 5G.
Et, selon lui, le prix de l’équipement est si bas, qu’il n’est même plus besoin d’installer des antennes complexes en Massive MIMO pour compenser la portée raccourcie des ondes en 3 500 MHz. « Si vous voulez densifier le réseau, il suffit de multiplier les petites antennes en ville. Sur chacune, nous proposons d’installer juste un petit appareil de relais, une RRH (Remote Radio Head) qui module le signal que l’antenne amplifie à la bonne fréquence. Nous relions cet appareil via une fibre de 1 à 100 km à un vRAN, que nous installons dans un local d’où il peut décoder les signaux 4G ou 5G de toutes les antennes d’une région », explique le dirigeant de Rapid.Space, en assurant que ce dispositif vient d’être primé par Deutsche Telekom dans le cadre de son programme d’incubation TEAC.
D’après ses calculs, le vRAN ainsi centralisé pourrait être un serveur AMD en 64 cœurs qui consomme 200W, soit 2 à 3W pour calculer chaque signal radio. « Comparativement, un RAN traditionnel consommera 100 à 400W par antenne », argumente-t-il. Quant aux antennes elles-mêmes, il pourrait s’agir de simples modèles pour réseaux Wifi, qui émettent sur la bande de fréquences libre des 2 400 MHz.
Jean-Paul Smets fait même le pari qu’il peut couvrir ainsi en très haut débit l’intégralité des zones blanches françaises en un an pour seulement 200 millions d’euros. L’État table plutôt sur un investissement public de plusieurs dizaines de milliards d’euros pour permettre aux opérateurs d’y arriver sur des années, si ce n’est sur des décennies.
Il aurait déjà organisé un consortium pour mener le projet. Celui-ci ne regroupe que des acteurs français : Air-Lynx (filiale d’Atos) pour sa technologie de réseau 4G/5G privé, AWS2 (filiale de Serma) pour la fourniture des matériels, l’opérateur alternatif BJT pour commercialiser les abonnements et puis, bien entendu, Amarisoft et Rapid.Space.
Reste que, selon ses dires, Jean-Paul Smets s’est jusque-là heurté au mutisme des opérateurs nationaux, lesquels ne semblent pas juger utile d’emmener Rapid.Space dans leurs projets. Cela ne les empêcherait cependant pas de passer aux vRAN : « Nous voyons quantité de nouveaux acteurs émerger très rapidement sur la partie logicielle des vRAN : les Américains Altiostar, Mavenir, ParallelWireless… », cite Pierre Fortier.
D’une manière ou d’une autre, les opérateurs ont l’obligation d’installer 3 000 sites 5G d’ici à 2022, 8 000 de plus d’ici à 2 024 et 10 500 de plus d’ici à 2025. À partir de 2024, 25 % des antennes devront forcément être déployées dans les territoires à faible densité de population. Cette exigence de l’État est une contrepartie aux prix des enchères qu’il s’était engagé à garder « raisonnables ».